L’évènement Gilets jaunes décrypté

- temps de lecture approximatif de 7 minutes 7 min - Modifié le 10/10/2019 par L'anagnoste

Chercheurs et analystes se sont penchés sur le mouvement des Gilets jaunes à la lumière de leur savoir et de l'histoire politique de la France.

Manifestation des Gilets Jaunes autour du rond-point de la Vaugine à Vesoul (Haute-Saône). La nationale 19 est bloquée dans les deux sens © Obier [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]

L’événement Gilets jaunes, inattendu et inédit, a suscité une grande abondance d’analyses et de commentaires. Dans la presse, naturellement, mais aussi dans des livres – la BML en a acquis pas moins de douze en six mois. Et parmi ceux-ci, il se trouve trois ouvrages collectifs qui rassemblent, pour les uns, des contributions de chercheurs : Gilets jaunes : hypothèses sur un mouvement et Le fond de l’air est jaune : comprendre une révolte inédite, et pour le troisième, des textes de réflexion ou littéraires dans lesquels leurs auteurs affirment leur engagement en faveur du mouvement : Gilets jaunes : pour un nouvel horizon social.

Les chercheurs ont tenté de comprendre le phénomène Gilets jaunes à la lumière de leurs différentes disciplines, et ce malgré l’impossibilité, tous ou presque le confessent, d’identifier d’emblée un mouvement qui ne ressemble en rien à ce qu’on connaît depuis plus d’un siècle en matière de luttes politiques. Ils ont ainsi constitué une mosaïque de points de vue qui permet de s’en approcher au plus près : tel historien le compare aux sans-culottes de la Révolution française, tel géographe lui applique sa connaissance des « territoires », tel politologue analyse son refus de toute forme d’expression et de négociation politiques traditionnelles, et enfin, nombre de sociologues l’examinent au filtre des classes sociales.

Tous s’accordent à voir dans la révolte des GJ un « objet politique non identifié » (Didier Fassin). S’agit-il d’un mouvement social ou d’une insurrection ? Certes, le mouvement a tout d’une révolte « populaire », mais il est disparate dans son expression et traversé de tendances contradictoires, en raison, notamment, de la diversité de ses protagonistes : des retraités et des étudiants, des travailleurs et des chômeurs, des artisans et des commerçants, des infirmières et des aide-ménagères, et par ailleurs un grand nombre de femmes. Les GJ sont en partie perçus comme des « faux pauvres » (Gérard Noiriel), eu égard aux revenus « convenables » de certains d’entre eux, néanmoins, ils sont aussi les « exclus de l’intérieur », frappés d’« invisibilité sociale » et d’une « intégration fragilisée » (Serge Paugam). Beaucoup vivent hors des grands centres urbains, certains dans leur lointaine périphérie, d’autres en zone rurale. Ils sont le reflet des nouveaux clivages sociaux, entre les mobiles et les immobiles, les stables et les précaires, les urbains et les périurbains, etc., et donc les inclus et les exclus. La distance qui les éloigne du centre est autant sociale que spatiale.

La spontanéité et la soudaineté du mouvement, une mobilisation impromptue entre habitants d’un même quartier, se transformeront en quelques semaines en rendez-vous hebdomadaires fixés sur les réseaux sociaux. Le mouvement a trouvé une forme d’unité à travers le costume, les fameux gilets, et les lieux d’intervention, les non moins fameux ronds-points, bientôt relayés par les centres villes le samedi. Cependant, il n’a jamais eu de leader, même si certaines personnalités se sont détachées du groupe, et lorsque des représentants ont été désignés, ils ont immédiatement été contestés, et la plupart ont fait l’objet de menaces.

Auto-déclaré apolitique, motivé par la hausse des carburants, le mouvement a démarré sans programme, mais ses doléances se sont précisées et multipliées au fil du temps, la plupart liées à l’appauvrissement des plus modestes et à la relégation territoriale : hausse de la CSG sur les retraites, augmentation du SMIC, sécurité de l’emploi, justice fiscale, services publics dans les campagnes, et enfin, une démocratie directe destinée à redonner au « peuple » un pouvoir de décision face à des élus et des élites déconnectés des réalités communes – notamment par l’institution de référendums d’initiative citoyenne (RIC). Certains analystes pointent le manque de hiérarchisation des revendications et leurs aspects contradictoires : plus d’État mais moins d’État, plus d’écologie mais plus de carburant, moins d’impôts mais plus de services publics, plus d’ordre et plus de liberté (François Dubet). Ces interpellations politiques ont permis de marginaliser les expressions xénophobes, racistes, homophobes et autoritaires qui ont parcouru ici ou là le mouvement (Sandra Laugier et Albert Ogien).

Faisant retour sur l’histoire, Dominique Rousseau cite Tocqueville à la veille de la révolution de février 1848 dans un discours qui ne manque pas d’évoquer la situation actuelle : « « Si je jette, messieurs, un regard attentif sur la classe qui gouverne, […] et ensuite sur celle qui est gouvernée, ce qui se passe dans l’une et dans l’autre m’effraye et m’inquiète. Dans la classe qui gouverne, […] les mœurs publiques […] s’altèrent de plus en plus tous les jours ; de plus en plus, aux opinions, aux sentiments, aux idées communes, succèdent des intérêts particuliers, […] des points de vue empruntés à la vie et à l’intérêt privés. Et regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières […]. Ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales ? […] N’entendez-vous pas qu’on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au-dessus d’elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste ; que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables ? Et ne croyez-vous pas que quand de telles opinions […] descendent profondément dans les masses, elles doivent amener tôt ou tard […] les révolutions les plus redoutables ? »

Quant aux sans-culottes de la Révolution française, s’ils plaidaient eux aussi en 1792 pour une citoyenneté qui inclurait les « compétences » de tous, ils ne ressemblaient aux Gilets jaunes, ni par leur origine sociale ni par leur niveau d’instruction : provenant essentiellement de l’artisanat et du petit commerce urbain, leurs doléances portaient surtout sur les privilèges fiscaux, l’arbitraire judiciaire, les « abus » et le mépris des « usages » locaux. (Guillaume Mazeau).

Quant à Gérard Noiriel, il met la rébellion des GJ en parallèle avec les luttes ouvrières : il y voit une forme de « revanche » des indépendants sur les salariés : le rond-point a remplacé l’usine comme lieu d’occupation, le jaune, le rouge comme couleur symbole, la Marseillaise, l’Internationale, la suppression des « taxes », les revendications salariales, et la dénonciation des élus et des fonctionnaires, la stigmatisation du patronat.

Les quelques appartenances politiques révélées par les GJ se situent à l’une des deux extrêmes, ce qui correspond aux soutiens que leur ont apporté, à l’extrême-droite, le Rassemblement national et Debout la France, et à l’extrême gauche, la France Insoumise et le Nouveau Parti Anticapitaliste. Les Français se sont eux aussi majoritairement placés du côté des GJ, mais les violences survenues lors de leurs manifestations, de leur fait ou pas, ont fait reculé ce soutien. Quant à la haute fonction publique, un de ses membres nous apprend qu’elle n’a eu en général que mépris pour les GJ : « égoïstes, imbéciles, marginaux, brutaux, voyous, violents, fascistes, anarchistes, réactionnaires, illuminés, passéistes, poujadistes, amateurs, naïfs, primaires, vulgaires », tels sont les qualificatifs qui ont circulé. (David Guilbaud)

Pour certains analystes, les GJ ne sont pas une crise politique mais une crise de régime (D. Rousseau). Les GJ ne croient plus en la démocratie représentative et ils contestent la légitimité du personnel politique, à commencer par le président de la république, qui suscite les critiques les plus acerbes (Philippe Marlière). Les GJ sont un moment de reconstruction de la figure du citoyen, et plus largement de la légitimité démocratique, fondé sur le principe énoncé par Lincoln en 1863 et repris dans la constitution de la Ve république : « le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ». Ainsi, le peuple est-il à la fois le référent du système représentatif et sa ligne de faille dans la mesure où il peut à tout moment faire irruption (D. Rousseau).

Concernant les suites de cette crise, certains se lancent dans la prédiction : chute de Macron, rebond conservateur et retour à l’ordre (comparable à celui de mai 1968), effacement des mots d’ordre sociaux au profit des questions identitaires (immigration) et plus value électorale empochée par l’extrême droite (P. Marlière). Pour d’autres, les GJ ont reposé dans leur diversité les questions de la justice sociale et des pratiques démocratiques, opérant une rupture dans le cours normal de l’histoire – il y aura un avant et un après les GJ (Didier Fassin et Anne-Claire Defossez).

Le journal La Croix a fait récemment le point sur le mouvement dans « L’Été des gilets jaunes, entre déclin et transformation ». Certains ont abandonné le combat pour ne pas mettre en danger leur vie professionnelle ou personnelle, d’autres se sont tournés vers des projets de communalisme, tel qu’il existe notamment en Espagne, afin de donner une efficacité à leurs revendications de démocratie directe.

On terminera ce rapide tour d’horizon en attirant l’attention sur le petit essai percutant de l’académicienne Danièle Sallenave, Jojo le gilet jaune. Elle s’y montre sincèrement sensible aux difficultés des classes modestes et pointe avec humour le mépris de classe, à l’instar de son titre emprunté à une « petite phrase » du président Macron, le tout dans une langue savoureuse et un français admirable.

Par ailleurs, parmi toutes les analyses publiées par le site AOC, on signalera le texte très riche et très complet de Didier Fassin et Anne-Claire Defossez, Les Gilets jaunes, objet politique non identifié, absent du recueil imprimé, paru un mois plus tôt, cité en début d’article.

Enfin, dans Gilets jaunes : documents et textes, Patrick Farbiaz s’est livré à une compilation de tous les écrits des GJ, le plus souvent publiés sur la toile ou dans la presse, en ligne ou imprimée.

 

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