Quand la science se dessine

Vulgariser par les bulles

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - par Dpt Sciences et Tech

La vitalité du secteur éditorial de la bande dessinée n’est plus à prouver. Mais voici un phénomène qui, s'il n'est pas nouveau, a pris beaucoup d’ampleur ces dernières années : c’est celui de la bande dessinée documentaire qui aborde l’histoire, la littérature ou les sciences, par le biais du reportage ou de la biographie.

Parmi ces albums dits “du réel”, la BD de sciences (dures) se distingue par sa capacité à mettre en images les théories scientifiques les plus ardues, dans le but de transmettre les savoirs autrement que par l’enseignement scolaire ou que la lecture des traditionnels essais ou manuels.

 

Des collections dédiées aux sciences

Plusieurs grands éditeurs de bande dessinée ont créé des collections dédiées à la vulgarisation scientifique. Au Lombard, au sein de La Petite Bédéthèque des savoirs créée en 2016, « un spécialiste et un dessinateur s’unissent pour vous faire comprendre le monde en bande dessinée ». Cette collection s’inspire des populaires mais sérieux Que Sais-Je ? Plusieurs des 28 titres du catalogue proposent une première approche des sciences sur des thèmes très variés : l’univers, les abeilles, le hasard, les requins, l’intelligence artificielle… Davantage que de simples textes illustrés, ces albums se présentent comme des clés d’entrée sur un domaine, de façon à la fois sérieuse et ludique.

Les éditions Casterman font aussi le pari encyclopédique avec la collection Tout en BD. D’abord destinée aux 8-11 ans, elle constitue néanmoins pour le public plus âgé une excellente première approche des thématiques abordées. Dans le domaine des sciences, citons L’évolution : de la naissance de la Terre à nos jours (2017) et L’ évolution de l’homme (2018) écrits par Jean-Baptiste de Panafieu, biologiste et auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique.

Notons encore la collection Explora chez Glénat qui s’intéresse plus spécifiquement aux grands explorateurs. Parmi les 16 albums déjà parus, mention particulière au diptyque consacré à Darwin, publié en 2016. L’auteur Christian Clot, lui-même explorateur, et le dessinateur Fabio Bono offrent dans cette biographie dessinée un bel aperçu du périple que vécut Darwin à bord du Beagle, périple scientifique au cours duquel il posa les bases de sa Théorie de l’évolution.

Laissant davantage de place à la narration, la collection Octopus (Delcourt) publie des auteurs « férus de sciences, spécialistes ou grands curieux d’un domaine de connaissances » dans une grande diversité de tons et d’approches. Lancée en 2017 par l’auteur-dessinateur Boulet et l’éditrice Marion Amirganian, cette collection fait la part belle au récit et à l’émerveillement. Tous les domaines du savoir sont représentés : médecine, philosophie, biologie, sociologie, histoireLe premier album édité fut un vrai succès de librairie : écrit par Florence Porcel et dessiné par Erwann Surcouf, Mars Horizon est un docu-fiction imaginant le quotidien de la première mission habitée martienne.

 

Quatre collections de BD dédiées aux sciences. De gauche à droite, La petite bédéthèque des savoirs, Tout en BD, Explora, Octopus.

 

Susciter la curiosité sur des sujets scientifiques

Si la BD documentaire s’avère un excellent vecteur de l’information scientifique, c’est parce que les auteurs réussissent, souvent, à allier le savoir à l’humour. Comment la rigueur du premier peut-il s’accommoder de la légèreté du second ? D’après Pascal Robert, membre de l’Élico (Équipe de recherche de Lyon en sciences de l’information et de la communication), « sur le plan sémiotique, la mécanique du rire [de la bande dessinée] épouse les grandes lignes/articulations de la logique de la démonstration scientifique ».

Marion Montaigne / Dargaud, 2017

En rendant la science plus attrayante, les auteurs de BD participent à sa diffusion auprès du public, dont il s’agit d’abord de piquer la curiosité. La bédéiste Marion Montaigne s’en est fait une spécialité, avec sa série humoristique Tu mourras moins bête ou encore Dans la combi de Thomas Pesquet, écrit en collaboration avec l’astronaute Thomas Pesquet. L’album a passionné des dizaines de milliers de lecteurs : 4e dans le top des meilleures ventes de BD en 2018 (163 668 exemplaires vendus – Source GFK/Livres Hebdo). Consécration suprême, il figurait parmi les 10 finalistes pour le Fauve d’Or 2018 au festival d’Angoulême, pour finalement être couronné par le Prix du public Cultura (qui avait déjà été décerné à Marion Montaigne en 2013 pour le deuxième tome de Tu mourras moins bête).

Antonio Fischetti et Bouzard / Dargaud / 2019

Même si certaines BD de sciences peuvent tout à fait se lire à des fins pédagogiques, voire renvoyer directement à des notions étudiées en classe, les bédéistes cherchent néanmoins à éviter l’écueil de l’encyclopédisme. Ainsi La Planète des sciences (Dargaud, 2019) révèle une galerie haute en couleurs de 37 scientifiques, rassemblant biographies illustrées et anecdotes savoureuses sur les femmes et les hommes qui ont contribué à la compréhension des grandes théories scientifiques. L’ouvrage permet de se (re)mettre à niveau sur de nombreux sujets grâce à ces portraits de savants aux noms plus ou moins familiers, tout en distrayant le lecteur (on apprend par exemple que Peter Higgs, coincé dans les embouteillages était stressé à l’idée de ne pas arriver à temps au Cern pour voir « son boson »), mais aussi en l’alertant sur les progrès parfois délirants et inquiétants de la science.

 

Mettre en images des thématiques complexes

Thibault Damour et Burniat / Dargaud, 2016

Sans nécessairement faire appel à l’humour, les multiples possibilités narratives, visuelles et interactives de la BD lui permettent de déchiffrer (et défricher) des domaines scientifiques très complexes. En cela, Le mystère du monde quantique, qui s’est écoulé à plus de 20 000 exemplaires, est une grande réussite : « On intègre mieux certaines notions avec la logique des cases et la temporalité de la BD, estime l’auteur David Vandermeulen. […] Thibault Damour et Mathieu Burniat utilisent une couleur différente pour faire comprendre les diverses réalités quantiques » (Des concepts bien casés, interview dans Libération). L’album donne aux lecteurs les clés pour appréhender les mystères de ce champ de recherche passionnant mais ô combien difficile…

Les éditeurs plus traditionnellement tournés vers les essais ou les manuels scientifiques, comme Vuibert ou Dunod, commencent eux aussi à exploiter le segment de la BD « savante ». Dunod vient par exemple de publier Quantix : la physique quantique et la relativité en BD. Le scénariste et dessinateur Laurent Schafer a collaboré avec le physicien Claude-Alain Pillet (Professeur au Centre de Physique Théorique, Université d’Aix-Marseille, Université de Toulon, CNRS). Quelques extraits en images :

FibreTigr, Arnold Zephir, Héloïse Chochois / Delcourt, 2019

Autre sujet complexe, celui de l’intelligence artificielle. L’album Intelligences artificielles, miroirs de nos vies, publié en 2019, met en scène une IA dénommée Yurie qui, dans un futur très proche, participe à une émission de télévision consacrée à l’improvisation poétique. Dans cet album, la fiction permet d’aborder les enjeux liés à cette technologie ainsi que les craintes et les espoirs qu’elle suscite.

 

 

Rendre accessible la recherche scientifique actuelle

Les enseignants-chercheurs en sciences perçoivent aussi les capacités de la bande dessinée à diffuser les sciences auprès du grand public. Tour d’horizon de plusieurs initiatives nées ces dernières années…

Le projet ERCcOMICS, financé par l’Union européenne, explore le potentiel de la bande dessinée pour raconter des histoires inspirées par des projets de recherche scientifique. Il s’agit de BD issues d’une collaboration entre chercheurs et artistes. Déjà présent au prestigieux festival de BD italien Bilbolbul en novembre 2018, ce projet a tenu également son stand au festival d’Angoulême en janvier 2019.

Les doctorants sont eux aussi invités à diffuser leurs travaux de recherche sous la forme de BD. En 2016, l’Université de Lorraine a travaillé avec les dessinateurs Peb et Fox pour adapter en bande dessinée les thèses de doctorants lauréats du concours Ma thèse en 180 secondes. Ces planches ont été mises en ligne sur le site d’information The Conversation puis éditées chez EDP Sciences sous le titre Ma thèse en deux planches. L’expérience continue depuis, et en octobre 2019, à l’occasion de la Fête de la Science, le Syndicat national de l’édition publiera à son tour un recueil de thèses “en bulles”, scénarisées avec des doctorants rhônalpins.

La thèse de Zahra Manel Doumandji en BD. Peb&Fox/Université de Lorraine, 2018

Citons également le portail Strip Science, qui réunit des blogueurs scientifiques et des blogueurs BD, pour réaliser des collaborations inédites et des projets de vulgarisation scientifique, « pour que ces deux mondes se rencontrent et créent ensemble des œuvres créatives, drôles, belles et passionnantes ».

Enfin, un autre projet innovant est celui porté en 2016 par quatre chercheurs de l’Université Lyon 1 : 2101 est une bande dessinée numérique, dont chacun des 26 épisodes donne la parole à un scientifique : l’histoire, imaginée à partir d’un mythe de Faust, devient le cadre d’une enquête documentaire sur le thème des sciences et de la science-fiction.

 

***

Ces dernières années, l’essor de la BD de sciences a donc mis en lumière le potentiel de la bande dessinée comme outil de médiation scientifique, au même titre que les vidéos de vulgarisation des sciences que l’on trouve sur les plateformes de vidéos en ligne. Stimulante et initiatrice, la lecture de ce genre de BD s’avère aussi le moyen de fédérer un double lectorat : les lecteurs d’essais et les lecteurs de contenus plus légers. Demandées par les lecteurs, plébiscitées par les scientifiques eux-mêmes, il n’en fallait pas beaucoup plus pour que les éditeurs s’emparent de ce succès grandissant.

 

Pour aller plus loin..

 

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