MURMURATIONS
Musique pour les masses
Publié le 13/02/2023 à 07:50 - 9 min - Modifié le 23/02/2023 par GLITCH
Imaginez un orchestre où chaque instrumentiste joue une partition différente. Chacun sa propre mélodie. A priori, une cacophonie innommable. Et pourtant voici une myriade organisée, une pluie de sons où chaque goutte se coordonne à l’ensemble. Trait sur trait, point par point, des figures se dessinent, des lignes se rassemblent. Elles font bloc puis se divisent, se dispersent, se recomposent.. Vous êtes dans le champ de forces des musiques massiques.
La musique “massique” fait de l’orchestre un organisme sonore. Elle pense le son comme une totalité composite en mouvement.
Une partition ordinaire regroupe autant de parties réelles que d’instruments qui jouent ensemble une ligne distincte. La musique massique attribue fréquemment une partie à chaque instrument. L’orchestre peut alors bruire de plusieurs dizaines de parties réelles, formant un bloc complexe, tissé d’une foule de strates mobiles.
La partition massique offre souvent un aspect graphique marqué, celle d’une multitude coordonnée, comme un essaim d’oiseaux. Les sons se concentrent en quasi aplats, ou s’écartent en trajectoires parallèles. De micro-événements s’agrègent en une masse dont la partition définit le niveau de cohérence et le devenir. Un chaos organisé, qui prend la forme d’une nuée compacte ou d’une mer scintillante, d’un fourmillement dirigé ou d’une pluie d’éclats strictement dispersés..
Xenakis, pionnier de l’orchestre-masse
Le terme “massique” s’est d’abord appliqué à des pièces de Iannis Xenakis, créées au milieu des années 1950.
Mais il renvoie aussi aux préfigurations d’Edgar Varèse (1883-1965). Celui qui définissait la composition musicale comme “ordonnance de la matière sonore” avait ouvert la voie avec notamment Amériques (1927), déflagration ciselée d’un orchestre aux mille reflets, aussi plastique que monumental.
Avec Metastasis (1953) Xenakis commence à amplifier et systématiser cette approche. Il emploie à la musique ses talents de mathématicien et d’architecte. Outil de prédilection de cette esthétique, l’orchestre est désormais traité comme un complexe, un faisceau de timbres et de trajectoires singulières qu’on peut sculpter, ordonner.
En traitant chaque instrument individuellement on peut produire des effets de masse organisée. La musique devient un champ de forces sonores, qui se concentre ou se diffracte, glisse ou crépite, cliquète ou mugit…
A entendre et à regarder : Pithoprakta (1956), qui joue jusqu’à 46 parties réelles. Nuages de points et de traits, qui sont à l’oreille des cribles, des essaims, des glissements et des bourdonnements..
Cinétique et cinéma
Les défrichages de Xenakis ont inspiré un autre sculpteur de masses sonores, son contemporain Krysztof Penderecki (1933-2020). Ses oeuvres les plus anciennes et novatrices s’apparentent largement au style massique. Nombre d’entre elles ont été utilisées au cinéma, et pas vraiment pour des bluettes.
Amateur de scores de musique contemporaine, Stanley Kubrick en a truffé Shining. William Friedkin (L’exorciste), Scorcese (Shutter island) ou Lynch (Twin Peaks) ont aussi fait appel à ces partitions impressionnantes.
A suivre, l’atmosphère étouffante de Shining, plombée par De Natura sonoris 2 (1971). Grondements sourds, cataractes perçantes et mugissements telluriques au programme :
La plastique massive de ces compositions a quelque chose d’effrayant. Elles dégagent une puissance monumentale, en même temps qu’une souplesse imprévisible.
Exemples probants, avec le chaos hurlant et désolé du Thrène (1959), ou le ballet d’araignées de Polymorphia (1961), utilisé dans L’Exorciste :
Figures du chaos
Avec Xenakis et Penderecki, le style massique trouve son expression idéale. Une musique instrumentale d’impact, très physique, aux circonvolutions brusques et fascinantes, qui fait sonner l’orchestre comme un super-organisme, un monolithe stratifié ..
Une esthétique sans doute marquée par des visions apocalyptiques d’après-guerre, et qui se détache du style sériel hyper-abstrait, dominant à l’époque. Cette attention portée aux trajectoires individuelles des instruments au sein d’un chaos organisé, cette science du compactage et de la dispersion témoigne, comme le sérialisme, d’une volonté de maîtrise du matériau. Mais elle réintroduit des figures et des phases discernables dans la musique, et une expressivité âpre, inexorable, qui a fait date, à défaut de faire école.
Si cette approche massique (ou encore tachiste, ou sonoriste) n’est plus guère employée aujourd’hui, il faut tout de même signaler le remarquable Monumenta de Yann Robin (2013).
Ce compositeur (né en 1974) revendique une écriture de la saturation. Il confie : “le son se pense d’abord, comme Xenakis, de manière globale, à une échelle macroscopique ensuite déclinée dans le détail.”
Monumenta comporte 95 parties réelles :
La grande densité des événements composant l’espace graphique, donc visuel, est corrélée à une forte saturation de la texture sonore, à une écriture massive où les flux se mêlent et s’entrechoquent, où les énergies se superposent et se renforcent. De gigantesques masses “bruiteuses”, colorées (harmonie-bruit) s’étirent, se déploient, glissent et se métamorphosent – les timbres explosent et se démultiplient simultanément au travers d’une sur-activité sonore.
Yann Robin
Vers le statisme monumental : Ligeti
Le style massique a trouvé avec le hongrois György Ligeti (1923-2006) un prolongement vers une approche plus statique. Après les bourrasques de blocs d’orchestre, la dynamique heurtée et impitoyable de Xenakis et Penderecki, Ligeti tourne ses murmurations d’orchestre vers la transformation continue.
Avec Atmosphères (1961), Ligeti signe un achèvement poétique de cette esthétique. Tissée par 89 instruments et autant de parties réelles, cette musique se déploie d’un seul tenant, sans rupture. Un miroitement perpétuel avec des pleins et des creux, des changements de volume et de densité. Ligeti inaugure la transition sans fin, et signe un chef-d’oeuvre, repris par Kubrick pour 2001, l’odyssée de l’espace.
Kubrick utilisera encore pour ce film le phénoménal Kyrie du Requiem (1965). Une polyphonie vocale et instrumentale fourmillante,
où les voix, divisées à l’extrême, se heurtent dans des rythmes irrationnels, et errent dans des espaces confinés. Ce « tissu vocal mou », déchiré, porté par la « charpente dure » des interventions de l’orchestre, qui pose des notes comme des piliers sonores dans un temple en ruine, ce « tourbillon figé », cette impression vertigineuse d’être pris dans une toile d’araignée immense, Ligeti l’appelle « micro-polyphonie »
Michael Erschzeid
Ces masses aux scintillements vertigineux font vaciller nos perceptions sonores ordinaires. L’oreille n’y trouve plus de phrases délimitées, d’objets cernables, d’ articulations claires et de voix distinctes. Ici, la musique s’atomise en ordre, dans une diffraction totale, un étalement qui n’indique aucune direction, ou toutes à la fois.
Variantes et prolongements
Dans cette optique statique, étale, de la musique massique, quelques oeuvres moins connues méritent encore d’être signalées.
Contemporaine, et proche à la première écoute du Kyrie de Ligeti, voici Variante A (1964) d’Aldo Clementi (1925-2011). Cette pièce sidérante et éprouvante comporte 144 parties réelles (72 voix et 72 instruments). La pulvérisation absolue du dessin musical fait écho au pessimisme social du musicien. Et le pointillisme de la partition suggère une sorte de dripping mélodique, un entrelacs sans issue.
L’oeuvre de Giacinto Scelsi (1905-988) exprime sa fascination pour la pulsation interne du son et son “aura” vibratoire. En voici un exemple canonique avec ses 4 pezzi su una nota sola (1959). L’orchestre y sillonne un intervalle harmonique restreint à une seule note. Ces pièces plongent dans un espace réduit mais ramifié à l’extrême de ses nuances harmoniques..
Avec Diaphaneis (1966), Jacques Lenot (né en 1945) mobilise 60 cordes en parties réelles. L’utilisation de percussions métalliques rajoute une couche vibratoire qui vient relier les interstices entre les instruments. Le résultat installe une tension remarquable entre saturation et polyphonie, irisation tremblée et agitation saccadée, flux compact et fourmillement.
Enfin, dans une esthétique plus actuelle, voici le bel Occam Ocean (2015), d’Eliane Radigue (née en 1932).
La dispersion orchestrale se rapproche ici de l’esthétique du drone, appliquée sur un grand prisme instrumental. Une houle méditative, à la sérénité tragique.
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