Girls wanna have sound

À la rencontre de Morgane Chanut

Directrice artistique, programmatrice et rockab' addict

- temps de lecture approximatif de 12 minutes 12 min - par Luke Warm

Dans le cadre de l’événement "A corps et à cris" proposé par le réseau de la Bibliothèque municipale de Lyon nous avons souhaité mettre à l’honneur les actrices du milieu musical lyonnais, avec une publication régulière de portraits durant toute la période de l’événement. Cette série d’interviews espère concourir à la visibilité de leur parcours, de leurs réalisations et donne à voir la multiplicité des métiers qu’elles occupent. Les femmes sont là, et nous leur avons donné la parole, en les questionnant notamment sur leur place dans ce milieu. Cette série de portraits est non exhaustive, mais nous aurions souhaité pouvoir toutes les interviewer.

Morgane Chanut par JB Corrèges
Morgane Chanut par JB Corrèges

Morgane Chanut est aujourd’hui directrice artistique, programmatrice et cheffe de projet événementiel au Groom, à l’Away Hostel & Coffee shop et au Slo Living Hostel. Fan de rockabilly, de surf music et de garage rock, elle est également co-fondatrice, programmatrice et productrice de l’association Jacky Banana.

 

Quel est votre parcours ? Comment vous a-t-il menée à la création de l’association Jacky Banana en 2016, association dont vous êtes co-fondatrice, programmatrice et productrice ? Pouvez-vous décrire votre rôle au sein de Jacky Banana, et le but de cette association ?

J’ai fait pas mal d’allers-retours dans les études entre Lyon et Paris. J’ai suivi et commencé plusieurs cursus en histoire, sociologie, économie avant d’obtenir mon diplôme en sciences politiques. J’ai également un master en marketing et direction artistique.

Avant de revenir à Lyon et de travailler au Groom, j’ai beaucoup changé de métier et accumulé les expériences pros diverses.

Jacky Banana a été un tournant capital dans ma / nos vies.

Avec Adrien Pollin (l’actuel batteur de En Attendant Ana), on est amis depuis longtemps et il m’a vite rejointe dans mes activités bénévoles pour le festival de rockabilly d’Attignat dans l’Ain : Good Rockin’ Tonight. Après les attentats du Bataclan, on a vécu une espèce de prise de conscience, prise de confiance et on s’est dit qu’on devait partager cette bonne humeur, ce qu’on ressentait quand on passait des soirées de dingue à écouter du rock’n roll, que tout ça avait encore plus de sens maintenant.

L’été 2016, on a déposé notre dossier à la préfecture avec comme optique de créer une première soirée dans une nouvelle salle parisienne : le Supersonic.

On avait invité les Spunyboys et j’étais tellement fan. Quand ils ont répondu positivement à mon invitation, ça a été le début d’un truc qui ne cesse de prendre tout son sens à chaque nouvelle date.

Jacky Banana est devenu mon espace d’expression, c’était la première fois que j’osais partager et inviter les gens à découvrir mon univers. Monter ça ensemble a donné beaucoup de force et de courage à cette démarche.

Aujourd’hui, je suis toujours présidente de l’asso et lui est plus en retrait. D’autres personnes ont rejoint le projet et le soutiennent, d’ailleurs de plus en plus.

Mon rôle dans l’asso a toujours été très structurant puisque j’ai toujours eu envie, dès la première soirée, de faire ça de façon pro, carrée et rentable.

Adrien s’occupait de la trésorerie, de l’admin’ des groupes, de la technique et moi de contacter les groupes qu’on avait choisis, produire et monter les dates, de la communication et démarcher aussi les différentes salles, de gérer la programmation future et les projets.

Assez rapidement, Adrien s’est un peu distancié car il a intégré le projet En Attendant Ana et que l’univers musical qu’on prônait avec Jacky Banana était moins le sien.

Le but de l’asso a toujours été de rire, de s’amuser et plus intimement de décloisonner les styles et les publics, de ne pas prendre au sérieux les conventions liées à certaines « scènes musicales ».  Honnêtement, voir des gens découvrir des styles de musique comme le rockabilly, la surf ou le garage, les mélanger entre eux et avec les autres, les amener dans des lieux différents, sortir des habitudes… c’est super plaisant, super enrichissant. Encore aujourd’hui, les dates que je peux monter sont régies par cette dynamique.

 

Vous avez commencé par faire des études de sciences politiques, qu’est-ce qui vous a fait vous orienter ensuite vers le milieu musical ? Vous avez toujours eu un pied dans la musique ?

Au départ, rien du tout. J’ai écrit pour des médias dans la culture mais j’étais plus dans le design ou le cinéma. Mes études en sciences politiques et plus largement les dynamiques sociétales, politiques, sociales me passionnent. Je le retrouve dans le sens que je donne à mon métier d’une autre façon.

Le vrai déclencheur a été Jacky Banana. Pour la première fois de ma vie je me suis sentie à ma place dans cette foule de gens qui était venue écouter un concert que j’avais organisé. J’avais partagé une partie intime de moi avec eux et ils étaient heureux. Dès notre première soirée, je savais que c’était ça que je voulais faire. J’ai été très stressée de prendre ce risque, j’ai eu l’impression de me jeter dans la fosse aux lions car je venais de nulle part, je n’étais personne dans un monde où il faut être quelqu’un, mais ça a changé ma vie.

Je n’avais aucun pied dans la musique encore moins dans le rockabilly.

Mes parents étaient plus Téléphone, Cabrel et AC/DC. De mon côté, j’avais une cassette de Rock-O-Rico, un cd de Bill Haley et ma grand-mère qui me faisait écouter Eddy Mitchell et les Chaussettes Noires. Avec le recul, ça a certainement beaucoup joué. Le vrai déclic est venu quand j’ai pu faire ce que je voulais et que j’ai envoyé un mail à Blue Monday pour devenir bénévole à leur festival, j’avais 19 ans.

Quand vous avez débuté dans le milieu rockab’ à la réputation machiste, est-ce que le fait d’être une femme, jeune de surcroît, a pu être un obstacle pour vous faire votre place ? Avez-vous eu à subir des remarques ou attitudes sexistes ?

Je suis d’abord passée par la case bénévole dans ce milieu et clairement les deux premières années n’ont pas été simples. J’ai beaucoup esquivé et à l’époque, les langues étaient moins déliées sur le sujet des femmes, je me suis pas mal distanciée des remarques et des attitudes. J’ai serré les poings et j’ai essayé de rivaliser de répartie pour devenir plus légitime, plus écoutée. Très vite, j’ai fait ma place dans le cœur des festivaliers. Certains sont devenus des amis, des protecteurs. Ils m’estiment et m’apprécient pour ce que je suis réellement mais j’ai dû être plus forte, plus dure et plus intransigeante, renonçant naturellement aux robes et aux fleurs dans les cheveux pour devenir autre chose qu’une femme derrière un bar.

Quand on a commencé à organiser des dates avec Adrien, clairement, ça a été plus simple au début car il était là. J’ai vécu des situations à vomir avec des personnes odieuses.

J’ai un exemple qui n’est jamais passé et qui encore aujourd’hui ne passe pas, de l’ingénieur d’une salle parisienne dont je tairai le nom mais que beaucoup connaissent. En 3 ans de collaboration, il ne m’a jamais dit bonjour. Il saluait (il embrassait) tout le monde dans le bureau pendant nos réunions de prod’ du festival qu’on avait co-créé, sauf moi. Il est allé super loin, lorsqu’Adrien n’était pas là pour recevoir les artistes et que je m’occupais d’arriver la première sur place, il ne m’adressait pas la parole, ne me donnait pas les tickets boissons, pas les infos, ne me répondait pas du tout… et parfois en pleine soirée, il venait et discutait comme si de rien n’était. J’ai rarement été aussi humiliée que quand nous collaborions avec cette salle. De la même façon, le programmateur se permettait de me faire des remarques ou de se moquer délibérément de mes choix artistiques alors qu’il pouvait encenser Adrien. C’était l’enfer. Le gérant du lieu a même tenté de renégocier le prix de notre presta’ de programmation après le festival et quand Adrien nous a rejoints à la réunion, il s’est ravisé et a honoré sans discussion le contrat mis en place. Des actions comme ça, j’en ai vécu dix mille… Des réflexions de certains artistes du genre « moi je ne parle pas avec la fille » alors que clairement j’étais celle qui tenait le truc.

J’ai aussi connu beaucoup de comportements insistants de certains artistes ou collaborateurs (barmans, agents de sécurité, prestataires) – mais comme toutes les femmes. Des messages sur les réseaux sociaux, des réflexions, des gestes déplacés… Les exemples ne manquent pas !

C’est assez compliqué d’être programmatrice dans ce milieu et d’être spontanée car je devais et dois toujours faire attention à ce que je fais, à cadrer chaque relation pour ne laisser aucune place à l’interprétation. Malgré ça, je me suis quand même retrouvée dans des situations où j’ai dû verbaliser durement, bloquer des gens ou juste demander à Adrien de m’aider.

Une chose que je regrette et qui s’est installée avec les années maintenant, c’est que je fais toujours attention à ma tenue avant chaque soirée, chaque évènement que j’organise. Je ne m’autorise plus les robes, les décolletés ou de vraiment prendre le temps de bien me préparer comme j’aimais le faire avant. La raison est simple et évidente, je ne suis pas écoutée, je ne suis pas prise au sérieux sans ça. Je me suis rendue compte rapidement que ça me conditionnait dans le rapport avec l’autre. Parfois, je m’en veux de ne pas être plus engagée et de me restreindre seule, et parfois je me dis que je ne préfère pas me fatiguer plus. D’une certaine façon, je préserve ma tranquillité, je me sens plus sereine.

D’une façon globale, le milieu rockabilly est machiste mais honnêtement les comportements les plus dégueulasses que j’ai vécus ne viennent pas de cette scène. Ils viennent étonnement des gens un peu installés, plus jeunes et plus dans l’affirmation de soi… Le milieu rockab’ c’est un entre soi étrange au début mais ce sont des gens qui se soutiennent beaucoup, je le vis comme une grande famille maintenant.

 

Quelles sont les figures féminines qui vous ont marquée dans votre parcours ? Auxquelles vous avez pu vous identifier, ou qui ont compté dans votre construction personnelle ? Au contraire, y a-t-il des figures qui vous ont manqué dans cette identification ?

Les figures qui me marquent et qui ont influencé ma vie, ce sont des gens du quotidien. Je n’ai jamais eu de figures féminines ou masculines comme fer de lance d’un engagement, d’un parcours. Des ouvrages, des moments, des rencontres ont influencé ma vie mais je ne me suis jamais trop identifiée.

Ma Grand-Mère Jeannine a joué un grand rôle dans ma vie. Elle a toujours beaucoup compris et beaucoup encouragé mon indépendance, mes projets. Clairement, c’est elle qui m’a le plus encouragée et qui a le plus cru dans mes projets. Elle s’est battue avec ses armes pour faire en sorte d’offrir une belle vie à sa famille.

Je pense qu’à sa façon, par son parcours personnel, elle a été un modèle de ce que je ne voulais pas reproduire et elle était fière de ça. Aujourd’hui, j’aime penser qu’elle serait contente que j’aie pris le vrai contrepied de sa vie.

Je dois aussi beaucoup à ma meilleure amie, Samantha. Elle m’a soutenue dans tout ce processus, toute cette construction et dans tous mes projets. On a été assez jeunes confrontées à des situations complexes et notre force, notre ligne morale c’est de trouver de quoi rire partout, de décomplexer, de déconstruire, de comprendre et rebondir. On a construit nos carrières comme ça, nos engagements aussi.

Je suis influencée par tout ce qui m’entoure, par toutes mes rencontres, bonnes ou mauvaises. Toutes les personnes dont j’ai croisé la route ont une place quelque part dans ma vie, les femmes, comme les hommes, de manière totalement équitable.

Morgane Chanut par Jonathan Vayr

Des études régulières montrent que les femmes sont bien moins programmées que les hommes, qu’elles soient artiste solo ou musiciennes dans des groupes (seulement 14% des artistes programmées en 2019). Est-ce que c’est un enjeu que vous prenez en compte dans votre programmation, ou que vous souhaiteriez soutenir dans le futur ? Grâce à votre expérience dans le milieu musical, quels freins avez-vous pu identifier dans la carrière des artistes femmes ?

C’est si vrai. Et c’est si compliqué. Naturellement, en tant que femme on se lance plus difficilement, tout est plus dur à légitimer. C’est ce qui freine je pense beaucoup d’artistes et ce qui a aussi pu me freiner à l’époque où j’avais envie de travailler dans la musique. J’avais toujours l’impression d’être illégitime. Les musiciennes n’arrivent jamais bancales, elles sont toujours modestes, pros et super humaines.

Je le prends totalement en compte dans ma programmation, je réserve des créneaux. On est une équipe féminine dans les bureaux, à la régie et j’essaie au maximum de programmer des groupes féminins, des artistes féminines bien que les propositions manquent (parce que les femmes me contactent moins que les hommes – je pense).

Beaucoup de mes partenaires sont des femmes. Je suis super contente de soutenir des mouvements comme UNIT Sœurs, ou de travailler avec des personnes comme Flore Morfin.

J’aimerais que des initiatives comme Salut les Zikettes débarquent à Lyon. C’est pour tout ça, que je suis contente d’avoir la possibilité et la confiance de mes employeurs dans ce sens, et ainsi de pouvoir ouvrir le Groom facilement.

De mon point de vue, les femmes démarchent moins. Elles osent moins, peut-être ?  L’exemple est saisissant : pour 20 mails de demandes de groupes / djs masculins que je peux recevoir sur une semaine, je ne suis même pas certaine d’en recevoir un seul d’un groupe/ dj féminin. Souvent, c’est moi qui les contacte.

 

Le hashtag #musictoo est régulièrement à la Une ces derniers mois : la parole se libère pour dénoncer des situations de harcèlement sexuel très installées dans certains milieux. Quel est votre regard sur cette actualité ? Que pensez-vous des initiatives comme D I V A, Paye Ta Note ou Change de disque ? Avez-vous eu à subir vous-même des attitudes déplacées ou des pressions à vous conformer à un modèle féminin ?

Je trouve ça très bien. Je trouve ça nécessaire et incroyable de force. Partout la parole se délie et pousse les gens (hommes et femmes confondus) à se questionner sur la réalité de ce milieu ultra idéalisé, ultra codifié et sur ses propres comportements.

Il règne dans ce secteur une telle toxicité, un machisme de l’enfer avec un truc institué du « c’est comme ça que c’est cool, c’est le milieu de la musique » qui est à gerber. Il n’y a aucune safe zone pour les femmes. L’humiliation, l’agression est partout.

Je trouve que ces différentes initiatives mettent en lumière sans juger, elles dénoncent avec un naturalisme et une simplicité édifiante le quotidien. J’ai l’impression que depuis quelques mois, des gens ont la force d’écrire, de raconter dans la plus simple attitude. C’est d’ailleurs, pour moi, toute la force de ces nouvelles initiatives, c’est brut, simple et totalement naturel.

Comme j’ai plus l’écrire plus haut, j’ai subi des attitudes déplacées et des pressions.

On m’a demandé, ça arrangeait et ça aurait pu faciliter beaucoup de choses, que je me conforme aux attributs « féminins ».

Encore aujourd’hui, je subis les blagues sexistes, les allusions sexuelles, les petits noms du genre groupie (pour ne pas citer les pires) ou les « tu vas monter à l’arrière du camion », les multiples suggestions de prestations sexuelles pour arrondir des cachets… c’est quotidien dans les loges, les tournées, les afters, la prod’… Tout ce qui encadre le show. Les femmes ne peuvent jamais être totalement détendues. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai un peu freiné mon activité associative avec Jacky Banana. Au Groom, c’est rassurant car toute l’équipe est super éveillée sur ces sujets et je gère l’accueil, donc je suis super attentive à tout ça.

C’est extrêmement fatiguant émotionnellement. Mais je suis confiante, ça change et ça change vite. 2016, #metoo, et aujourd’hui toutes ces nouvelles prises de parole, de toutes, anonymes ou non.

La véracité des propos n’est plus autant remise en question, le soutien de la sororité est de plus en plus solide.

J’ai de l’espoir ! On est à l’aube d’un truc chouette.

 

Quels conseils donneriez-vous à une femme qui aimerait se lancer dans une carrière de directrice artistique et/ou programmatrice ?

D’avoir des soupapes de décompression et d’être prête à tout faire soi même car clairement personne ne va t’aider (surtout si c’est bien).

 

 

=> Retrouvez l’intégralité des interviews ici

 

 

Cet article fait partie du dossier GIRLS WANNA HAVE SOUND !.

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