PAYSAGES SONORES
La partition animale : une musique du monde vivant
Publié le 11/12/2020 à 00:35 - 6 min - Modifié le 26/10/2022 par GLITCH
Ecouter le paysage comme une partition. Du sol à la canopée, du proche au lointain, et de l'aube au crépuscule, les voix s'étagent dans le temps et l'espace, comme les pupitres d'un orchestre. L'écoute du paysage sonore révèle la signature acoustique d'un environnement. Le musicien Bernie Krause est un des pionniers de cette approche auditive de l'espace. Avec lui naît une discipline à la croisée de la musique et des sciences de la nature.
Itinéraire d’un collecteur de sons
Né en 1938, Bernie Krause est d’abord un musicien passionné d’électronique, amateur de synthétiseurs. Il travaille d’abord avec d’autres musiciens (The Doors, George Harrison) ou des réalisateurs (Coppola, De Palma) à qui il apporte sa science des claviers, et notamment du Moog.
Son amour des sons naturels transpire déjà dans ses collaborations avec Paul Beaver, avec lequel il réalise plusieurs albums. Une demi-douzaine d’enregistrements paraissent entre 1967 et 1972. Leur style baroque et expérimental, combine jazz, fusion et ambient avec de nombreux samples de field-recording.
Puis Krause va délaisser la musique de studio pour se consacrer au collectage de bruits de l’environnement. Progressivement, sa démarche s’éloigne du recueil de sons isolés pour s’intéresser à leur inscription dans un ensemble plus vaste : le paysage sonore (soundscape).
Son travail rencontre alors les intuitions et recherches du fondateur de l’écologie sonore, le canadien Raymond Murray Schafer. Ce compositeur est le premier à théoriser cette notion de paysage sonore.
A la recherche du paysage sonore
Dans The tuning of the world (sous-titré Le monde comme musique), Schafer élabore les critères permettant de caractériser un espace acoustique. Les sons individuels, naturels ou artificiels, prennent place dans un tissu acoustique global. Ce paysage traduit l’environnement physique, les êtres sonores qui le peuplent et leur activité.
Schafer établit une typologie du paysage sonore, via notamment la distinction entre hi-fi et lo-fi :
Le paysage sonore hi-fi est celui dans lequel chaque son est clairement perçu(…). La campagne est généralement plus hi-fi que la ville, la nuit l’est plus que le jour, le passé plus que le présent. Dans un paysage sonore hi-fi, les sons se chevauchent moins fréquemment; la perspective existe, avec un premier et un arrière-plan (…) La ville réduit les possibilités d’audition (et de vision) opérant ainsi l’une des modifications les plus importantes de l’histoire de la perception.
Dans un paysage sonore lo-fi, les signaux acoustiques individuels se perdent dans une surpopulation des sons. Un son clair — un pas dans la neige, la cloche d’une église à travers la vallée, un animal qui décampe dans un fourré – disparaît dans le bruit général. La perspective s’évanouit.
Les distinctions opérées par Schafer tournent assez nettement autour de la dilution des reliefs sonores dans le bruit industriel. Le détail et la variété des sons du monde tendent à se perdre dans le brouhaha mécanique.
La polyphonie aérée des temps pré-industriels est progressivement étouffée, assourdie par le bourdon des espaces colonisés toujours plus densément par la civilisation industrielle.
La société industrielle est […] globalement plus bruyante que les sociétés anciennes, mais surtout, elle a modifié la nature du bruit. Elle a donné naissance à la ligne droite acoustique, à la continuité des bruits mécaniques. […] Beaucoup de bruits mécaniques sont linéaires et invariables, contrairement aux sons de la nature qui naissent, se développent et meurent, comme des êtres vivants.
Le grand orchestre des animaux
C’est dans une conception analogue du paysage sonore que Bernie Krause va puiser la matière de ses travaux ultérieurs. Elle connaît une forme d’achèvement avec la création en 2017 de son grand-oeuvre The great animal orchestra.
Dans la vidéo ci-dessous, Krause détaille le cheminement qui l’a amené à cette réalisation, et retrace les grandes lignes de son travail.
Installé à la fondation Cartier, le dispositif présente le paysage sonore de plusieurs sites naturels, enregistré sur 24h.
Sur écran défilent les spectrogrammes des différents sons qui composent le paysage. Se dessine une partition qui fait apparaître l’étagement des sons dans l’espace et le temps. Chaque source sonore (principalement des animaux) occupe une place dans le paysage, une fréquence et une signature propres, comme une niche acoustique -et écologique- où elle peut se déployer.
En voici également une version complète, en audio
Le chant des espèces
Cette approche acoustique des espaces naturels a donné naissance à une nouvelle discipline : l’éco-acoustique.
Il s’agit de relever et d’analyser l’empreinte sonore d’un biotope dans la durée. On peut ainsi détecter les variations de l’activité des espèces (type de sons émis, volume, fréquence, durée..) ou leur répartition dans l’espace.. Un dispositif durable et discret, qui permet de dresser une carte sonore de l’impact des pressions auxquelles est soumis le vivant.
Lire cet entretien, La biodiversité sur écoute, sur le journal du CNRS.
L’éco-acoustique met ainsi en relief l’impact ravageur et croissant de la pollution sonore sur les milieux naturels.
La saturation sonore des espaces, terrestres et marins, brouille et comprime les niches acoustiques des espèces. Leurs facultés de perception, de communication et d’orientation sont profondément altérées par le stress acoustique.
Ainsi la musicalité du biotope -son image sonore- peut être écoutée comme un tissu orchestral.
Conçu comme un ensemble spatialisé de timbres, de mélodies, de fréquences et d’interactions il se révèle riche de découvertes auditives et d’enseignements sur son état.
Mais si cette technique permet de raffiner le constat de la dégradation des milieux naturels, son intuition est aussi riche de ferments poétiques et musicaux..
Du paysage sonore à la musique
Comment ne pas écouter cette description de Chateaubriand, tirée des Fragments et variantes du Génie du christianisme :
Prête à se livrer au silence, la solitude exécutait un dernier concert : les forêts, les eaux, les brises, les quadrupèdes, les oiseaux, les monstres, faisaient les diverses parties de ce chœur unique. La non-pareille chantait dans le copalme, l’oiseau moqueur gazouillait dans le tulipier. On entendait à la fois et les flots expirants sur leurs grèves et les crocodiles qui rugissaient sourdement. Nichées dans les feuillages des tamarins, des grenouilles d’un vert de porphyre imitaient par un cri singulier le tintement d’une petite cloche ; et de beaux serpents, qui vivent sur les arbres, sifflaient suspendus aux dômes des bois, en se balançant dans les airs comme des festons de lianes. Enfin, de longues bandes de caribous, d’orignaux, de buffles sauvages, venaient en bramant, en mugissant, se baigner dans les eaux du lac.
Sans atteindre ce raffinement polyphonique que permet la suggestion littéraire, des oeuvres électroacoustiques intègrent des sons animaux. Elles formulent avec plus ou moins de bonheur des paysages sonores hybrides. Et bien sûr, les oiseaux y tiennent la vedette.
Le compositeur Richard Blackford a tiré une symphonie du Great animal orchestra, incluant des samples du travail de Krause. Le détail du projet peut mériter le coup d’oeil, mais le résultat est assez conventionnel.
Plus sensible, le Cantus Arcticus d’Einojuhani Rautavaara propose un travelling majestueux dans la faune ornithologique du Cercle arctique. Plus audacieux et virtuose, le Bird concerto de Jonathan Harvey combine samples d’oiseaux et sons électroniques voletant autour du piano..
Moqueur, Triste et Zen, François Bayle signe Trois rêves d’oiseaux, au ramage électro-acoustique aussi fantasque qu’expressif. Un petit bijou de ce grand plasticien du son.
Les paysages inframinces de Viktor
Impossible de clore ce survol du paysage sans parler de la poésie hypersensible, au ras des choses et des êtres, de Knud Viktor.
Ce danois installé dans le Luberon et décédé en 2013 était un Francis Ponge du sonore.
La délicatesse, la précision et la simplicité de ses montages dessinent une fresque émouvante de la vie résonante. L’eau et le bois, le vent et les insectes, les animaux et les hommes sont la partition de ses miniatures fascinantes. Elles laissent les choses vibrer, et font du moindre événement sonore un rêve étrange et familier. Une oeuvre discrète, majeure, à découvrir absolument.
Partager cet article