Bande dessinée : une histoire de femme(s)
Biographies et autobiographies au féminin
Publié le 14/03/2019 à 07:00 - 11 min - par Henri
Quelle place pour les femmes dans la bande dessinée aujourd’hui ? Fait remarquable : cette année, le Grand prix du Festival international de bande dessinée d’Angoulême a été attribué pour l’ensemble de son oeuvre à l’auteure de manga Rumiko Takahashi. C’est la seconde femme à être distinguée en 45 ans, après la française Florence Cestac en 2000 . Cet exemple, parmi d’autres, démontre que les instances traditionnelles sont loin encore de rendre compte de la place qu’occupent aujourd’hui les femmes dans le monde de la bande dessinée, tant comme auteures que comme personnages. Pour faire bonne mesure, l’Association Artemisia pour la promotion de la bande dessinée féminine attribue chaque année ses prix depuis 2007 (cette année Claire Malary a remporté le Grand prix pour l’album « Hallali »). Au-delà des polémiques liées à la reconnaissance des auteures femmes, le présent article propose un simple constat de la situation éditoriale contemporaine. En choisissant le biais, lui-même très riche, de la bande dessinée dite «du réel», voici, piochée dans l’actualité récente, une sélection d’albums biographiques qui mettent en avant des femmes ainsi que des autobiographies ou journaux d’auteures.
En 2008, était publié sur ce site un modeste article intitulé Les femmes de la bande, consacré… aux femmes de la bande dessinée (aussi bien les personnages féminins que les auteures). Ce premier document pourrait servir d’introduction «historique» au présent article, dont l’angle d’approche embrasse deux tendances générales particulièrement représentatives de la bande dessinée contemporaine : la biographie, ou biopic, de personnages réels et l’autobiographie et le journal intime.
On pourra constater qu’en une décennie la place des femmes s’est, ici comme ailleurs, considérablement affirmée.
Si les personnages féminins de fiction, souvent riches et marquants, se sont multipliés au fil des années, les biographies de personnes historiques et contemporaines font l’objet d’un engouement croissant.
Le biopic : à la rencontre de personnalités remarquables
La forme générale de la biographie en bande dessinée permet de mettre en évidence, pour un public nouveau, des personnes remarquables, célèbres ou inconnues. Les biopics de femmes, c’est à remarquer, sont indifféremment réalisées par des femmes ou des hommes.
Séries et collections
En accord avec l’air du temps, nombre d’éditeurs appliquent, par le biais de séries ou de collections, une politique résolument tournée vers les personnages féminins. En voici deux exemples :
Femmes en résistance, chaque album de cette tétralogie, par ailleurs classique dans sa forme, publiée par les éditions Casterman est consacré à une personnalité ayant résisté aux forces nazies pendant la seconde guerre mondiale :
l’aviatrice anglaise Amy Johnson, les Françaises Berty Albrecht et Mila Racine, ou l’Allemande Sophie Scholl
La collection Grands destins de femmes, déclinée sous la forme de brefs ouvrages de petit format, est publiée par les éditions Naïve qui souhaitent montrer comment des femmes célèbres pour leur personnalité et leurs accomplissements sont devenues ce que l’on connaît. Il s’agit d’ouvrages de «commande», issus de la collaboration entre différents scénaristes non professionnel-les de la BD, proches des sujets traités et dessinateurs-trices.
Entre autres on retrouvera ici l’écrivaine Virginia Woolf , par Michèle Gazier et Bernard Ciccolini ; la psychologue Françoise Dolto, par MP Farkas et M. Ratier ou la danseuse Isadora Duncan, par J. Mougenot ; J. Stromboni.
Ouvrages monographiques issus du choix de l’auteur-e
L’exemple de Pénélope Bagieu et de sa série Culottées : des femmes qui ne font que ce qu’elles veulent constitue une transition dans le contexte qui nous occupe puisque, de son propre choix, elle y propose une compilation de brefs portraits, présentés avec humour et un dessin léger proches de l’esprit blog, de personnalités souvent peu connues voire totalement inconnues, couvrant les lieux et les époques les plus diverses et actives dans les domaines les plus variés : Clémentine Delay, la femme à barbe ; Lozen, guerrière et chamane apache ; Agnodice, gynécologue athénienne du 4e s. avant J.-C., etc.
Beaucoup plus développées et approfondies car chaque album est consacré à un sujet unique, les monumentales biographies (plusieurs centaines de pages chacune) proposées depuis quelques années par le binôme José-Louis Bocquet (scénariste) et Catel Muller (dessinatrice au trait à la fois souple et précis) nous immergent en noir et blanc dans la vie de fortes personnalités féminines face au contexte socio-historique où ont ont vécu et se sont illustrées ces femmes en quête de toutes les libertés :
Olympe de Gouges : cette biographie de l’une des premières féministes (1748-1793) met en avant son engagement humaniste, au profit des femmes et des déshérités, sans omettre sa facette libertine.
Josephine Baker : Un portrait de la célèbre danseuse originaire du Mississippi (1906-1975) devenue la première star noire mondiale. Elle s’est engagée dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale et dans la lutte contre le racisme. Joséphine Baker apparaît comme un étonnant mélange de générosité et d’ambition.
Kiki de Montparnasse est une biographie romancée d’Alice Prin (1901-1953), dite Kiki de Montparnasse. Compagne de Foujita et Man Ray, amie de Modigliani, Duchamp, Cocteau, Desnos, Aragon, etc., modèle, peintre, chanteuse, elle fut une figure marquante de la bohème de Montparnasse pendant l’entre-deux-guerres
D’autres exemples dans le même domaine proposent une grande diversité de sujets et de styles
Sauvage : biographie de Marie-Angélique Le Blanc, scénario d’Aurélie Bévière et Jean-David Morvan, dessin de Gaëlle Hersent, Delcourt, 2015
Cet album remarquable, au dessin incisif, permet de découvrir la vie de Marie-Angélique Le Blanc (1712?-1775), enfant sauvage retrouvée dans les forêts de Champagne dans les années 1730, vraisemblablement une Amérindienne ayant fui l’esclavage. Son acculturation progressive, mue par une ferme volonté et un puissant charisme, et l’enthousiasme du public la conduisent à fréquenter la haute société française avant une retraite volontaire emprunte de dignité et de discrétion dans les dernières années de sa vie.
Camille Claudel, Eric Liberge ; Vincent Gravé, Glénat, 2012. A Paris, en 1951, c’est Paul Claudel, innterrogé par des journalistes sur sa soeur Camille, décédée huit ans auparavant qui évoque avec enthousiasme et émotion le destin tumultueux de cette sculptrice qui s’est battue pour se faire une place en tant que femme et artiste, sa relation passionnée avec Rodin, avant d’aborder sa douloureuse descente dans la folie… Le dessin courbe et intranquille de Vincent Gravé s’adapte bien à la vie ardente et torturée de Camille.
Femme rebelle, l’histoire de Margaret Sanger, de Peter Bagge, Nada, 2017. Voici l’un des albums les plus originaux de cette sélection. Fondatrice du journal The Women Rebel et du Planning familial, Margaret Sanger (1879-1966) a bousculé l’Amérique conservatrice du début du XXe siècle par son combat pour le droit des femmes à disposer librement de leur corps.
Avec ce roman graphique, documenté, drôle et inspiré, P. Bagge, auteur américain de BD Underground dont il conserve ici le style parodique et le dessin relâché, signe une biographie haute en couleur de cette militante radicale, provocatrice et controversée, qui a fait de l’accès à la contraception et à l’éducation sexuelle une arme contre la pauvreté et l’oppression.
Simone Veil, l’immortelle, par Pascal Bresson et Duphot, Marabout, 2018. Suite à la disparition de de la militante féministe (1927-2017), entre autres ministre à l’origine de la légalisation de l’IVG en France, également académicienne, cet album hommage reprend les temps forts de sa vie riche et active dans un style que l’on pourrait qualifier de « journalistique », tout en laissant place à la sensibilité et à l’empathie.
Violette Morris, à abattre par tous les moyens, par Gallic, Kris et Rey, Futuropolis, 2018. Personnage sulfureux, Violette Morris, née en 1893, fut une championne sportive française toutes catégories : boxe, natation, football, athlétisme, course automobile.
Elle devint ensuite chanteuse de cabaret, et figure éminente de la communauté lesbienne de Paris. Elle avait aussi la réputation d’être à la solde des nazis. Le 26 avril 1944, elle meurt dans une embuscade organisée par un groupe de résistants. Cet album, de facture plutôt classique, a le mérite de se mesurer à une personnalité étonnante, chargée d’ambiguïté.
Phoolan Devi, reine des bandits, (Casterman, 2018) . Claire Fauvel nous livre ici une impressionnante adaptation de l’autobiographie de Phoolan Devi, née en 1963 au nord de l’Inde. Après un mariage forcé et annulé, elle devient la paria de son village.
Enlevée et sauvée par des bandits, elle se battra dès lors contre l’injustice et pour la protection des femmes. Elue députée du Parlement indien, cette guerrière de la paix sera assassinée en 2001.
Journaux et autobiographies
La bande dessinée dite «du Moi», renforcée ces dernières années par l’effet blog, est une tendance apparue à la fin du 20e siècle. L’autobiographie dessinée et sa forme ultime, le journal intime, comme leurs équivalents écrits, constituent, par leur caractère même un travail particulièrement délicat. Si l’auteur-e est sincère, il s’agit d’une véritable mise à nu, pas incompatible avec l’humour. De nombreuses femmes se sont confrontées à cet exercice sous les formes les plus variées.
Devenu un classique, Persepolis, de Marjane Satrapi, autobiographie «familiale» d’une jeune iranienne pendant la révolution des années 1980 et publiée à l’aube des années 2000, joue, par sa célébrité, un rôle exemplaire dans ce contexte.
Cependant, l’une des toutes premières créations dans ce domaine est Melody, le journal dessiné de la Québécoise Sylvie Rancourt . Danseuse dans les bars de Montréal dans les années 1980, l’auteure a mis en images avec naturel et sincérité sa vie quotidienne et les aléas de son métier de strip-teaseuse, une profession comme une autre.
D’abord autopubliées dans une série de fanzines, ces bandes dessinées ont été regroupées et publiées en France par les (regrettées) éditions Ego comme X en 2013.
En 2015, Chantal Montellier, à la tête d’une bibliographie de plusieurs dizaines d’albums, publiés au long de 40 ans d’une carrière engagée et militante, en particulier pour la cause féminine (elle est aussi la créatrice de l’association Artemisia, citée plus haut), publie le premier volume de La reconstitution, récit autobiographique (1947-1980).
Plus que d’une bande dessinée au sens classique, il s’agit d’une forme hybride qui s’adapte parfaitement au propos de l’auteure : un dialogue étroit entre texte imprimé et illustrations, l’un suscitant l’autre et réciproquement. Dans un style bien à elle Chantal Montellier narre son parcours de haute lutte déterminé par le rejet initial dont elle a fait l’objet de la part de son père. La famille, la honte, la colère, l’art comme facteur de résilience, les combats qui ont forgé sa personnalité et sa conscience féminine et politique jusqu’à l’orée de sa carrière d’auteure forment la trame de cet ouvrage remarquable où elle expose sans concession mais avec style et subtilité sa force et sa vulnérabilité. La suite est attendue avec impatience et intérêt.
La légèreté (2016) est un travail de résilience pour Catherine Meurisse.
L’auteure, dessinatrice à Charlie Hebdo, raconte avec sensibilité sa reconstruction après le traumatisme de l’attentat contre le journal et les événements qui ébranlèrent la France en janvier 2015.
Dans Les grands espaces, publié deux ans plus tard, la dessinatrice poursuit sa plongée intime en racontant son enfance passée à la campagne, dans une grande ferme que ses parents rénovent. Au milieu de cette maison en chantier, en pleine nature, elle développe son imaginaire et son goût pour le dessin.
Dans Carnet de thèse (2015), Tiphaine Rivière met en fiction son expérience de thésarde afin de mieux décortiquer les mécanismes de ce parcours du combattant. Jeune enseignante, Jeanne quitte son collège de ZEP pour se lancer dans l’écriture d’une thèse.
Elle déchante rapidement face au fonctionnement du monde universitaire : son directeur de thèse qui l’évite, la compétition académique, les étudiants candides de première année, les colloques ennuyeux, l’incompréhension des proches, etc.
Comme les précédents opus de Zelba (Ma vie de poulpe et C’est du propre !), Etats dames (2013), est issu du blog de cette Stéphanoise d’origine allemande. La narratrice raconte par le dessin ses états d’âmes et des anecdotes familiales. Elle illustre ainsi la vie avec les enfants, la sexualité féminine ou la domination masculine telle qu’elle la perçoit dans son quotidien, par un dessin à la séduisante et subtile simplicité.
Le goût d’Emma (2018) est l’autobiographie de la critique gastronomique Emma Maisonneuve. Soutenue par le dessin limpide de la mangaka Kan Takahama, elle narre ici son parcours initiatique de jeune femme passionnée de cuisine qui parvient à travailler pour le guide Michelin et sillonne la France pour tester les petits restaurants et auberges.
Moi en double (2018) narre l’expérience de vie d’une femme obèse, la scénariste. Navie était malade. Elle était en obésité morbide et souffrait chaque jour, avec le sourire sans jamais le montrer… L’acceptation de soi est ce qui lui tient le plus à coeur, mais comment aimer cette fille dans le miroir qui n’est que le reflet de sa souffrance ? Navie portait son double. Un double qu’elle a aimé, qu’elle a essayé de fuir puis de tuer. Mais comment fait-on pour se tuer sans mourir ?
Ce bel album est illustré par Audrey Lainé dont le style graphique et la mise en page (on est tenté d’écrire la mise en espace) épouse les aléas de l’épreuve endurée par la protagoniste.
Terminons ce parcours par là où nous l’avons commencé, la bande dessinée japonaise. Avec le tout récent Adieu mon utérus (2019) la mangaka Yuki Okada nous livre la chronique de sa lutte contre le cance et de son hysterectomie, avec l’aide de sa mère et en prenant soin de ménager son mari et sa fille. Loin de tout tabou, elle livre le récit de cette épreuve dans un pur style “Shojo” qui atténue le caractère dramatique du récit sans en occulter la gravité.
Cet article fait partie du dossier Féministes tant qu’il le faudra !.
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2 thoughts on “Bande dessinée : une histoire de femme(s)”
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bravo HC !
et encore bravo Henri