Prendre le temps ?

Comment dure le temps musical ?

- temps de lecture approximatif de 10 minutes 10 min - Modifié le 23/05/2024 par GLITCH

S'il y a bien une chose commune et irréductible à toutes les musiques, c'est la durée. La musique demeure un art du temps. Modifiez ou supprimez tous les paramètres de la musique, il restera toujours au moins une durée..

La preuve savoureuse en est faite avec cette œuvre limite de John Cage 4’33”. Une partition en 3 mouvements où seule est inscrite une durée “muette” de 4 minutes et 33 secondes. Un pur intervalle de temps, vierge de notes, mais qui laisse place à tout le monde sonore ambiant que recouvre normalement  la musique.


Pour autant, il  existe diverses façons d’habiter, de scander, de faire éprouver cette durée. La flèche du temps de l’écoute peut faire corps avec la durée d’une œuvre, d’un point initial à une conclusion. Elle peut aussi lui faire des entorses… Petite revue de styles temporels dans la musique classique occidentale.


Temps linéaire

Le temps comme une flèche qui se déroule d’un point A à un point B.. Voici grosso modo le schéma temporel dominant de l’Occident moderne. C’est l’image d’une trajectoire, qui vise un certain achèvement (religieux, technique, social..).
Le temps y prend la forme d’un devenir à la fois ouvert et orienté par le jeu, la dialectique des événements. C’est le temps cumulatif et linéaire, la marche irréversible de l’Histoire (individuelle ou collective), des sciences, voire du Progrès…

Ce schéma temporel trouve une correspondance-type en musique depuis le XVIIIè siècle, avec la forme-sonate. On peut la présenter comme une histoire qui présente des personnages, puis les anime dans un théâtre d’événements, pour enfin se résoudre.

Dans sa forme canonique, deux thèmes musicaux d’humeur différente sont d’abord exposés. Puis ces thèmes dialoguent et jouent ensemble, faisant varier les éclairages, se prêtant leurs qualités. Ils sont enfin “réexposés”, mais le plus souvent enrichis ou modifiés par le dialogue qui a précédé.
Largement utilisée dans toute la musique instrumentale classique et romantique, la forme-sonate met ainsi la transformation et l’évolution au cœur d’un discours. Son temps est celui d’un développement continu, d’un enrichissement progressif du matériau de départ vers une résolution harmon.. ique / ieuse.

Temps composite

Au début du XXè siécle, la musique commence à prendre le son comme objet de composition. Elle ne cherche plus systématiquement à conduire un discours, à résoudre une progression dans le temps, mais à ouvrir l’espace des sons.

Un exemple charnière se tient dans la musique de Claude Debussy, qualifiée souvent d’impressionniste. De somptueux et délicats instantanés remplacent les histoires. Debussy joue de lumière et de timbres, en suggestions diffractées dans des suites d’accords.. hors du temps.

Au même moment, d’autres façons de tordre ou de complexifier le temps linéaire s’ingénient à faire cohabiter plusieurs rythmes, voire plusieurs musiques de périodes et de style différent.

La polyrythmie (superposition de rythmes) est d’usage courant et ancien dans de nombreuses aires musicales extra-européennes. Délaissée en Europe à l’aube de l’ère baroque, elle est remise au goût du jour au début du XXè par des musiciens comme Béla Bartok, Igor Stravinski, Charles Ives ou Darius Milhaud.

Deux exemples chimiquement purs :

La polyrythmie peut aussi s’associer avec la polytonalité, par exemple chez Milhaud, dans Le bœuf sur le toit. Rythmes et tempi s’entrecroisent ou se chevauchent, mais aussi les mélodies et les plans sonores, qui donnent à la pièce des airs de travelling tuilé dans une fête foraine. Une déambulation musicale erratique et joyeuse, un parcours qui ignore la ligne droite et la mesure régulière, et fait du temps une mosaïque bigarrée.

Temps éclaté

Après 1945, la musique contemporaine va élaborer différentes façons radicales d’échapper au schéma directionnel classique de l’œuvre. Statisme, répétition, éclatement, abstraction… La musique semble renier le devenir, sa dialectique inéluctable, ses promesses défigurées par les monstres de l’Histoire.

Figure majeure de la musique de ce temps, Karlheinz Stockhausen élabore avec Momente l’idée de momentform.
Cette pièce se conçoit comme une succession de séquences indépendantes, dont le nombre et l’ordre peuvent varier. Chacun de ces moments est organisée autour d’un paramètre (mélodie, timbre, harmonie ou durée), qui va décider de la forme de la séquence. L’œuvre n’esquive pas la cohérence globale (ni la beauté), mais se donne comme un archipel de présents, plutôt que comme un enchaînement articulé.

On retrouve ce sentiment de vaporisation du temps dans des agrégats successifs, au fil d’autres œuvres “pointillistes”, comme Kontra-Punkte ou Kreuzspiel. Ici, l’utilisation stricte de la méthode sérielle garantit qu’aucune cellule (mélodique, harmonique, rythmique), ne reviendra à l’identique tout le long de la pièce. Le temps musical se pulvérise dans une constellation d’instantanés qui se suivent, sans découler les uns des autres..

Temps sphérique

Autre figure incontournable de la musique d’après-guerre Bernd Alois Zimmermann ambitionne de faire rompre la musique avec le temps univoque des horloges.
 Il rêve que la musique soit un lieu de coexistence du passé, du présent et de l’avenir. L’écoute pourrait devenir un événement “polychronique”, qui restitue à l’auditeur une conscience élargie du temps et de l’histoire, au lieu de l’embarquer sur les rails d’un présent unique en train de se dérouler.

Zimmermann forme pour cela la notion de “temps sphérique”.

Concrètement, il superpose des « strates temporelles » ayant chacune leur propre vitesse de déroulement (« temps » au sens de tempo) et des citations de musiques provenant de différentes époques (« temps » au sens de période de l’histoire)

Laurence Helleu

Un exemple avec cet extrait des Musiques pour le souper du roi Ubu, qui convoque simultanément Berlioz, Wagner et Stockhausen..

Sous le crayon torturé de Zimmermann, les procédés du temps sphérique accouchent d’un chaos sonore hyperstructuré, un effrayant télescopage de vaisseaux musicaux. Les mémoires musicales du temps se précipitent dans un présent infernal.. qui semble, dans l’esthétique tourmentée du musicien, condamner l’avenir.

Temps cyclique

D’autres musiques inscrivent dans la durée un temps qui ne s’écoule pas de façon irréversible, mais fait retour sur lui-même.

Le célèbre motet de Guillaume de Machaut (1300-1377) Ma fin est mon commencement en offre un exemple canonique, avec ce palindrome musical à tiroirs.

Deux voix chantent la même mélodie, mais l’une la chante de gauche à droite, l’autre de droite à gauche. La troisième voix déroule sa propre ligne trois fois, à l’envers et à l’endroit. Tandis que le texte décrit ce qui se passe en musique :

Ma fin est mon commencement.
Mes tiers chans trois fois seulement,
Se retrograde et einsi fin.
Ma fin est mon commencement,
Et mon commencement ma fin.

Autre exemple d’une musique sans fin, la composition circulaire Tout par compas.., de Baude Cordier (c. 1380 – c. 1440).
Esquivons  l’exégèse : le visuel qui accompagne la musique -et le texte,  sont assez éloquents…

Véritable voie de traverse du temps musical après 1945, la musique répétitive est devenue un genre en soi. Avec elle, le temps prend la forme d’un cercle, ou d’une spirale. L’événement musical a lieu par le retour ad libitum de la même formule.
Dans Piano phase, de Steve Reich, ce ne sont plus deux thèmes distincts qui dialoguent et alternent (comme dans la sonate classique), mais 2 pianos, qui jouent la même boucle. Seules les pulsations des deux instruments se décalent progressivement, dilatant puis contractant l’espace musical, avant de se superposer à nouveau, et de recommencer.

Temps vertical

Enfin, ultime avatar, le temps musical peut aussi se dissoudre dans un présent permanent, un devenir si long, si lent, outre-mesure.. 
On en trouve une préfiguration avec les grandes masses statiques développées par des musiciens tels que Ligeti ou Scelsi. Musique continue, pièces sur une seule note, miroitements de timbres resserrés.. Temps lisse vs temps pulsé, aurait dit Boulez.
La durée n’est plus le lieu d’un développement, mais une plongée dans les variations infimes de l’immobile, dans la profondeur du son.


La Monte Young : Composition #7 “To be held for a long time

Cette expérience d’un temps inorienté, sans début ni fin trouve sa formulation systématique dans la musique drone.

La musique drone étale ses longues couches de son, comme un monochrome de temps. Les événements (altérations, modulations, frottements, superpositions..) y sont lissés dans la durée. Leur émergence et leur disparition se déroulent sur des seuils longs, parfois indétectables. Le temps n’y connaît plus de divisions, plus de périodes, et semble s’abolir dans la durée.

Cet article fait partie du dossier Prendre le temps ?.

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