FUTURS OBSCURS
Romain Lucazeau : Wonder Man
Les Mycéliades
Publié le 05/02/2025 à 08:00
- 8 min -
par
AudreyB
Dans le cadre de la troisième édition du festival, la bibliothèque de la Part-Dieu proposera le 13 février une soirée avec l'écrivain Romain Lucazeau. Tentons en amont de décrypter un peu le phénomène, propulsé sur le devant de la scène imaginaire française en 2016, avec son flamboyant diptyque futuriste aux accents antiques, "Latium". En effet, peu d’écrivains de sa génération exploitent autant le potentiel métaphysique de la science-fiction, plongeant dans les mystères de l’être confronté aussi bien à la mort qu’à l’immensité du cosmos.
La science-fiction dispose de toute une panoplie propre à émerveiller enfants et adolescents. Robots, extraterrestres étranges et autres vaisseaux spatiaux inondent les couvertures de livres et les films d’aventure. Une bonne partie des réticences et préjugés à l’égard de la science-fiction vient d’ailleurs sans doute de tout ce folklore. Mais derrière se cache un moteur essentiel du genre, déjà au cœur des œuvres de Jules Verne ou J.-H. Rosny aîné. Ce moteur, Romain Lucazeau le met brillamment en scène dans ses romans, depuis Latium jusqu’à Vallée du Carnage en passant par La Nuit du faune : c’est le sense of wonder ou la sensibilité à l’émerveillement, pour en donner une traduction française imparfaite. Aborder son œuvre, c’est donc remonter à une des sources de la science-fiction, ce qui en fait l’attrait pour le lecteur et lui donne cette sensation de vertige qui passionne les amateurs.
Des contes au merveilleux scientifique
Avant que le terme de « science-fiction » n’apparaisse en 1929, on désignait la littérature de Verne, Wells et consorts sous le terme de « merveilleux scientifique ». L’émerveillement est bien le premier ingrédient, mais il est indissociable d’une composante rationnelle. L’esthétique doit rencontrer la connaissance dans un double mouvement et le jeu avec le lecteur repose sur cette tension. Il y a du merveilleux dans les mythes et les contes, dans la Bête de Madame de Beaumont ou dans le Golem, mais la science n’y a pas sa place et n’est pas exigée pour que le texte soit apprécié.
Dans le merveilleux scientifique, les deux éléments sont indispensables pour que le plaisir de lecture soit complet. Mieux encore, l’élément de merveilleux ajouté à la connaissance offre une sensation de vertige face au grandiose. Il ne s’agit pas de montrer le merveilleux de la science qui existe, mais produire de l’inattendu, du difficilement concevable à la limite de la compréhension humaine à partir d’une spéculation.
Et la science-fiction fut
Si la science-fiction n’avait qu’une vocation didactique, une mise en scène de la science pour éduquer la jeunesse, les romans de Jules Verne n’auraient pas eu un tel impact. Quand Lindenbrock dit à son neveu dans Voyage au centre de la Terre « Il faut prendre des leçons d’abîme », c’est bien l’abîme qui est important, davantage que la leçon. Lorsque le terme de science-fiction apparaît dans les magazines bon marché, Amazing Stories, Wonder Stories, l’étonnement du lecteur est associé à une promesse de progrès bénéfique dans une surenchère un peu naïve. C’est à ce moment que le concept de sense of wonder apparaît, tel que défini par l’écrivain Damon Knight : « un élargissement indéfini des horizons intellectuels, dans quelque direction que ce soit ». Le choc doit être esthétique et rationnel pour le lecteur, afin d’apercevoir par lui-même un état du monde sous une nouvelle perspective.
Latium, le péplum galactique
C’est ce choc esthétique et rationnel que Romain Lucazeau veut produire chez ses lecteurs. Lorsqu’il publie Latium (qui obtiendra le Grand Prix de l’Imaginaire du roman francophone en 2017), il met en scène un space opera vertigineux faisant d’Intelligences Artificielles les protagonistes d’un univers où l’humanité a disparu. Même la couverture du diptyque, avec son gigantesque vaisseau spatial, donne des indices sur la démesure du récit qui mêle technologie et réflexions métaphysiques et convoque Corneille et Leibniz dans le texte.



La Nuit du faune, entre conte philosophique et voyage initiatique
Pour mieux comprendre la dimension particulière de Romain Lucazeau, arrêtons-nous sur son deuxième roman, La Nuit du faune. Il permet de façon saisissante de comprendre ce que la science-fiction apporte d’essentiel pour appréhender l’étrangeté de l’univers. Le faune Polémas, membre d’une espèce primitive sur Terre, vient déranger dans sa retraite Astrée, dernière représentante de son espèce. Pour se désennuyer, la fillette emmène avec elle cet intrus pour découvrir l’immensité de l’univers, bien au-delà du système solaire. L’enjeu est bien l’émerveillement, comme le dit Astrée au faune : « Je veux vous l’offrir, cet émerveillement, comme un détour sur notre route, comme une floraison inattendue au milieu de l’hiver, un fabuleux bouquet niché entre les tombes ».
Le pas de côté
Cette phrase met en évidence plusieurs éléments typiques de l’attrait des récits de science-fiction chez l’amateur. Tout d’abord l’idée de détour, de rupture avec le quotidien (et même avec la mort). On regarde autrement le monde, on se décale pour s’enrichir grâce à ce pas de côté. Il y a d’autres manières d’avancer sur cette route, dans notre monde commun, et ces récits permettent de les explorer. Non pour s’évader, pour s’échapper, mais pour mieux l’observer et ne pas rester prisonnier du poids des habitudes. Le deuxième terme qui va avec cette notion d’émerveillement, c’est l’inattendu, la surprise. Si le lecteur s’attend à quelque chose, c’est bien à ce qu’on étende l’univers du possible, qu’on le démultiplie. C’est ce qui se passe dans la Nuit du faune, au fur et à mesure des étapes du voyage.
Le saut vers l’inconnu
Bien sûr, l’immensité de l’espace est un inconnu. Romain Lucazeau ne se prive pas de décrire les étoiles et de rendre compte de la richesse de l’univers astronomique. C’est ce qu’on attend dans un voyage spatial, ce qui participe à la sensation de toucher une réalité éloignée. Il faut donner un semblant de réel pour propulser le lecteur ailleurs. Sinon, les rencontres de civilisations extra-terrestres appartiendraient à un monde trop imaginaire pour nous surprendre. Le jeu se situe sur cette limite difficile à définir entre les contraintes de la connaissance scientifique et l’imagination spéculative. Ce frisson entre notre monde rationnel et du possible inatteignable.
Le sense of wonder
Il y a bien un arbitraire imaginaire dans un récit de science-fiction. Mais il doit établir un lien, même ténu, avec nos connaissances du réel, aussi large que soit cette notion. Si l’on rencontre un dieu, dans la Nuit du faune, c’est un dieu robotique, un ordinateur, mais de taille stellaire. Comme l’explique l’un des personnages : « Je ne m’affranchis d’aucune contrainte du monde physique, même si l’ampleur de mon existence et ma capacité d’action dépasse de plusieurs magnitudes les vôtres ». L’émerveillement est d’autant plus puissant que cette contrainte physique continue de s’exercer, et c’est ce vertige que cherche le lecteur.
Le fond et la forme
Enfin, pour que l’expérience soit complète, il faut chez Romain Lucazeau une composante esthétique, un leitmotiv dans son œuvre. Astrée se décide à écouter le faune parce qu’elle est « fascinée du plaisir enfantin que procure une belle histoire. Sans qu’elle s’en doute, un monde s’était formé, au-dehors, avec ses dangers et ses merveilles, qui déjà permettait l’exotisme et la poésie, l’aventure et l’exploit ».
Ce qui permet le voyage, c’est la beauté du récit et l’un ne va pas sans l’autre. L’ingénieur doit s’allier au poète pour accomplir le détour et envisager l’inconnu. La forme, chez Romain Lucazeau, participe de cet émerveillement. L’écriture accompagne la découverte et permet la surprise. Ses romans comportent une dimension intellectuelle et philosophique indéniable. Mais cette dimension n’a de sens que si elle est ancrée dans un projet esthétique.


2024 : Vallée du carnage et Langage/machine
Un roman de science-fiction n’est pas seulement de la fiction mise en scène. C’est d’abord de la littérature. Ainsi le recueil de poésie Langage/machine est au cœur de la science-fiction de Romain Lucazeau. C’est une autre modalité d’émerveillement mais qui ne peut pas être séparée de son travail en prose. Même lorsqu’il décrit son univers de violences et de massacres dans Vallée du carnage, la dimension esthétique est là.
Dans un passage de La Nuit du faune, presque annonciateur de ce dernier roman, Romain Lucazeau fait le lien. Le faune commence à comprendre Astrée quand il s’aperçoit que cet être, dernier représentant de son espèce, peut « prendre deux formes, en réalité similaires : l’exploit du guerrier, ou l’œuvre de l’artiste ». La mise en scène de la guerre est une autre modalité de l’émerveillement propre à la SF, un autre type d’esthétique et de vertige et Romain Lucazeau y excelle dans les deux.
« La mort n’est peut-être qu’un changement de place » disait Marc-Aurèle. Dans ce « peut-être » se niche sans doute tout l’art littéraire de Romain Lucazeau. Venez le rencontrer le 13 février à 18h30 pour une expérience vers l’infini et au-delà !
Le festival des Mycéliades :
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