Prendre le temps ?
Qu’est-ce que percevoir le temps ?
Quelques questions sur le temps psychologique
Publié le 15/05/2023 à 21:58 - 13 min - Modifié le 26/05/2023 par Y. E.
Étudié par de nombreuses disciplines, le temps reste pourtant largement insaisissable. Ses différents aspects ont été longuement discutés par les philosophes. Les physiciens cherchent à définir un temps objectif, détaché de toute conscience humaine. Les biologistes se penchent sur les mouvements ultrarapides se produisant dans nos cellules, quand les historiens se penchent sur le temps long. Les psychologues, eux, ont en premier lieu abordé le temps objectif, non pour en saisir la nature, mais pour évaluer notre capacité à le mesurer. Ces études ont mis en évidence la grande variété de nos manières de percevoir le temps. Loin de se fondre dans le modèle physique du temps linéaire et constant, le temps perçu peut en fait être élastique, variant en fonction de nos émotions, de nos états d’âme et de notre attention. Enfin, ils ont cherché, sans y parvenir de manière certaine encore, à identifier les mécanismes en jeu dans notre perception du passage du temps.
Un temps multiple
Notre aptitude à percevoir le temps recouvre en fait plusieurs fonctions différentes, mettant en jeu des mécanismes tout aussi différents. On ne se penchera pas ici sur notre appropriation du temps d’un point de vue émotionnel, ou nos postures face au futur ou au passé (appelées perspective temporelle), pour se limiter à notre capacité à évaluer les durées. De nombreuses études ont tenté de mettre en évidence les mécanismes impliqués dans cette capacité et nos performances en la matière. Sylvie Droit-Volet, professeur de psychologie à l’université Clermont-Auvergne, est spécialisée dans l’étude des mécanismes temporels. Elle a écrits plusieurs articles dressant un panorama historique des recherches sur le temps (article accessible dans les bibliothèques de Lyon) et présentant les résultats de travaux récents (article en libre accès).
Sans rentrer autant dans le détail, nous verrons d’abord que ce qui nous semble si naturel soulève en fait de nombreuses questions lorsque l’on cherche à en cerner précisément les contours. Ensuite, nous envisagerons enfin les résultats de quelques études qui ont cherché à mesurer la précision de nos estimations temporelles, et les conditions pouvant faire varier celle-ci. Enfin, nous nous pencherons sur une particularité de cette aptitude qui, à la différence de nos autres sens, ne repose pas sur des récepteurs, puisqu’elle capte un « objet » purement immatériel, sur quelques modèles se proposant d’en expliquer le fonctionnement et sur l’articulation entre temps linéaire et cyclique.
Quelques repères sur la mesure du temps :
D’abord, on inclue généralement dans le domaine de la perception du temps trois phénomènes distincts: la perception des durées, des rythmes (et leur production), et de l’ordre temporel (simultanéité ou succession dans le temps). Ensuite, Pour comprendre les études sur la perception du temps, il convient de dresser une typologie des mécanismes étudiés et des variables prises en compte.
Pour les durées par exemple, en fonction des protocoles utilisés et des critères retenus, les résultats nous renseigneront sur différentes dimensions de notre capacité de mesure du temps. Simon Grondin, Professeur de psychologie à l’université de Laval, détaille ce point en introduction de son ouvrage Le temps psychologique en questions.
Perception rétrospective ou prospective
Ainsi, deux méthodes coexistent pour étudier la perception du temps. On peut par exemple charger les participants de réaliser une tâche, puis leur demander, une fois celle-ci réalisée, d’évaluer sa durée. Dans ce cas, ils n’étaient pas informés au préalable que le sujet de l’étude était la perception du temps. Par conséquent, ils vont produire une estimation du temps a posteriori, qu’ils vont en quelque sorte reconstruire d’après leurs souvenirs. Dans ce cas, on parle d’estimation rétrospective du temps. Cette méthode est en général utilisée pour des durées relativement longues. À l’inverse, on peut informer les participants en amont de l’expérience que celle-ci consiste à évaluer des durées. On peut ainsi leur demander d’estimer un intervalle de temps, de reproduire une durée de référence, ou de comparer la durée de plusieurs stimuli. Dans ce cas, l’estimation de la durée se fait en temps réel. On parle alors d’estimation prospective. Cette méthode est plutôt utilisée pour des durées courtes ou très courtes (de quelques millisecondes à quelques secondes).
Moyenne et variabilité
D’autre part, on peut faire porter l’évaluation de la performance sur l’évaluation moyenne, ou sur la variabilité des réponses, ce qui aura un impact sur les informations que l’on pourra tirer des résultats de l’expérience. Ainsi, par exemple, on demande à deux participants d’estimer deux fois de suite une durée d’une minute. Le premier rend des estimations d’une durée réelle de 59 et 62 secondes, quand le second rend des estimations de 55 et 65 secondes. En moyenne, les résultats du second participant sont plus précis (60 secondes, contre 60,5 secondes pour le premier). Toutefois, sa variabilité est supérieure (10 secondes, contre 3 pour le premier).
Nous allons maintenant nous pencher sur les résultats des expériences, et ce qu’ils peuvent nous apprendre des mécanismes impliqués dans notre estimation du temps qui passe.
Une précision variable
Un élément illustrant la précision de notre capacité temporelle est à chercher dans notre audition. En effet, notre capacité de localisation d’une source sonore repose entre autres sur notre capacité à déterminer si celui-ci est parvenu d’abord à notre oreille droite ou à notre oreille gauche. Or, le décalage entre ces deux évènements est généralement inférieur à la milliseconde. C’est dire la précision du système de mesure temporelle impliqué dans cette capacité.
Cette capacité à estimer précisément des durées courtes, comprises entre quelques millisecondes et plusieurs secondes, est essentielle à notre vie quotidienne. Qu’il s’agisse de traverser une route alors qu’une voiture arrive, de rattraper une balle lancée par un partenaire de jeu, ou de serrer la main d’un ami, nous utilisons au quotidien notre habileté temporelle pour nous synchroniser à notre environnement.
Ainsi, deux propriétés fondamentales ont été mises en évidences par les chercheurs dans notre capacité de jugement prospectif du temps.
D’une part, nos estimations des durées sont en moyenne précises. Sur plusieurs essais, nos estimations tendront à s’approcher de la durée effective. Toutefois, notre capacité à mesurer et à discriminer des périodes temporelles n’est pas uniforme. En effet, la précision de nos estimations des durées diminue lorsque celles-ci augmentent, et leur variabilité augmente.
Un sens inné du temps ?
Plusieurs indices semblent montrer que notre sens du temps serait inné, et partagé avec d’autres espèces. Des expériences ont en effet montré une capacité proche chez les animaux, par exemple dans des expériences dites situation de conditionnement à intervalle fixe. Le principe est le suivant : on distribue de la nourriture à un rat lorsqu’il actionne un levier, mais seulement si l’intervalle entre deux actions respecte une durée minimale, par exemple 30 secondes. Après quelques essais, le rat n’active plus le levier que vers la fin de cet intervalle, lorsqu’il a de fortes probabilités de recevoir effectivement de la nourriture. Durant l’attente, certains animaux s’engagent dans des conduites d’attente : ils se lèchent, feignent de s’endormir, bref, ils patientent. Ces conduites semblent bien montrer une conscience du passage du temps, et une forme de mesure de celui-ci.
Des expériences menées sur des nourrissons (bien entendu avec des protocoles différents), montrent des résultats similaires, les bébés réagissant à la variation de l’intervalle dans une séquence de sons auparavant régulière. Sylvie Droit-Volet résume l’aspect développemental de la perception du temps dans un article de l’Encyclopaedia Universalis (accessible à la bibliothèque municipale de Lyon)
Jugement implicite et explicite
Toutefois, on retrouve là aussi une certaine dualité. En effet, dans le cas de reproduction de durées de manière implicite (sans référence au temps dans la consigne), les performances sont identiques entre des enfants d’âge différents et des adultes, donc indépendantes du niveau de développement cognitif.
Toutefois, si l’on introduit explicitement la notion de temps dans la présentation des expériences, et que l’attention des participants est donc consciemment orientée vers le temps, des différences apparaissent selon l’âge des sujets et leurs capacités cognitives. Plus l’enfant grandit et ses capacités cognitives augmentent, plus la variabilité des réponses diminue. De la même manières, les performances à ce type d’épreuves diminue chez les personnes âgées présentant des déficits sur le plan de l’attention et de la mémoire de travail..
Il semblerait donc qu’il existe plusieurs mécanismes différents dans notre mesure du temps. D’une part, une mesure « automatique », innée ou qui apparaît de manière très précoce, et un jugement plus conscient, directement relié à nos capacités cognitives et qui évolue au gré de notre développement.
Des études en imageries à résonance magnétique fonctionnelles semblent corroborer cette idée, montrant une activation de zones du cerveau différentes en fonction du caractère implicite ou explicite de la mesure du temps.
Temps subjectif et distorsions temporelles.
Si notre capacité de mesure implicite du temps est précise et stable tout au long de notre vie, des distorsions peuvent apparaître. Notre état émotionnel et notre niveau d’activité influent ainsi directement sur notre perception du temps. Plus nous sommes actifs, physiquement ou émotionnellement, plus notre mécanisme de mesure “accélère” également par rapport au temps objectif.
Dans des situations d’excitation, qu’elle soit physique (prise de stimulant) ou émotionnelle (confrontation à des situations émotionnellement chargées), le temps semble s’allonger. Et si nous restons capables de juger si une durée est plus courte ou plus longue qu’une durée de référence, nos estimations sont systématiquement allongées par rapport au temps objectif. Des effets similaires ont également été mis en évidence lorsque nous observons des personnes soumises à des activités plus ou moins intenses. Notre sens du temps semble ainsi s’adapter aux nécessités de notre environnement naturel ou social, que ce soit pour nous permettre de réagir plus vite à un danger ou pour nous adapter au niveau d’activité de notre entourage. Ces modifications semblent constantes tout au long de notre vie, indépendantes de nos capacités cognitives, et largement inconscientes. En effet, lorsque de telles expériences sont menées sur des sujets adultes, ceux-ci n’évoquent jamais les effets des émotions sur leur jugement du temps.
Percevoir le temps sans organe ?
Si le temps occupe une place à part dans notre univers sensoriel, son étude a d’emblée représenté un défi pour les psychologues. En effet, le temps se distingue des autres perceptions par son absence de matérialité. En conséquence, alors que nos sens sont liés à la présence d’organes dédiés (les yeux pour voir, le nez pour sentir, la peau pour toucher…), nous ne sommes apparemment pas dotés d’un organe spécifique pour percevoir le temps. Pourtant, cela ne nous empêche aucunement de mesurer précisément la durée d’un évènement, ou l’intervalle séparant deux évènements, avec une précision parfois déroutante.
Possède-t-on un « sens du temps » ?
Toutefois, il semble erroné de décrire la perception temporelle comme un « sixième sens », indépendant de nos autres modalités perceptives. En effet, on pourrait difficilement indiquer spécifiquement la nature d’un stimulus temporel, comme on pourrait le faire pour nos autres sens. Notre aptitude temporelle semble bien émerger des informations transmises par nos autres sens. Les modalités les plus utilisées pour mesurer notre capacité de discrimination temporelle sont ainsi des stimuli auditifs ou visuels. Des chercheurs ont tenté de comprendre en quoi la nature des stimuli modifiait nos performances, et de mettre en évidence des différences d’efficacité entre différents types de stimuli.
Sur des durées courtes, (entre 0,1 et 1,2 secondes), le canal auditif semble plus performant, avec un décalage vers un allongement du sentiment de durée. Pour la discrimination d’intervalles, là encore, l’audition semble plus performante que la vue. Toutefois, si l’on mélange les signaux, en proposant un signal auditif en début et un signal visuel en fin d’intervalle par exemple, les performances s’effondrent. Ces résultats amènent à penser que chacun de nos sens serait doté de son propre mécanisme d’estimation temporelle, et qu’il serait donc plus difficile d’estimer des durées impliquant plusieurs d’entre eux, en particulier sur de courts intervalles.
Une horloge interne ?
Une question reste sans réponse indiscutable jusqu’à présent, qui est de savoir quels indices nous permettent d’estimer le temps qui passe.
Des indices externes
Selon les premiers modèles proposés, l’humain se baserait sur des indices externes. Ainsi, le temps serait mesuré soit en comptant des évènements extérieurs, soit en traitant des données non temporelles issues de l’environnement ou de l’analyse de sa propre activité. Ces données seraient liées par exemple à l’observation de mouvements dans son environnement, ou à l’estimation de l’effort fourni pour réaliser une tâche donnée.
Des indices internes
Un autre modèle, ultérieur, envisage l’utilisation d’indices internes, spécifiquement produits par le cerveau. Celui-ci serait équipé d’un ou plusieurs émetteurs d’impulsions, que l’on peut comparer à une horloge interne. Celle-ci serait consultée de manière consciente ou inconsciente selon que l’on se situe dans le cas d’un jugement explicite ou implicite du temps.
Un modèle hybride
Aujourd’hui, le modèle dominant intègre plusieurs mécanismes. Selon les situations et des durées à évaluer, nous aurions recours au traitement d’indices internes (basés sur la périodicité de notre activité neuronale ou cellulaire) et externes (tirés de notre environnement, de notre activité ou de celle d’autrui). Ainsi, les mécanismes seraient différents selon que l’on est dans un jugement prospectif ou rétrospectif de la durée. Dans le premier cas, sachant qu’il aura à évaluer une durée, le sujet privilégierait un système de mesure du temps interne. Dans le second cas, rétrospectif, il s’agirait moins de mesurer le temps à proprement parler que de le reconstruire à l’aide des traces mnésiques laissées par des éléments extérieurs. De la même manière, alors que le système interne serait dominant dans l’estimation des durées courtes, les durées longues impliqueraient un travail de reconstruction cognitive impliquant d’autres types d’indices.
Temps linéaire et temps circulaire
Paradoxalement, il semble que notre conception linéaire du temps soit en fait basée sur les interactions entre des temps cycliques. En effet, en tant qu’être vivant, nous sommes tout entier pris dans des rythmes, imbriqués les uns dans les autres. Depuis l’activité oscillatoire ultrarapide de nos neurones jusqu’au cycle ovarien de 28 jours, en passant évidemment par nos rythmes cardiaques, respiratoires ou circadiens, notre organisme et notre environnement en regorgent.
Nous aurions la capacité de mobiliser le rythme le plus adapté, en termes d’ordre de grandeur, à la durée que nous souhaitons évaluer, et cela sans avoir besoin de le faire de manière explicite. Ainsi, alors que les jeunes enfants ne maîtrisent pas encore le langage, et confondent encore les relations de durée, de distance et de vitesse, ils sont déjà en capacité d’ajuster leur comportement à la structure temporelle de leur environnement. Ces différents rythmes, en fonction de leur période, seraient ainsi appréhendés plus ou moins consciemment, mais ils modèleraient tous à leur manière nos manières de percevoir le temps et notre évolution sur la flèche du temps linéaire. Certains thérapeutes, à l’instar de Michel Delage mettent ainsi en avant le rôle du brouillage des repères temporels dans l’apparition de certains désordres psychiques. Et certaines collectivités, telles la métropole de Lyon, intègrent l’articulation des différentes dimensions du temps à leur action politique.
Percevoir le temps, c’est articuler ses dimensions
Nous sommes donc tous dotés d’un extraordinaire sens du temps, nous permettant à la fois de mesurer avec précision des durées très courtes, de passer d’une échelle temporelle à une autre avec agilité, et de nous synchroniser avec notre environnement physique et social. Le temps psychologique est donc relié au temps physique, mais nous le construisons également en grande partie. Cette flexibilité du temps est encore plus évidente lorsque l’on se penche sur notre manière de nous l’approprier, et dont nous pouvons nous projeter dans le passé ou le futur, mais c’est une autre histoire…
Pour aller plus loin:
Perception et représentation du temps : perspective historique, Sylvie Droit-Volet, «Revue de neuropsychologie, 2022/4.
Le temps d’exister. Pour soi, en famille, dans la société, Michel Delage, Odile Jacob, 2020
L’ère des temps psychologiques, Sylvie Droit-Volet, Journal of Interdisciplinary Methodologies and
Issues in Science, 2019
Le temps psychologique en questions, Simon Grondin, Hermann, 2018
Le temps, instant et durée. De la philosophie aux neurosciences, Pierre Buser, Claude Debru, Odile Jacob, 2011
Anticipation psychologique et représentations de l’avenir. Enjeux théoriques, méthodologiques et pratiques, Christophe Demarque et Laurent Auzoult, 2022
La pensée et le mouvant, Henri Bergson, 2014
Psychologie du temps, Paul Fraisse, 1967
La dialectique de la durée, Gaston Bachelard, 2013
L’intuition de l’instant, Gaston Bachelard , (1932)
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