SECOND SOUFFLE
La cornemuse contemporaine
1. La cornemuse
Publié le 02/09/2022 à 00:32 - 6 min - Modifié le 26/04/2023 par GLITCH
"Un gentleman sait jouer de la cornemuse (et s'en abstient)." Cette petite vacherie, pastichée d’une citation aux origines troubles s'applique aussi bien à l'accordéon qu'à la cornemuse. Deux instruments populaires à fort tempérament, au timbre, disons… clivant ! Flonflons populaciers et guinches d’ancêtres pour le piano à bretelles, sirène nasillarde et bourdon sciant pour l’outre diabolique.. On est pas loin de l’attentat auriculaire…
… et des clichés musicologiques !
Car quelques défricheurs se sont emparés de ces objets pour en revisiter la soufflerie et le répertoire. Pas question dans ce qui suit de détailler l’emploi de ces instruments dans le jazz, la pop… ou l’électro (si, ça existe, mais on a dit pas question).
Jetons plutôt une oreille sur d’autres façons de les travailler, qui exploitent leur timbre particulier et renouvellent leur palette sonore..
Et pour l’heure, la cornemuse.
Game of drone
La cornemuse écossaise permet de produire des sons complexes et continus. Elle possède en effet 3 bourdons (1 basse, 2 ténors), et un chalumeau sur lequel joue le sonneur. Potentiellement donc, 4 sources sonores simultanées, qui peuvent être tenues indéfiniment..
L’instrument est donc naturellement une drone machine, et c’est souvent ainsi que la musique contemporaine ou les répertoires expérimentaux l’utilisent.
L’audition de musique drone est une expérience paradoxale, étrange. Un truc à rendre extatique, ou cinglé. C’est comme un monochrome sonore, où l’oreille finit par se dissoudre dans le grain de la couleur… A force d’entendre s’écouler le quasi-même, ad libitum, on s’em..nuie. Pire, on découvre le supplice de la goutte appliqué aux oreilles.
Ou alors.. on devient sensible à la moindre inflexion, la moindre écorchure. Ce fleuve uniforme devient petit à petit un océan de détails, vous voilà dans la micro-structure du son. Le flux semble traversé par une pulsation, des figures sonores s’esquissent en surimpression.
Hypnotisée par une musique élémentaire, l’oreille se met à percevoir et inventer des paysages, des événements, au gré de processus infimes. Elle zoome dans le son, jusqu’à l’hallucination.
Le chant du bourdon
∎ Alvin Lucier a créé avec Piper un condensé minimaliste du drone. Un son de cornemuse est tenu par l’interprète qui se déplace dans une pièce. Les murs, sol et plafond éventuellement les êtres ou objets présents réfléchissent le son en fonction de la trajectoire du musicien.
Le même son subit donc d’infimes et infinies variations suivant le parcours du sonneur.
Le “frottement” des différentes fréquences du son sur la durée produit par ailleurs une pulsation, phénomène caractéristique du drone. L’oreille perçoit alors comme un fantôme rythmique qui n’est pas “joué” par le musicien, mais produit par la résonance de fréquences voisines.
Cette résonance peut aussi générer une fréquence additionnelle, une note produite, synthétisée par l’oreille. On entr’ouvre les portes de l’illusion musicale… dont Lucier est un orfèvre.
Cette performance révèle la contingence du son, triple produit d’une source, d’un espace et d’une écoute. Les fréquences de la cornemuse, la projection sonore de l’instrument sont modelés par l’environnement et par l’activité perceptive.
∎ Le musicien-plasticien Yoshi Wada a (ré)inventé de prodigieuse machines soufflantes. L’artiste pratiquait aussi la cornemuse. Il a notamment construit une sorte de super-cornemuse baptisée Elephantine crocodile (à droite sur la photo)
Cette “cornemuse augmentée” est l’interprète du fascinant Lament for the Rise and Fall of the Elephantine Crocodile (1982). L’instrument y prend une dimension symphonique, produisant un drone superbement complexe. On se retrouve quelque part entre le bruit blanc et l’accord total. Un festival d’harmoniques et de résonances, comme une psalmodie multiphonique.
Keravec, sonneur de traverse
∎ Erwan Keravec est sans doute LE pionnier du répertoire contemporain pour la cornemuse. Improvisation, nouvelles de techniques de jeu, performances et commandes de compositeurs font de ce musicien l’artisan d’une belle extension du domaine de l’instrument.
Sa discographie en témoigne : seul, en groupe, avec percussions, orchestre, voix ou électronique, l’instrument fraie de vastes territoires de l’inouï.
La performance ci dessous, captée en 2017 au festival Akouphène offre un remarquable aperçu de l’art de Keravec.
On notera sa façon de déambuler ou de tourner sur lui-même, peut-être une recherche des effets d’espace décrits dans Piper..
On retrouve là les éléments du drone : longues tenues hypnotiques et micro-variations, brusquement interrompues, puis reprises, carillon extatique et polyphonie obstinée.
La palette sonore surtout est incroyable. Parfois ramenée au sac de peau, à l’outre soufflante, la cornemuse expire sa mécanique sonore : grincements, vagissements, soupirs..
Mais Keravec travaille l’instrument sans arrêt, modifiant l’émission et les réglages de l’instrument. Il joue sur le serrage des bourdons, tient et sculpte les sons comme avec un modulateur. A force de “retimbrage”, la cornemuse est constamment façonnée, endossant les spectres du hautbois, de la clarinette, de l’accordéon ou de l’orgue.. jusqu’à la sinusoïde électronique.
∎ Parmi les autres réalisations d’Erwan Keravec, signalons notamment sa participation au cycle Occam Ocean, d’Eliane Radigue. Une série de compositions /performances autour du drone, dont Keravec s’est vu confier le 27è épisode, pour cornemuse solo :
[Le] travail que je demande aux musiciens est d’une très grande exigence, ce n’est pas la virtuosité de la rapidité, mais la virtuosité d’un contrôle infime et absolu de l’instrument, une virtuosité extrême, subtile et délicate.
Eliane Radigue
∎ Enfin, pour terminer ce rapide survol de l’alter-cornemuse, écoutons ce solo d’un autre sonneur transcendental, Olivier Gitenait, sur un instrument de France.
Une sorte de transe zen, avec des impressions de guimbarde, de saxo ou de ney, du jeu à la bouche sur les trous façon Hendrix, et des bouffées de saturation made in Coltrane.
Plastique et virtuose, enivrante, psychédélique.. la cornemuse est bien l’instrument du diable.
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