La démocratie en question (1/3)

La crise révélée

- temps de lecture approximatif de 6 minutes 6 min - Modifié le 20/04/2020 par L'anagnoste

Le mouvement des Gilets jaunes fut le signe d'une crise de la démocratie qui surprit tout le monde. Le temps est ensuite venu de l'identification de cette crise (1/3), de la (re)découverte de pratiques anciennes et nouvelles (2/3) et de l'émergence de projets de terrain et virtuels (3/3).

La révolution des parapluies, Hong Kong, 2014 © simonwai de Taipei, Taiwan / CC BY-SA 2.0

Face au caractère inédit du mouvement des Gilets jaunes, certains s’étaient émus de l’affaiblissement de la démocratie qu’ils pouvaient représenter. Depuis lors, c’est effectivement une crise de la démocratie qui s’est dessinée au fil des mois.

Au milieu des années 1990, la majorité des citoyens du monde étaient satisfaits de leur démocratie – une majorité très relative, toutefois, qui dépassait à peine les 52 %. C’est ce que nous apprend The Global Satisfaction with Democracy Report 2020. En 1995, en effet, 47,9 % des sondés étaient insatisfaits de leur démocratie et ils sont aujourd’hui 57,5 %. Le « recul global de la démocratie » a démarré en 2005, année où la satisfaction avait atteint son taux record : « seulement » 38% de citoyens insatisfaits.

Le graphique de la page 14 montre des tendances contrastées dans les grandes régions du monde : • le plus grand bond vers l’insatisfaction affecte les démocraties anglo-saxonnes qui passent de 25 à 50 % • le plus grand recul revient à l’Asie du Sud-Est (Indonésie, Philippines, Thaïlande, Birmanie, etc.) qui passe de 65 à 30 % • l’Europe progresse légèrement au-dessus des 50 % • et l’Amérique latine se tient au plus haut à près de 80 %.

Le graphique de la page 12 place la France dans la partie basse de la section « malaise » (insatisfaction supérieure à 50 %), la section « crise » (supérieure à 75 %) comprend entre autres l’Ukraine, le Brésil et le Mexique, tandis que la Suisse, la Norvège ou l’Autriche trouvent place dans la section « satisfaction » (inférieure à 25 %, soit 2 % du monde démocratique, la Suisse ayant le taux le plus bas d’environ 8 %), et qu’une quatrième section réunit les pays « inquiets », de la Finlande, à l’Allemagne et à la Hongrie, dont les citoyens sont dans l’ensemble moins insatisfaits que dans la période précédente, hormis dans quelques pays comme l’Australie, passée de 20 à 40 %.

Pour le rapport, les causes de la défiance croissante dans la démocratie sont « objectives » : chocs économiques, scandales de corruption, crise économique de 2008 et crise des réfugiés de 2015. Les institutions démocratiques ont globalement failli à régler les crises, y compris celle du réchauffement climatique, d’où l’augmentation des jugements dépréciatifs à son endroit.

Plus précisément, pour la France, le « Baromètre de la confiance politique 2020 » du Cevipof indique que 64 % des Français trouvent que la démocratie ne fonctionne pas très bien (40%) ou pas bien du tout (24%), et que 37% pensent qu’il ne sert pas à grand chose de voter, car les hommes et les femmes politiques ne tiennent pas compte de la volonté du peuple. 81% considèrent que la démocratie est néanmoins le meilleur système de gouvernement et 41% que rien n’avance en démocratie et qu’il vaudrait mieux moins de démocratie et plus d‘efficacité.

Pourtant, écrit Luc Rouban dans L’univers invisible de la démocratie (AOC), « le macronisme ramène tout à l’efficacité », mais, ajoute-t-il, « en présupposant l’absence de conflits fondamentaux dans la société ». L’ambition d’efficacité n’a donc pas convaincu tous les Français, mais surtout, elle a occulté ce que Rouban appelle La matière noire de la démocratie, « cette structure cachée de la société, invisible, mais aussi insoupçonnée par les dirigeants » et que les Gilets jaunes ont révélée. Les luttes politiques qui se jouent dans les démocraties de nos jours rassemblent les exclus de la mondialisation heureuse contre un pouvoir démocratique qui les ignore – là où elles affrontaient naguère les ouvriers aux patrons ou les progressistes aux réactionnaires.

Pour Rouban, les GJ ne relèvent pas d’un populisme de miséreux qui chercheraient un dictateur et un parti unique pour assurer l’unité nationale, ils sont un sursaut contre l’oubli d’existences laminées par une vision économiste du monde qui dépolitise les conflits – par le haut. Les GJ les dépolitisent par le bas, « au nom d’un peuple supposé réuni et parlant d’une seule voix sans que l’on sache comment sont réglés les conflits ». S’il est question ici d’efficacité, c’est de celle de la démocratie. Ainsi, pour Rouban, le macronisme et les GJ sont les deux expressions symétriques d’une même évolution vers une indifférenciation générale, du public et du privé, du politique et de l’économique, de la gauche et de la droite, et qui annihile les conflits constitutifs de la démocratie. Il faudrait redonner au politique son autonomie sans qu’il soit réduit au jeu des marchés ni à celui des émotions.

Pour Christian Le Bart, codirecteur d’un ouvrage sur La proximité en politique, ce qui menace la démocratie, ce sont Les dérives de l’authenticité et de la proximité en politique (AOC). L’individualisation qui travaille nos sociétés se traduit en politique par une volonté de renouvellement du personnel politique qui le dégage des rigidités institutionnelles et partisanes. Ainsi, les députés nouvellement élus de La République en marche ont-ils joué la carte de « l’authenticité individuelle, de la bonne volonté sincère, des convictions ancrées dans la pratique et du souci inconditionnel de l’intérêt général ». C’est une force pour convaincre, mais une faiblesse institutionnelle. En effet, le député appartient à un parti, et à l’Assemblée, il ne décide pas seul, ce malgré le contexte de récusation de la logique partisane droite-gauche.

Dans sa circonscription, il doit répondre de son action devant les électeurs dont il s’est voulu le porte-parole, mais sa sincérité risque de ne pas peser lourd face à la détresse individuelle de certains de ses électeurs – des GJ aux agriculteurs dans la difficulté. Faire allégeance à un unique individu charismatique, Emmanuel Macron, ne suffit pas non plus à constituer un ancrage et surtout une ligne politique doctrinale. Le risque est grand dès lors de voir le lien de la représentation politique se réduire à un face-à-face entre des individus qui sont pour finir également démunis – l’électeur et l’élu. Pour Le Bart, ce principe d’authenticité individuelle réduit la représentation politique « à sa plus simple expression : sincérité, compétence, écoute, disponibilité, absence de sectarisme ». Le principe des deux corps du roi se voit ainsi entamé : le corps symbolique (institutionnel) est effacé au profit du seul corps réel, celui des émotions vraies et authentiques.

Toutefois, pour Samuel Hayat, l’auteur du Démocratie paru dans la collection « Le mot est faible » chez Anamosa, La démocratie réelle n’est pas le règne sans partage des élus (Libération, 26/02/2020). La démocratie ne se résume pas au vote – et donc la légitimité des urnes ne suffit pas à réclamer la fin des grèves et des contestations. Pour qu’il y ait démocratie, explique Hayat, il faut qu‘une opposition ait une réelle capacité à se constituer et à s’exprimer. Les soulèvements des GJ – le « peuple » contre les taxes – sont à ses yeux démocratiques au sens fort du terme, car ils sont l’expression d’une demande de démocratie qui ne passe pas par les partis politiques traditionnels et échappe à toute captation oligarchique. Hayat cite deux exemples de renouvellement démocratique qui se situent justement hors partis et élites politiques traditionnels : le Podemos espagnol qui a joué le jeu de l’institutionnalisation et le mouvement américain Fight for $15 qui a initié un nouveau modèle de lutte sociale.

Samuel Hayat : vit-on encore dans une démocratie ?

Quant à Jean-Claude Monod, auteur en 2019 de L’art de ne pas être trop gouverné, il considère lui aussi qu’il faut Reconquérir la démocratie contre les oligarchies qui la détournent (Le Monde, 09/11/2019). L’auteur s’appuie sur ce que Michel Foucault a appelé la « crise de la gouvernementalité », interrogeant notamment les crises politiques du XXIe siècle, au sein desquelles, explique Monod, démocratie et libéralisme tendent à se dissocier, en particulier à cause des résistances face à l’économie, vue comme une source de dérégulations sociales et écologiques. De nouvelles contestations sont apparues au XXIe siècle qui visent l’accaparement du pouvoir et des avantages par les plus riches (oligarchie), le règne des mafias et des clans proches du pouvoir (Algérie ou Égypte) ou encore l’autoritarisme de gauche de pouvoirs corrompus (Amérique latine). Partout, le défaut de démocratie prend la forme de politiques menées en faveur des intérêts de groupes politiquement ou économiquement dominants et non dans l’intérêt général.

La démocratie en question 2/3  « Démocratiser la démocratie »

La démocratie en question 3/3  Innovations

 

 

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