Le boom des retraductions

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - par Benoît S.

Quelle ne fut pas la stupéfaction de Milan Kundera lorsqu’il découvrit la première traduction française de son roman La plaisanterie !  Le traducteur avait tout bonnement réécrit son roman. Les mots de l’auteur franco-tchèque s’étaient alors vus affublés d’un style lyrique et grandiloquent. Ainsi, quand pour Kundera, "le ciel était bleu", son traducteur lui avait préféré : "sous un ciel de pervenche, octobre hissait son pavois fastueux". 

Une traduction parfaite cela n’existe pas

Cette mésaventure vient nous rappeler que toute traduction porte toujours en elle son propre échec. Car, comme le reconnaît Claro, la “voix” en français de Thomas Pynchon ou William T. Volmann, il subsiste toujours une faille infranchissable entre les langues contre laquelle nul ne peut rien, même la.le meilleur.e traducteur.rice [L’échec : comment échouer mieux de Claro].

Autre traductrice “star”, Josée Kamoun confirme ce sentiment de frustration lorsqu’elle reconnaît son impuissance à rendre l’effet sulfureux imaginé par Philip Roth pour le titre de son roman :  I Married a Communist.

“Cette phrase minimale est énoncée en pleine période du maccarthysme, et c’est une déclaration “à sensation”. Il n’y a jamais eu de chasse aux sorcières communistes en France et on a lieu de supposer que le même énoncé dans la conversation pendant les années 1950 se serait attiré une question polie, ou un simple haussement de sourcils (et alors ?). Pour avoir un impact comparable, il faudrait presque écrire “J’ai épousé un pédophile …
Dictionnaire amoureux de la traduction de Josée Kamoun

Bref, traduire, reviendrait, toujours selon Claro, à écrire par défaut. Est-ce en raison de cette perfectibilité que le secteur de l’édition semble pris depuis plusieurs mois d’une fièvre de retraduction aigüe des classiques ?  Les mentions “nouvelle traduction” essaiment sur les couvertures comme autant de promesses renouvelées de communion avec le texte originel.

Il faudrait retraduire une œuvre tous les cinquante ans

Pionnière en la matière, Tristram, la maison d’édition basée à Auch, a incontestablement ouvert la voie. Faire redécouvrir, grâce de nouvelles traductions, des œuvres endormies du patrimoine littéraire comme Tristram Shandy de Laurence Sterne ou encore Les Aventures de Tom Sawyer et d’Huckleberry Finn a marqué les esprits.

Depuis, le casting est impressionnant. Scott Fitzgerald, Virginia Woolf, Arthur Koestler, John Dos Passos, Jack Kerouac, Emily Brontë, Robert L. Stevenson, Charles Dickens, Thomas Mann, Alfred Doblin, Boris Pasternak, Franz Kafka, Henry James, DH Lawrence, Bernard Malamud, Jane Austen, Toni Morrison, Homère pour ne citer qu’eux, viennent ainsi de faire l’objet d’un dépoussiérage en règle.

Car, une traduction, ça vieillit. La langue évolue. Les mots changent de sens. Cette obsolescence programmée se constate particulièrement quand le texte contient de l’argot. Ne sommes-nous pas nombreux.ses à avoir été déçu.es, un jour, à la lecture de la prose surannée de romans pourtant aussi cultes que L’Attrape-Cœurs ou Sur la route (avant que Josée Kamoun ne revitalise justement la langue de Kerouac) ?

On estime qu’il faudrait retraduire une œuvre tous les cinquante ans. [Lire l’article du Monde “Retraduire les œuvres littéraires classiques, un jeu merveilleux pour l’intelligence” ]

Le risque de trop vouloir coller à son époque

Mais à trop vouloir coller à son époque, ne risque-t-on pas de trahir les œuvres ? On peut, par exemple, se demander si l’éditeur américain NewSouth a été bien inspiré d’expurger de sa version des Aventures d’Huckleberry Finn le mot “Nigger” (“Nègre”), qui apparaissait 219 fois dans le livre, et de le remplacer par le mot “Slave” (“esclave”) ? N’aurait-il pas mieux valu contextualiser une œuvre écrite au milieu du 19ème siècle ?

Quant à accuser Twain de racisme, ce serait faire peu de cas des positions très progressistes de celui-ci en la matière, comme le révélait ainsi le regretté Bernard Hœpffner, à qui l’on doit la redécouverte par un public adulte des aventures de Tom Sawyer et d’Huckleberry Finn. Le roman raconte justement l’émancipation d’un esclave noir.

De la même manière, nous assistons à  l’évolution du personnage principal, qui s’il n’est pas exempt de préjugés racistes (alors monnaie courante dans une Amérique qui sort tout juste de la Guerre de Sécession) va progressivement prendre conscience que Jim, l’ancien esclave, est son égal. [Lire l’entretien de Bernard Hœpffner dans la revue Traduire]

Les sensitivity readers

Cependant, loin d’être isolée, cette pratique semble faire école dans le monde de l’édition, en particulier anglo-saxon. Un mot revient sur toutes les bouches : les sensitivity readers. Ces lecteurs chargés de repérer les contenus pouvant offenser certains publics.

Faut-il, par exemple, réécrire des passages entiers de Crime et châtiment ou des Frères Karamazov au prétexte qu’ils trahissent l’idéologie nauséabonde de Dostoïevski, antisémite notoire ?

L’affaire Markowicz

Ce même Dosto s’est retrouvé, bien malgré lui, au centre d’une querelle entre deux écoles de traduction quand le compulsif André Markowicz s’est lancé dans l’entreprise prométhéenne de retraduire toute son œuvre. L’affaire Markowicz comme on l’appelle désormais débute lorsque ce dernier ne reconnaît pas “l’oralité furieuse” de Dostoïevski dans les différentes traductions de L’idiot.

Les traducteur.rices précédent.es s’étaient, en effet, échiné.es à en policer le style avec élégance jusqu’à en faire un … roman français ! Un comble pour l’auteur russe qui considérait avant tout “le roman français comme une littérature de marquis !” Car, comme le souligne Markowicz, la langue en fusion, chaotique, à l’émotion typiquement russe de Dostoïevski, fait fi de toutes règles et en cela, elle marque un acte de révolte contre la littérature occidentale. [Écouter l’entretien d’André Markowicz dans le podcast Bookmakers sur Arte Radio]

Le traducteur explique sa profession de foi dans la préface des Démons :

“Je me suis fixé un impératif : qu’on sente à chaque phrase la parole vivante, presque toujours familière, parfois vulgaire, mais dans l’analyse des sentiments. Cela signifiait accepter des phrases inachevées, incohérentes, sachant que, là encore, l’idée est de Dostoïevski (…) et qu’elle est capitale car ces cassures, ces sauts logiques définissent la structure même du livre”.

Au risque de désarçonner parfois certain.es lecteur.rices ? Les adversaires de Markowicz mettent en question sa légitimité (il n’est pas universitaire) et critiquent ce choix d’une trop grande littéralité par rapport au texte source. Restituer les répétitions ou autres maladresses de syntaxe voulues par l’auteur des Carnets du sous-sol ne ferait que générer un texte haché voire quelque peu confus.  

Revenir à la langue d’origine

C’est un peu le même traitement de choc que Bernard Hœpffner a fait subir à la traduction des Aventures de Tom Sawyer et d’Huckleberry Finn.

“J’ai remis le nez dans [les précédentes traductions de] Tom Sawyer : j’ai eu l’impression de lire la comtesse de Ségur. Il y avait des gamins de douze ans qui utilisaient le passé simple et l’imparfait du subjonctif, ou pratiquaient scrupuleusement l’inversion du sujet et du verbe dans les formules interrogatives… C’est tout juste s’ils ne se vouvoyaient pas !” [Lire l’entretien de Bernard Hœpffner dans le Nouvel Obs]

Le malentendu était trop énorme, à la limite du contre-sens. Car, Mark Twain reste le premier grand auteur de la jeune nation américaine à avoir pris ses distances avec la culture européenne et à avoir introduit un langage parlé en littérature.

Pendant longtemps, il a été de bon ton de traduire en bon français et de gommer les aspérités pour permettre une meilleure identification du lecteur. Désormais, on recherche davantage à rendre l’altérité d’un texte.

Faut-il se ressembler pour traduire ?

La traduction est justement sommée actuellement de répondre à une question quasi existentielle. Faut-il se ressembler pour traduire ? Pour le dire autrement, la traduction de voix issues des minorités – principalement ethniques ou de genre – nécessite-t-elle des compétences spécifiques ?

C’est en tout cas ce qui a conduit l’auteur afro-américain, Ta-Nehisi Coates, insatisfait de la première traduction française de son texte, Between the world and me, à demander une retraduction, moins de dix ans après, fait rarissime, de ce même texte [Lire l’article du Monde]. Cette pratique peut-elle être appelée à se développer ?

La question est bien évidemment complexe et l’on se gardera de trancher entre, d’un côté, les tenant.es d’un universalisme, pour qui la littérature se définit avant tout par une rencontre avec l’altérité (et donc à fortiori entre l’auteur.rice et son traducteur.rice) et, d’un autre côté, celleux estimant que la personne qui s’attelle à la traduction ne peut pas être étrangère à l’identité de l’auteur.rice ?

Demain, un monde sans traducteurs ?

Impossible, enfin, de clore, cet article sans évoquer LE défi qui attend la traduction (et accessoirement notre civilisation) : l’intelligence artificielle.

L’IA a déjà profondément modifié le paysage éditorial. Nombreux sont les éditeurs, de livres pratiques bien sûr mais aussi de BD, qui ont déjà recours à ses services et sans en faire mention.

Avec pour conséquence immédiate une fragilisation de l’écosystème des traducteur.rices. Ces dernie.res sont ainsi de plus en plus sollicité.es, en bout de chaîne, pour des contrats de post-édition. C’est à dire une simple révision d’un texte déjà traduit par l’IA.

La traduction littéraire, quant à elle, résiste, car l’IA produit (pour l’instant ?) une traduction, froide, standardisée. qui sied mal à la subjectivité d’une traduction. N’en déplut à Milan Kundera.



Partager cet article