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Alain Bancquart : Qui voyage le soir (2011)

- temps de lecture approximatif de 3 minutes 3 min - Modifié le 27/01/2024 par GLITCH

Le compositeur Alain Bancquart (1934-2022) était une figure du monde musical. Il fut connu comme Inspecteur de la Musique au ministère de la Culture, directeur musical de l'Orchestre National de France, producteur à Radio-France, fondateur du CDMC.. La surface institutionnelle de Bancquart aura peut-être éclipsé son oeuvre de compositeur. A moins que sa musique, par sa radicalité déroutante, ne soit vouée à demeurer secrète, impartageable.

Une musique hors-champ

Car la musique d’Alain Bancquart n’est pas d’un abord facile. Elle l’est d’autant moins qu’elle connaît très peu d’enregistrements officiels, sans parler de concerts ou diffusions radio. Si de nombreuses captations sont accessibles en ligne, ce sont souvent des enregistrements « sur le vif », ou des repiquages de bandes anciennes.
D’autant plus regrettable pour une œuvre rare et dérangeante, qui fraye dans ses plis resserrés de grands espaces d’étrangeté. D’autant plus encore pour le corpus symphonique, dont l’imposante subtilité relève de l’inframince, et dont l’audition requiert une acoustique à la hauteur du chemin d’écoute proposé.

L’œuvre de Bancquart s’inspire du constat que les espaces musicaux ouverts par la division classique de l’octave en 12 notes n’ont plus grand-chose à livrer.
Trois siècles de musique savante “tempérée“, construite depuis Bach avec les 12 demi-tons de la gamme chromatique, et autant d’intervalle entre chaque, du Do au Do de l’octave suivante.

 

Un cadre pluriséculaire qui commande les formes de l’harmonie, du contrepoint, de la mélodie et même du rythme, selon Bancquart.
Or, aussi transgressive fût-elle, la musique sérielle, dominante après 1945 ne sortait fondamentalement pas de ce cadre à 12 tons. Presque seule, la musique spectrale s’intéressait aux espaces non tempérés de la musique.

 

Dans les plis des intervalles

Pour sortir de cet épuisement, Bancquart va déplier et organiser les espaces contenus entre les notes habituellement utilisées. Son écriture s’établit à l’échelle de ces micro-intervalles, et s’apparente au monde des musiques microtonales, dont voici quelques créatures anciennes..

 

 

Quarts, cinquièmes, sixièmes… seizièmes de tons. Telles sont les notes sans nom contenues entre celles que notre oreille a apprises, qui forment le matériau de Bancquart. Un continent sonore aux beautés redoutables se tient là, dans ces interstices.

Décrire la musique qui en vient est presque un exercice contre nature. Il faut d’abord s’affranchir du sentiment inconfortable de la contrariété sonore, de l’écart que cette musique creuse avec notre assise mélodique et harmonique… Et peut-être commencer par les demi-tons de la 2è sonate :

 

Oui, cette musique dissonne d’abord, elle dissonne essentiellement, elle sonne autrement, ailleurs. Mais pour qui parvient, consent ou s’abandonne à ce détour, un terrain d’écoute différent se propose. Et c’est peut-être avec l’œuvre symphonique de Bancquart qu’il se révèle le plus bellement.

 

Cinquième symphonie

Le livre-CD Qui voyage le soir propose une précieuse introduction à l’œuvre de Bancquart, en 6 enregistrements, dont 2 symphonies.

La 5è est un phare dans l’oeuvre de Bancquart, un opus magistral à tous les sens du terme. Elle s’ouvre par de longues lignes de timbres voisins qui empruntent des hauteurs très rapprochées, un réseau de cordes qui sillonnent le même intervalle. Les cuivres, les percussions se joignent, l’orchestre se condense, fait palpiter l’écheveau de ses lignes mêlées, le murmure se fait appel, puis cri.

Peu à peu les lignes articulent, se disjoignent, et laissent place au chant. C’est un quatuor d’altos, au centre exact de l’œuvre, au sommet aussi. Une clairière, une élégie, l’écho d’un choral ancien, poignant et apaisé. Il fait place à une ressaisie dramatique de l’orchestre, une insoutenable montée. Parvenu à ce bout du souffle, c’est un nouveau chant, une voix de baryton dans un monologue entre enfer et grâce, qui mène vers une paisible extinction.

 

Une oeuvre-sortilège, qui procure autant d’ivresse que d’alarme. Dans son statisme fourmillant, la musique bat un rythme secret, en-deçà de la pulsation, comme un ruban dont les reflets raffinent l’espace harmonique et troublent le temps.

 

Sixième symphonie

La symphonie n°6 est écrite pour un orchestre de flûtes. Entre stridences des piccolos et bourdon des basses, l’œuvre parcourt un âpre nuancier de dynamiques et contrastes. Plans plutôt que séquences, qui semblent enchâssés l’un dans l’autre, dans le temps de l’écoute comme dans l’espace des hauteurs. Des moments, des phases se suivent, ou plutôt se lient. Insoutenables pépiements, psalmodie des graves, stries intermédiaires..
Procession lente ou babillage, tout paraît pourtant procéder d’un continuum. Impression d’être sous les feux conjoints d’une combinatoire méticuleuse et d’une dramaturgie sonore inouïe.

Un extrait :

 

 

La musique de Bancquart ne s’expose facilement. On peut en faire l’analyse, ou tenter de la situer dans une généalogie de la musique. On peut tordre la langue et chercher ses mots pour tâcher d’écrire ce qu’elle fait à l’écoute. Un essai risqué pour une musique qui ne l’est pas moins.

 

Encores

Ecouter encore un concert remarquable proposé par le CNSMD de Paris, avec notamment la 7è symphonie Lecture des ténèbre:

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et un rare entretien, avec Jean-Pierre Derrien :

Retrouver Qui voyage le soir dans nos collections

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