Prendre le temps ?
Où sont les sons disparus ?
Publié le 21/01/2022 à 06:09
- 8 min -
Modifié le 27/02/2025
par
GLITCH
Où sont passés les bruits, les voix et les musiques d’avant l’enregistrement ? Archéologues et historiens disposent d’objets, d’écrits et d’images du passé, mais le monde sonore d’avant Edison s’est envolé. Peut-on malgré tout faire remonter le passé à notre oreille ? Entre utopie scientifique et archéologie expérimentale, esquisse d’une quête des vestiges sonores.
DES UTOPIES POUR COMMENCER
Jusqu’à la gravure du premier enregistrement sonore, en 1877, la conservation du son relève surtout du fantasme littéraire.
Le plus connu sans doute est imaginé par François Rabelais dans Le Quart-Livre (1552). Abordant les confins de la Mer de Glace, Pantagruel découvre des « dragées perlées de diverses couleurs ».
Ce sont les fameuses « paroles gelées », échos d’une bataille hivernale dont les sons et paroles sont restés prisonniers dans des poches de glace. En faisant fondre ces dragées entre ses mains, les paroles s’échappent, rendant à l’air et à l’ouïe “les paroles et les cris des hommes et des femmes, les chocs des masses d’armes, les heurts des armures, des caparaçons, les hennissements des chevaux et tout autre vacarme de combat.”
On imagine des phylactères sonores, flottant ou échoués, bien longtemps après que l’image et ses figures ont disparu..

Puis en 1632, le romancier Charles Sorel imagine une peuplade qui utiliserait des éponges naturelles comme boîte vocale. Placés près d’une source sonore, ces organismes pourraient retenir les sons et les voix. Il suffirait ensuite de les presser doucement pour que s’écoulent les paroles contenues.
Enfin c’est le fantasque Cyrano de Bergerac, qui décrit dans L’Histoire comique des États et empires de la Lune (1657) des mécaniques parlantes. Les livres des Sélénites ne comportent “ni feuillets ni caractères ; c’est un livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que d’oreilles”. Le livre lunaire est un automate sonore semblable à une petite horloge. En l’actionnant, “il sort de cette noix comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, entre les Grands lunaires, à l’expression du langage.”
DE LA GRAPHIE DES SONS AU PHONOGRAPHE
En 1857, Edouard-Léon Scott de Martinville expose le procédé de son phonautographe, qui permet d’inscrire sur support le tracé des vibrations produites par le son.
L’inventeur parle dans un pavillon dont le fond est couvert d’une peau tendue. La membrane mise en vibration par le son actionne une aiguille, dont la pointe s’inscrit sur une feuille de papier couverte de suie.
Martinville espère pouvoir ainsi jeter les bases d’un art graphique capable de transcrire visuellement la voix, et plus largement l’univers des sons.
C’est ainsi qu’il introduit son invention le 16 novembre 1857, lors d’une communication à la Société d’encouragement pour l’Industrie Nationale :
Messieurs, je viens vous annoncer une bonne nouvelle… A la suite de longs efforts je suis parvenu à recueillir le tracé de presque tous les mouvements de l’air qui constituent soit des sons, soit des bruits. (…) La pensée me vint de fixer sur une couche sensible la trace du mouvement de l’air pendant le chant, la parole. (…) Voici un art graphique tout nouveau qui surgit des entrailles de la physique, de la physiologie, de la mécanique. »
20 ans plus tard, Thomas Edison reprendra ce procédé en utilisant une feuille d’étain dont le sillon, une fois gravé, peut être lu par l’aiguille. Le phonographe était né, et avec lui l’histoire de l’enregistrement sonore.
Sauf que… Martinville n’imaginait pas qu’en fixant le tracé des sons, dès 1857, il avait aussi conservé leur empreinte acoustique ! L’équipe du projet Firstsounds a réussi en 2008 à « lire » les feuilles de papier noirci de Martinville, exhumant les sons formés par les sillons graphiques. Informes et bruiteux pour les plus anciens, puis frêles et crachotants, voici les tout premiers sons de l’Histoire conservés sur un support.
DES VASES PARLANTS ?
Et puisque l’enregistrement sonore consiste dans l’impression de vibrations sonores dans la matière, pourquoi ne pas sonder tout objet, pour voir si des sons ne s’y seraient pas fixés ? C’est ainsi que l’archéologue Richard Woodbridge imaginait en 1969 pouvoir retrouver des sons anciens sur des vases de potier.
Il suffirait que lors du façonnage sur le tour de poterie, la glaise humide ait « imprimé » les voix et les sons alentours… On pourrait alors « lire » le vase, comme un disque microsillon. Théorie hasardeuse mais parfaitement admissible sur le papier.
Elle fut même reprise par le prix Nobel Georges Charpak, mais semble-t-il laissée en friche. Seul Christopher Hamp, artiste et inventeur a posé les jalons de cette « archéo-acoustique », à découvrir sur son site.
Malheureusement, si le procédé semble fonctionner en laboratoire, l’expérience n’a toujours pas eu de suites probantes..
Sauf -hélas !- dans ce canular.
LE PAYSAGE RECONSTITUÉ
Alors faute de pouvoir lire des sons fixés dans l’air ou la matière des temps anciens, il reste possible de proposer une reconstitution des espaces sonores du passé.
C’est l’ambition du projet Bretez, mené par la musicologue et archéologue Mylène Perdoen. Il s’agit de recréer une ambiance sonore plausible du quartier du Grand Châtelet, à Paris, au XVIIIè siècle, où se concentraient de nombreuses activités marchandes et artisanales.
A partir de plans et de cartes, de l’étude des matériaux de construction, du recensement des techniques et objets alors en usage, un cadre acoustique peut d’abord s’esquisser. Puis, grâce aux archives écrites ou iconographiques relatives à l’époque et au lieu, s’insèrent les différents plans sonores qui occupaient le cadre. Animaux, personnes, phénomènes naturels, activités, circulation, événements.. les voix et les bruits prennent place.
Ainsi, plan par plan et suivant les heures, depuis la topographie et l’acoustique urbaine jusqu’aux bruits d’insectes, une image sonore s’élabore.
Associé à un parcours en vision subjective dans une animation 3D, le paysage sonore parachève la reconstitution, et lui donne un relief sensible.
Découvrir une présentation du projet, et la démarche en détail dans Bretez II et l’archéologie du paysage sonore : la restitution sensorielle.
Entendre Marlène Pardoen raconter le projet sur Arte Radio :
Mylène Pardoen a également collaboré au projet multimédia Gens de la Seine . Ce travail au long cours propose une fresque de cartes postales sonores de Paris au XVIIè, inspirées de scènes du quotidien. Soit aujourd’hui 19 tableaux de l’histoire sociale tirés d’archives, joués par des acteurs et mis en son. Une balade auriculaire le long de la Seine, dans le passé de ses habitants et de leur monde sonore.
LES FUTURS DE L’ARCHÉOLOGIE SONORE
A la croisée de la musicologie, de l’acoustique et des sciences historiques, l’étude des paysages sonores se fait peu à peu une place dans le monde des savoirs.
Dans le cadre de la reconstruction de Notre-Dame de Paris, une équipe de professionnels du son, architectes et historiens s’est penché sur l’acoustique de la cathédrale. Il s’agit d’intégrer aux travaux de rénovation la dimension sonore de l’édifice. L’équipe travaille à partir d’enregistrements de concerts disponibles en haute-définition, et d’archives sur l’architecture et les matériaux de construction. L’ensemble de ces données va servir à reconstituer un modèle sonore de la cathédrale. Il devient alors possible d’anticiper et d’aménager les effets de la reconstruction sur les propriétés sonores de Notre-Dame. Mais aussi de proposer une histoire acoustique du lieu suivant les époques, les usages, l’ameublement..
Suivre le chantier acoustique en vidéos :
A Lyon, le Laboratoire Intelligence des Mondes Urbains (IMU) a lancé en 2017 le projet Soundcityve : pour une restitution Sensible des Sons d’hier dans la Ville de Lyon . Un projet typique de l’archéologie sonore, sur les pas du modèle proposé par M. Pardoen. Il s’agit d’abord de collecter et de traiter toutes les archives (traces, images et écrits) associées au paysage sonore lyonnais. Puis de créer des fresques sonores immersives qui restituent le Lyon sonore des XVIIIè et XIXè siècle.
Discipline transversale encore jeune, l’archéologie sonore ajoute une dimension sensorielle à la documentation historique. En tramant ensemble les différentes sources qui indiquent la vie des sons dans l’histoire, elle peut aussi matérialiser les régimes de production sonore et d’écoute, tels que Murray Schafer avait commencé à les décrire.
Au risque de réaliser combien le bourdon motorique incessant et la densité urbaine ont lissé notre paysage sonore aujourd’hui..
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