Le Soin des choses

Attention aux choses et éthique du care (2/2)

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 01/07/2023 par pmoison

Dans l'essai "Le Soin des choses. Politiques de la maintenance", Jérôme Denis et David Pontille nous invitent à prêter attention au travail invisible de la maintenance des objets techniques. En étudiant différentes tâches d’entretien, ils décrivent les subtilités du « soin des choses » pour en souligner les enjeux éthiques et politiques.

Morning Cleaning, Mies van der Rohe Foundation, Barcelona
Morning Cleaning, Mies van der Rohe Foundation, Barcelona Jeff Wall, 1999 ©2020 Walker Art Center

L’attention aux non-humains

Cet essai s’inscrit dans un mouvement de réflexion sur la « crise de la sensibilité » du monde occidental. En effet, de nombreux auteurs incitent à développer une autre relation au monde, mais s’intéressent essentiellement au vivant. On peut citer notamment :

Les auteurs de Prendre soin des choses souhaitent éveiller notre attention aux liens qui nous unissent au monde des artefacts, sans lesquels il n’y a pas de société. La maintenance est pour eux une forme de relation aux objets peu étudiée, qui recèle une véritable portée politique.

Dans une perspective similaire, Achille Mbembé inclut à sa réflexion sur notre relation au monde non seulement notre rapport à l’environnement, mais également aux objets technologiques. Dans Politiques de l’inimitié et Brutalisme, il dénonçait la catastrophe écologique et politique (colonisation du monde par l’homme jusqu’à sa possible extinction), pour nous inviter à « une nouvelle politique de la réparation ». Dans La communauté terrestre, il imagine une Terre où l’humain ne serait plus au-dessus des autres êtres. S’inspirant des cosmologies précoloniales africaines, il entend rompre avec la hiérarchisation du vivant. Sur la « Terre » invoquée par Achille Mbembé,  «les humains, les espèces animales et végétales, les microbes, bactéries et virus, les corps inorganiques et les substances minérales ainsi que les dispositifs technologiques et autres appareillages artificiels qui font inséparablement partie de cette chaîne du vivant» s’engagent dans de nouvelles formes de relations, basées sur le soin, la réparation et la solidarité, pour dessiner la « communauté terrestre » que l’auteur appelle de ses vœux.

Notre relation aux choses

Les auteurs distinguent les choses, en constante mutation, des objets inertes :
 « Il faut distinguer les «objets», appréhendés comme des produits finis, inertes, et les «choses», dont on accepte la constante mutation. Si on le traite en objet, un robinet sert à faire couler de l’eau, mais si on se préoccupe de son état, on découvre que c’est aussi une somme de matières en mouvement sur laquelle on peut agir. Cette matérialité est documentée : des penseurs comme Deleuze et Guattari, ou plus récemment Bruno Latour, Isabelle Stengers ou Tim Ingold ont montré que les choses sont agissantes. »
Source : Jérôme Denis : «Dans les pays riches, ceux qui prennent soin des choses sont relégués à l’arrière-plan». Libération, Clémence Mary, 2/12/2022

Dans une recension du livre de Tim Ingold, Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, Hicham-Stéphane Afeissa décrit ainsi cette pensée du geste en relation avec la matière :
« … Tim Ingold entend penser le faire comme un processus de croissance, par lequel l’agent est situé d’emblée au milieu des matières actives (et non pas inertes ou passives, attendant de recevoir une forme de l’extérieur). Faire consiste à unir des forces, à composer des forces différentes, à ajouter sa propre force aux forces et aux énergies déjà en jeu. Lorsqu’un fabricant, quel qu’il soit, crée une œuvre, il n’a pas d’abord une forme (ou un projet) présent à l’esprit qu’il imposerait ensuite  à la matière : l’œuvre résulte bien plutôt de l’engagement du fabricant avec la matière elle-même. »
Source : Qu’est-ce que faire veut dire ? Hicham-Stéphane Afeissa. Nonfiction.fr

Au delà, l’essai de Jérôme Denis et David Pontille s’inscrit dans une tradition initiée par Gilbert Simondon, qui étudie notre rapport éthique aux objets techniques, et s’inspire également de la grammaire des modes d’existence d’Etienne Souriau.

Les auteurs défendent l’idée que les choses ont une forme de pouvoir d’agir, qui influence et transforme le monde social. En cela, ils se réfèrent à l’anthropologie symétrique de Bruno Latour :

« Les choses, contrairement aux « objets » fantasmés par la modernité, que le « sujet » doit tenir à distance, nous interpellent, nous affectent, nous transforment de fond en comble. Impossible d’établir une coupure nette entre les hommes et les choses. »
Source : Bruno Latour : le souci des choses. Philosophie magazine

De façon plus large, leur approche s’inscrit dans le mouvement de la sociologie pragmatique, qui renouvelle notre vision de la modernité par des dispositifs d’observation directe inspirés de la démarche anthropologique.

On pourrait rapprocher Le soin des choses du livre de Sophie Houdart sur l’accélérateur de particules du CERN, qui décrit d’un point de vue anthropologique le travail des scientifiques et techniciens à la recherche du boson de Higgs. Dans cette enquête, Sophie Houdart nous fait côtoyer tous ceux qui, physiciens, ingénieurs, opérateurs, sont en charge de la maintenance de la machine. Elle nous fait sentir de façon extrêmement vivante combien les mesures de haute précision, censées nous donner accès à la formation de l’univers, sont dépendantes de minuscules opérations répétées jour après jour par de nombreux acteurs. Tous coopèrent également avec l’environnement local, qu’il faut maintenir stable pour ne pas fausser les calculs. Mouvement des roches, passage des sangliers, qualité de l’eau et de l’air sont scrutés. Cet essai nous montre à quel point la science ne peut ici se faire que par la conjugaison de nombreux gestes parfois artisanaux et par une certaine forme de « débrouille », adaptation aux circonstances, à la machine, mais aussi au lieu et à tous ses habitants.

Une réflexion sur les métiers du « care »

Métiers du soin invisibilisés, souvent exercés par des femmes ou des minorités, les métiers de la maintenance évoquent bien entendu les métiers du care. C’est ce que pointe un post récent sur la maintenance informatique. L’attention à la « vulnérabilité » est la base des métiers du care.  Dans L’éthique du care, Fabienne Brugère, rappelle les origines de ce nouveau courant, né dans l’Amérique de Reagan. Carol Gilligan revendique une voix différente, qui veut remplacer une morale trop patriarcale et autoritaire par une éthique du souci des autres. L’enjeu est en effet très large et ne consiste pas uniquement à revaloriser les « aidants ». Fabienne Brugère cite ainsi Joan Tronto, autre représentante de ce mouvement :

«Comment considérer alors la vulnérabilité dans le cadre d’une philosophie morale et politique, mais également d’une ontologie qui lui donne la légitimité d’un concept incontournable ? C’est l’un des enjeux centraux d’une éthique du care. Ce défi est bien pressenti par Joan Tronto qui propose dans Un monde vulnérable une définition globale du care comme « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en réseau complexe, en soutien à la vie ».

On retrouve là les positions des auteurs du Soin des choses.

Pour en savoir plus, écouter C’est mieux quand ça dure : prendre soin des objets (Arte radio).

Partager cet article