Le soin des choses : politiques de la maintenance (1/2)

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 01/07/2023 par pmoison

Dans leur essai "Le Soin des choses", les sociologues Jérôme Denis et David Pontille nous invitent à prêter attention au travail invisible de la maintenance des objets techniques.

Le soin des choses
Le soin des choses

En étudiant différentes tâches d’entretien, ils décrivent les subtilités du « soin des choses » pour en souligner les enjeux éthiques et politiques :

« Contrepoint de l’obsession contemporaine pour l’innovation, moins spectaculaire que l’acte singulier de la réparation, l’art délicat de faire durer les choses n’est que très rarement considéré. Parce que s’y cultive une attention sensible à la fragilité et que s’y invente au jour le jour une diplomatie matérielle qui résiste au rythme effréné de l’obsolescence programmée et de la surconsommation, la maintenance dessine les contours d’un monde à l’écart des prétentions de la toute-puissance des humains et de l’autonomie technologique. Un monde où se déploient des formes d’attachement aux choses bien moins triviales que l’on pourrait l’imaginer. »

De la réparation à la maintenance

Dans Eloge du carburateur : essai sur le sens et la valeur du travail, Matthew Crawford, philosophe réparateur de motos, revalorisait le geste manuel, loin des théories sur l’économie de la connaissance. Il nous faisait partager son plaisir d’ « homo faber », retrouvant dans le cambouis tout le sens du travail :

« La disparition des outils de notre horizon éducatif est le premier pas sur la voie de l’ignorance totale du monde d’artefacts dans lequel nous vivons.”

De façon plus politique, les auteurs du Soin des choses rappellent les luttes menées contre les lobbies des constructeurs (de voitures, de tracteurs, de smartphones …) pour obtenir un « droit à la réparation ». Ils soulignent la portée politique de ces conflits qui touchent également à l’autonomie et l’émancipation des utilisateurs :

« À l’heure de l’hyperconsommation et des logiques propriétaires des grands industriels, Jérôme Denis et David Pontille rappellent que le droit à la prolongation des choses et à leur entretien courant par nos propres moyens est devenu un positionnement subversif, facteur à la fois de connaissance profonde du fonctionnement des choses, mais aussi d’autonomie et de redistribution des pouvoirs. (…) La culture du jetable et du remplacement, la livraison clé en main, l’obsolescence programmée et la course à l’innovation nous ont fait perdre des yeux « l’action humaine déployée dans l’ombre de l’action mécanique des non-humains »
Source : Le Soin des choses, de Jérôme Denis & David Pontille. Sarah Ador. Topophile, 26/11/2022

Jérôme Denis et David Pontille distinguent la réparation, geste exceptionnel souvent masculin, de la maintenance, activité quotidienne et peu visible :

« La réparation correspond à un moment précis et exceptionnel : suite à une panne ou à un accident, elle vient remettre l’objet en état de marche, le «guérir». Une fois achevée, l’opération n’est pas censée se répéter. A l’inverse, on s’adonne en permanence à la maintenance, c’est une activité quotidienne et banale. Elle intervient en amont, en prévention de la casse et de la réparation. Passer un coup d’éponge sur la toile cirée, laver les carreaux ou le sol, recoudre un bouton ou resserrer un boulon sont des gestes qui visent à fluidifier notre quotidien. Ils sont très souvent invisibilisés, tout comme ceux qui les accomplissent : des femmes dans la sphère domestique, ou des minorités dans les bureaux. Ils n’ont rien d’héroïque, contrairement à la réparation qui apparaît souvent comme une compétence masculine : dans son fameux Eloge du carburateur, l’Américain Matthew B. Crawford valorise le travail du mécanicien qui répare une voiture, à travers un rapport soi-disant «authentique» et romantisé aux choses. Il singularise la relation d’une personne à un objet sans voir les interdépendances qu’elle implique. »
Source : Jérôme Denis : Dans les pays riches, ceux qui prennent soin des choses sont relégués à l’arrière-plan. Libération, Clémence Mary, 2/12/2022

Faire durer les objets va à l’encontre de la logique de l’obsolescence des objets techniques :

« À l’heure de l’hyperconsommation et des logiques propriétaires des grands industriels, Jérôme Denis et David Pontille rappellent que le droit à la prolongation des choses et à leur entretien courant par nos propres moyens est devenu un positionnement subversif, facteur à la fois de connaissance profonde du fonctionnement des choses, mais aussi d’autonomie et de redistribution des pouvoirs. Voilà de quoi nourrir les réflexions des architectes qui, selon le baron de Geymüller (1897), devraient se former à la conservation afin de « se défaire de leurs pulsions de construction » et « ne pas accepter trop facilement de démolir et de reconstruire», citent les deux sociologues. »
Source : Le Soin des choses, de Jérôme Denis & David Pontille. Sarah Ador. Topophile, 26/11/2022

Dans un essai récent sur les ruines industrielles et les villes sanctuaires comme Detroit, Bruce Bégout propose une réflexion similaire sur la fragilité de notre civilisation moderne, dont l’architecture n’est plus basée sur la durée, mais sur l’obsolescence programmée.

Un horizon décroissant

Dans sa recension du Soin des choses, François Jarrige, spécialiste du luddisme, inscrit cet essai dans un courant de réflexion sur la désindustrialisation et la low tech :

« C’est pourquoi une politique terrestre et décroissante implique aussi de se réarmer sur le plan des savoirs techniques, au-delà des savoirs sur le vivant, elle nécessite d’enquêter et de comprendre les machines qui nous entourent pour mieux y renoncer ou pour les remodeler lorsque c’est possible dans une perspective terrestre. A cet égard, prendre en compte les pannes, explorer les expériences de maintenance, comme penser et imaginer ce qui doit être démantelé participent d’une même tentative pour réinventer nos relations et nos imaginaires, nos manières d’habiter le monde et de coexister avec d’innombrables non-humains, autant de voies qui émergent pour sortir de nos impasses et incapacités d’agir, et ainsi retrouver une maîtrise et une prise sur le monde technique. »
Source : Pannes, maintenances et réparations au temps des catastrophes. François Jarrige. Terrestres, 04/01/2023

Cet appel à faire durer les choses pour retrouver une prise sur le monde technique résonne avec ces essais récents qui questionnent l’industrialisation moderne :

Pour en savoir plus sur le mouvement low tech, qui entend modifier notre rapport aux techniques, « pour refonder nos sociétés sur des bases viables, justes et désirables » :

Dans un article sur les enseignements à tirer de la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge, les auteurs du Soin des choses résument bien leur intention :

« Quatre boulons et une éclisse. Tels étaient les principaux protagonistes du procès de l’accident ferroviaire de Brétigny-sur-Orge, qui a fait 11 morts en juillet 2013. Et pour cause : leur usure a causé le déraillement du train. Au-delà de la tragédie humaine, ce « procès de la maintenance » aura été l’occasion de redonner une portée politique aux notions d’obsolescence et d’entretien. Non seulement des rails, mais de toute l’infrastructure qui fait la trame des activités humaines. En effet, les êtres humains ne se contentent pas d’inventer : ils passent une partie de leur vie à entretenir, réparer, préserver. »

En conclusion de cet article, ils soutiennent que la prise en compte des activités de maintenance peut nous aider à « imaginer des manières moins toxiques d’habiter le monde » :

« À l’heure où l’habitabilité de la planète est sérieusement mise à mal par l’accumulation de déchets électroniques et plastiques et où les promesses d’une économie soi-disant « circulaire » reposant sur le recyclage sont fortement remises en question, il serait naïf de dire que les activités de maintenance les plus ordinaires représentent une solution miracle. Mais les récentes avancées du droit à la réparation aux États-Unis et en Europe laissent entrevoir qu’après avoir été largement dénigrées au profit d’un investissement massif dans l’obsolescence, puis franchement empêchées, certaines pratiques de maintenance peuvent participer à réimaginer des manières moins toxiques d’habiter le monde.
Ce faisant, la maintenance pourrait entrer plus explicitement encore en politique et être collectivement discutée comme l’autre face des débats qui s’organisent aujourd’hui autour du démantèlement des infrastructures délétères et plus largement des politiques du renoncement : pourquoi, comment, et surtout dans quelles conditions peut-on considérer que telle ou telle infrastructure, tel ou tel type d’objets, doit être maintenu ? »

Source : La maintenance au premier plan, quelques enseignements du procès de Brétigny. Jérôme Denis et David Pontille. AOC, 10/10/2022

Pour en savoir plus, écouter : Ici et maintenance : prendre soin des choses. France Culture, 3/12/2022

Lire la suite : Attention aux choses et éthique du care

Morning Cleaning, Mies van der Rohe Foundation, Barcelona. Jeff Wall, 1999 ©2020 Walker Art Center
Avec cette photo, Jeff Wall montre que les bâtiments modernistes « nécessitent un niveau d’entretien particulièrement scrupuleux. Dans les espaces plus traditionnels, un peu de saleté et de crasse n’est pas un contraste aussi choquant avec l’ensemble du concept ». Pour Jeff Wall, « le nettoyage est mystérieux, puisque c’est le travail qui s’efface s’il réussit », l’idée d’entretien a « à voir avec la vertu ».

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One thought on “Le soin des choses : politiques de la maintenance (1/2)”

  1. Anouck dit :

    Bonjour et merci pour ce très bel article, je vous renvoie à celui-ci https://blog.picasoft.net/~/Picablog/La%20maintenance%20informatique%20:%20une%20pratique%20militante écrit par des étudiants et étudiantes de l’Université Technique de Compiègne membres du CHATONS Picasoft.

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