le bruit et le vacarme en moins

Muslimgauze, une expérience politique de la musique

Not as a means of creating as much noise and din

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 02/11/2021 par PASDEçaDANSMONSERVICE

Muslimgauze est un phénomène musical original et expérimental né dans les années 1980/1990 en pleine explosion électronique avant-gardiste. Certains critiques le qualifient encore aujourd’hui de « météore politico-musical non identifié ». Né d’un travail d’hybridation où l’on trouve pêle-mêle des genres musicaux comme l’ambient, le noisy, le tribal, l’industriel et l’expérimental, il se nourrit des éléments de cultures occidentales et orientales. Autrement dit, cette musique syncrétise styles, techniques et cultures.

Opaques
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1 – Des origines multiples …

Provenant de l’arrière-scène musicale industrielle et expérimentale, Muslimgauze, de son vrai nom Bryn Jones, est un artiste issu du foisonnement de l’Underground anglais.

Même si dans la musique expérimentale, les mélodies sont rares, les cassures rythmiques nombreuses et volubiles, répétitives et insistantes, une partie de la critique le classe dans la catégorie des musiciens britanniques ethniques.

En réalité, cette musique est d’abord le fruit d’un milieu artistique, celui du Manchester musical. Elle est aussi l’expression d’une époque, sociale et politique spécifique, marquée par les réformes économiques libérales de Margaret Thatcher.

Cependant, quelle que soit la dénomination musicale qu’on lui donne, ce courant éclectique est fondamentalement révolutionnaire dans le sens où il met en branle toute la musique existante, détruit les codes musicaux pour en renverser les principes.

Bryn Jones avouera, à l’occasion d’interviews rares, quelques influences initiales et formatrices du moment comme le groupe Can (groupe) et le phénomène du krautrock (rock progressif, expérimental et psychédélique allemand de la fin des années 1960, essentiellement représenté par des groupes originaires d’Allemagne de l’Ouest), ou encore les groupes comme Faust (groupe), Tangs et Throbbing Gristle.

Par la suite, l’artiste britannique expérimente cette veine musicale en créant « E. g. Oblique Graph », il dépasse l’air du temps, devient même post-punk et postindustriel par la rupture stylistique avec la musique traditionnelle. Parallèlement, il supprime les paroles et introduit un fort engagement politique.

Les exemples de Joe Strummer des Clash, ou encore de Johnny Rotten des Sex Pistols sont quasi contemporains du travail de Bryn Jones.

Son premier album, dans cette veine, s’intitule « Completely Oblique ». Pas moins de sept albums suivront sous ce même nom. Les exemples de titres ou d’albums comme Extended Play, triptych, Inhalt  illustrent à merveille cette première approche.

2 – Aux choix politiques variés

C’est en septembre 1982, au moment où Israël envahit le Liban alors en pleine guerre civile, qu’apparait le nom de Muslimgauze.

C’est un choix volontaire et conscient de la part de l’artiste engagé. L’originalité musicale de Muslimgauze et sa dimension politique donne naissance à une musique vagabonde qui se matérialise à l’oreille comme autant d’illustrations a-mélodiques de nos contemporanéités conflictuelles.

Bryn Jones construit un concept nouveau dans une totale liberté de tons et de création, Musique et Politique se rejoignent et font corps dans une œuvre époustouflante

Laissons l’artiste nous dire lui-même la vision qu’il a de son travail :

« Je commence par un fait politique, un évènement, une histoire, etc. De ça naît une idée, de ma tête et avec mes mains, je crée le morceau. Je délaisse quelques sons afin de garder le morceau final le plus basique, garder l’idée et le morceau de la manière la plus brute que possible. Je travaille toujours sur des machines à bandes, j’ajoute des sons, je double sur DAT ainsi de suite, je teste. Je n’ai jamais touché d’ordinateurs ou de samplers, j’utilise du matériel analogique, des vielles bandes, des amplis, n’importe quoi. J’espère que Muslimgauze sonne unique, détaché, n’appartenant à aucune formule musicale. Utiliser des ordinateurs ça ne m’attire pas, j’aime le résultat brut de l’analogique. », InHartZine : E.g. Oblique Graph. – Complete Oblique

 

3 – L’originalité de Muslimgauze

Rajout d’éléments d’influences orientales portés par des techniques occidentales, ce croisement est l’Adn même de son travail musical comme son nom l’indique, une gaze ou mousseline musulmane (morceau de tissu aux fils croisés originaire de Gaza), et traduit ainsi ses préoccupations, toujours musicales, mais aussi socio-politiques.

« For around ten years, Muslim gauze have been creating their own mix of western and eastern cultures, influenced by the middle east and the PLO, their releases are interesting musically as well as thought provoking politically. »

Traduction « Durant une dizaine d’années, Muslimgauze a réussi à créer son propre métissage culturel Occident-Orient, dont l’influence centrale restera jusqu’au bout l’actualité du Moyen-Orient et l’existence de l’OLP. Son travail est intéressant musicalement et stimulant politiquement »

Le travail d’hybridation musical s’affinera dans le temps avec une volonté toujours plus accentuée de dépassement et de métissage assumé, comme dans un travail de patchwork. L’essentiel dans le phrasé musical ou ‘bruital’ restera toujours intrinsèquement ‘minimaliste’ et ‘déstructuré’, Bryn Jones mélange les musiques, les sons, les bruits et les voix.

La musique minimaliste est une musique répétitive, sérielle, voire même très proche de son concept postmoderne et expérimentale. De la même façon que dans le travail de Muslimgauze, elle se construit sur la juxtaposition de mots, de séquences, de sons courts ainsi que sur ce qu’on appelle dans ce courant artistique la pulsation régulière (sorte de phonème musical absolu).

Quelques-uns des plus importants représentants de cette veine sont par exemple Steve Reich, John Cage, Henryk Mikolaj Górecki

Certains diront que si vous écoutez Muslimgauze, vous écouterez aussi un peu Steve Reich (Steve Reich, entre révolution et tradition) ou inversement.

Exemple :

« Steve Reich – Piano phase » Vs « E.g. Oblique Graph. – Piano Room » ou encore « Muslimgauze – United States of Islam »

« His music has been variously described as expressive recordings of drums, synth and percussion ideas, percussive based experimental sound, using western instruments with an eastern approach »

Traduction « Sa musique a été diversement décrite comme des enregistrements expressifs de batterie, de synthé et de percussion, un son expérimental basé sur les percussions, utilisant des instruments occidentaux et une approche orientale »

Cette musique, construite par fragments, n’est pas toujours accessible. La fracturation volontaire est déroutante sans conteste, mais avant tout exigeante. Elle serait la traduction d’une aventure aussi bien musicale qu’intellectuelle issue d’une rencontre Occident-Orient électro-expérimentale avec, dans le fonds, le conflit israélo-palestinien. Ce serait ainsi une méditation « postmoderne artistico-politique » qui pourrait s’apparenter à un anti-diwan goethien*. Le dialogue et la rencontre se résumeraient à une plainte musicale saccadée à l’autre bout des siècles où l’harmonie a fini par disparaître.

Pour donner un exemple, le métissage de sa musique se ressent pleinement dans l’album “Zul’m” (cruauté ou actes injustes d’exploitation, d’oppression et de méfait), dont la particularité est d’être rythmé avec des échantillons d’instruments, de voix arabes et de chants orientaux. L’album aux motifs multiples se déroule sur une mélodie qui semble déranger dans cet univers pourtant atypique. La présence de darbouka ou du quanun n’est pas incongrue, bien au contraire. Ces instruments lui confèrent une originalité et une beauté impressionnante.

 

4 – A l’ origine était l’oppression et l’anti-impérialisme

Préoccupé à sa façon par l’histoire du monde musulman et de sa culture, plus particulièrement celle du Moyen-Orient, Muslimgauze interroge ce trait d’union qui peut être interprété comme celui de la séparation entre deux entités culturelles, occidentale et orientale. Il met en évidence ces ruptures et prend parti dans un conflit ingérable et insurmontable.

Le rappel d’évènements historiques est une antienne que l’on retrouve à travers titres et iconographies des pochettes d’album comme : ‘Abu Nidal‘ (fondateur du Fatah), ‘Return of Black September‘ ou encore ‘Coup d’Etat’, ‘Hajj’, ‘LPO’, ‘Hamas arc’, ‘Vote Hezbollah’, ‘Fatah Guerilla’, parmi tant d’autres.

Au-delà de l’aspect musical, les visuels des jaquettes sont le support principal d’un message politique conscient. Elles traduisent la critique et la dénonciation par l’artiste de l’oppression subie par tant de peuples dans le monde.

La musique et l’image sont le prétexte à un dialogue tendu avec l’Autre, un dialogue dont l’impossibilité trouve son expression dans une œuvre immense par sa qualité et par son volume (autour de 300 albums en l’espace d’une à deux décennies).

Même si l’expérience Muslimgauze donne l’impression de se préoccuper exclusivement d’une seule partie du monde, ses premiers albums abordaient déjà la question de l’impérialisme destructeur avec l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, le Cuba de Fidel Castro et son régime, ou encore la France de De Gaulle.

Lorsqu’il a fait l’expérience « E. g. Oblique Graph », Bryn Jones avait débuté son travail de sape artistique et intellectuel avec des titres comme : Milena Jesenska (journaliste, écrivaine et traductrice, amie de Franz Kafka), Soviet occupied territories, Homily to Jerzy Popieluszko (Aumônier du syndicat Solidarność assassiné par les services de sécurité de l’Etat polonais). L’album Flajelata est justement dédié à tous les dissidents de l’Union Soviétique.

On trouve aussi un titre surprenant : « Murders Linked To Gaullist Clique » qui est une diatribe musicale sur les dérives de la « colonisation Gaulliste (avec une utilisation sonore surprenante d’une émission de radio française où l’on peut entendre en fond Chagrin D’Amour … »

5 – Un tour musical des conflits

C’est une musique qui trouve sa raison d’être dans le monde contemporain des guerres du XXe siècle. La musique est fragmentée car l’histoire et la politique sont des champs de mines de destruction absolue. Elle est composée de cataclysmes non mélodiques, en somme, car ces sources d’inspiration le sont également. Le monde des hommes est oppressif, leur intention impérialiste.

L’affirmation anti-soviétique de E.g. Oblique Graph, mêlée de petites touches orientales, prémisses intimistes à Muslimgauze, ne fera que confirmer cette tendance  d’un engagement viscéral anti-impérialiste.

C’est au Moyen-Orient que se cristallisent de nombreux axes de conflits mondiaux. C’est peut-être pour cela aussi que cette région se trouve au centre des attentions de Bryn Jones qu’il a su transcender à travers la composition musicale propre à son époque et à son milieu.

Ce travail original se poursuivra par la suite, avec nombre d’albums à son actif, dans un questionnement plus large du monde comme : l’Inde avec ‘Indian summer of Benazir Bhutto‘, et la Chine avec Muslims of China, Missing Tibetans, ou encore la Yougoslavie avec ‘Last mosques of Herzegovina‘, l’Afrique noire dans ‘Abyssinia Selasie’, et la Pologne avec Under the hand of Jaruzelski.

Autant de titres comme autant de jalons dans une cartographie imaginaire et intellectuelle qui se dessine peu à peu dans l’esprit de celui qui écoute, et qui donne toute sa cohérence à son propos.

 


*Particulièrement intéressé par la lecture du diwan d’Hafez, poète, philosophe et mystique persan du 14e siècle, Goethe décide d’écrire aussi son diwan « dans lequel la reprise de thèmes et de motifs orientaux sert de miroir à la tradition poétique et religieuse de l’Occident ». L’interrogation Orient-Occident fera naître le courant orientaliste du XIXe siècle, mais celui-ci, ainsi que son livre, sont avant tout une réflexion sur la rencontre avec l’Autre.


Voir dans le catalogue de la bibliothèque

Muslimgauze, discography

Muslimgauze : Articles et Interviews

Muslimgauze Mémorial Part. II

Site Web MuslimGauze – Last.fm

Quelques titres en bonus :

Mullah Saïd   /   Abu Nidal     /     Emeute    / Fakir, in Zul’m    /    Lahore   /   Degage   / Dome of the Rock  / Azzazin

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