On enterre à la Guillotière !
Les cimetières de la Guillotière
Publié le 27/09/2024 à 14:53 - 11 min - Modifié le 05/11/2024 par pylandron
Les cimetières semblent perpétuer au cœur des villes le romantisme d'une époque fantasmée où l'Histoire s'écrivait sous la plume de poètes maudits. Les vieux sépulcres, rongés par la végétation, se dressent contre l'horizon barré d'immeubles et de tours HLM, témoins silencieux d’un passé qui s'acharne à exister encore un peu. Autour d'eux, les allées ombragées tracent les méandres d’une ville miniature abandonnée. Ici, le promeneur est peu à peu gagné par un sentiment d'abandon, comme si le temps en ces murs avait cessé de s'écouler. Pourtant ces tombeaux immémoriaux, il a bien fallu les creuser, et ces croix de pierre les dresser. Les cimetières ont nécessairement une histoire...
Les cimetières, tels qu’on les connait aujourd’hui, ont en fait une histoire assez récente. Avant le XIXe siècle, dans les villes, on enterrait les morts au plus près du lieu le plus saint, l’autel de l’église, afin de garantir au défunt son salut. Les cimetières s’étendaient donc sous et aux abords des églises et, à ce titre, existaient dans un espace social partagé avec les vivants. Les sépultures sont souvent anonymes pour le commun des morts.
Le 23 prairial an XII (12 juin 1804), Napoléon Bonaparte promulgue un décret qui va structurer la législation funéraire en France pour les siècles à venir. Connu sous le nom de “décret du 23 prairial an XII sur les sépultures”, ce texte vise à réglementer les cimetières et les pratiques funéraires dans le pays.
Le décret répond à deux principales préoccupations : hygiénique-sanitaire et religieuse. D’une part, il vise à prévenir les risques d’insalubrité liés aux cimetières urbains, où la décomposition des corps et les déchets funéraires pouvaient contaminer l’eau et l’air. D’autre part, il réaffirme l’hégémonie catholique en interdisant les sépultures non catholiques ou hérétiques dans les cimetières urbains.
Le décret du 23 prairial an XII établit plusieurs principes fondamentaux :
- Les cimetières doivent être situés à l’extérieur des villes et des villages pour préserver la santé publique.
- Les autorités locales (maires, échevins) sont responsables de la gestion des cimetières et de la police des inhumations.
- Les sépultures doivent être réalisées dans des conditions dignes et respectueuses, avec des tombes marquées et des inscriptions précises.
- Les non-catholiques et les hérétiques ne peuvent pas être enterrés dans les cimetières urbains.
Ce décret a eu des conséquences importantes sur l’organisation des cimetières et des pratiques funéraires en France. Il a contribué à la création de cimetières périurbains, à la mise en place de réglementations plus strictes sur les inhumations et a généré des tensions entre les autorités et les communautés religieuses.
Ce changement de législation répondait à l’évolution des débats autour de l’exil des morts hors des centres urbains. Les autorités civiles, responsables du bien-être de leurs citoyens, sont généralement partisanes de l’éloignement des cimetières alors que les autorités religieuses s’y opposent, d’une part pour conserver à la paroisse son rôle central dans l’organisation sociale, et d’autre part pour éviter aux prêtres tenus d’accompagner les convois funéraires des déplacements trop importants.
La Guillotière connaît dans la première moitié du XIXe siècle une évolution démographique importante, qui la place au centre de ces questions d’hygiène urbaine dont le cimetière moderne constitue l’une des réponses. Si les autorités civiles envisagent naturellement ce faubourg comme le mieux à même d’accueillir le premier cimetière de l’agglomération lyonnaise, l’archevêque de Lyon, oncle de l’empereur, finit par l’emporter. En 1807, le premier cimetière communal de Lyon est inauguré sur la colline de Fourvière. Il faudra attendre 1822 pour que la Guillotière se dote à son tour d’un cimetière public, conformément au décret, qui prévoit que chaque commune ait son propre cimetière (la Guillotière est alors une commune à part entière).
Dès 1813, en effet, le sous-préfet de la Guillotière souhaite vendre le cimetière adossé à l’église Notre-Dame-de-Grâces, alors en usage, devenu trop petit, pour en acquérir un nouveau, à l’écart des habitations. Après plusieurs démarches, le maire obtient enfin en 1820 l’approbation pour un nouveau cimetière situé à l’angle du chemin de Vénissieux et du chemin des Quatre Vents, malgré l’opposition du curé en raison de l’éloignement. L’acte de vente est signé le 26 janvier 1821, et le cimetière béni le 5 mai 1822. Les inhumations commencent dès le lendemain tandis que le cimetière paroissial ferme ses portes. À l’origine, son entrée se trouvait rue du Repos, mais elle a été déplacée au 92 boulevard des Tchécoslovaques. Connu aujourd’hui sous le nom d’Ancien cimetière de la Guillotière, il connaîtra au cours du siècle plusieurs agrandissements jusqu’à atteindre sa taille actuelle de plus de 5 hectares.
Pourtant, il existait déjà à la Guillotière un très ancien cimetière indépendant (non affilié à une paroisse) connu sous le nom de cimetière de la Madeleine. Les administrateurs de l’Hôtel-Dieu décidèrent en 1696 d’acquérir un terrain extra-muros pour éviter les risques sanitaires liés aux cadavres des patients. Ce nouveau cimetière, situé entre le château de la Motte et l’ancienne maladrerie de la Madeleine, fut initialement réservé aux morts de l’Hôtel-Dieu, puis ouvert aux défunts de la Charité, Saint Paul et l’Hôpital militaire. En 1794, il devint le cimetière communal de la Guillotière jusqu’à l’ouverture du cimetière de la Guillotière. « À quelques minutes de l’église de la Guillotière, au midi et presque dans les champs il se trouve un triste lieu enclos de murs et offrant une grandeur égale à peu près à celle de notre Place des Terreaux. C’est le cimetière de la Madeleine, la grande fosse où l’on entasse des générations qui vécurent pauvres… » (F.-Z. Collombet en 1838). Le cimetière ayant fermé en 1866, les inhumations furent transférées au nouveau cimetière de la Guillotière. De ce cimetière historique ne reste aujourd’hui qu’un ultime vestige : l’imposant portail de fer, peint en vert, orné de médaillons à tête de lion pleurant, qui servait d’entrée principale. Démonté en 1866, il a été réinstallé rue Pierre Delore pour permettre l’accès de l’extérieur au carré du nouveau cimetière de la Guillotière consacré aux inhumations de l’Hôtel-Dieu.
Il faut également signaler que, dès 1810, un autre cimetière voit le jour à la Guillotière, bien avant l’inauguration de l’Ancien cimetière. Lorsque les familles juives sont à nouveau autorisées à s’établir à Lyon dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on leur affecte un caveau spécial à proximité des sépultures protestantes dans l’enceinte de l’Hôtel-Dieu ; les inhumations s’y pratiquent la nuit, presque dans la clandestinité. Ce n’est que plus tard, en 1795, que, devenus citoyens français à la suite de la Révolution, les Juifs peuvent faire l’acquisition d’un terrain à la Guillotière, dans le quartier de la Mouche. Il faudra cependant attendre 1810 pour qu’une première inhumation y ait lieu. Le cimetière est privé, mais par une délibération du conseil municipal de 1872, son extension est soumise à la condition que les parties de terrain affectées au cimetière soient désormais considérées comme propriétés communales. Si la loi de 1881 stipule que les communes ne sont pas tenues de prévoir un lieu d’inhumation particulier à chaque culte, le cimetière de la Mouche, par son antériorité, conserve son statut communal. Entre autres martyrs de la Shoah, les otages du fort de Montluc sont enterrés au cimetière de la Mouche.
En 1854, il est décidé de créer un nouveau cimetière pour compléter celui de Loyasse, situé sur la colline de Fourvière. Le Nouveau Cimetière de la Guillotière est ainsi inauguré en septembre 1859. L’architecte Antoine-Marie Chenavard est chargé de sa conception, adoptant un tracé radioconcentrique, similaire à celui du cimetière de Loyasse. Il faut rappeler qu’en 1852, la Guillotière avait été intégrée à Lyon, modifiant ainsi le contexte urbain. La croissance de la population, notamment sur la rive gauche, nécessite de combler le manque de place dans les cimetières lyonnais. En 1857, le sénateur acquiert la vaste propriété de Combe-Blanche pour y établir le nouveau cimetière de la Guillotière. Connu comme le cimetière des pauvres, il n’est pas destiné à devenir un “cimetière de luxe”, les familles riches préférant Loyasse. Cette situation crée une ségrégation sociale entre les différents cimetières de Lyon, en partie due au coût des concessions (qui s’élève pour le nouveau cimetière à un tiers de celui de Loyasse).
Au cours du XIXe siècle, le cimetière est agrandi à plusieurs reprises pour répondre aux besoins croissants de la population lyonnaise. Mais c’est en 1913, avec l’achèvement du crématorium de Lyon qu’il connaît sa plus importante évolution. Cet imposant édifice est le quatrième crématorium construit en France, après ceux du Père-Lachaise à Paris, de Rouen, de Reims et de Marseille, et avant celui de Strasbourg en 1922 – il faudra attendre les années 70 pour qu’une nouvelle génération de crématorium réponde à un usage qui ne cesse de progresser depuis. Le projet a été initié par Édouard Herriot, alors maire de Lyon et membre de la société crématiste de Paris, qui voyait dans la crémation un progrès pour l’hygiène publique et un élément de prestige pour la ville. En 1907, Herriot charge l’architecte Étienne Curny de rédiger un rapport sur la crémation en France et à l’étranger. Le projet, présenté au Conseil municipal en 1908, prévoit un crématorium situé dans l’axe de la grande allée du nouveau cimetière de la Guillotière. Le bâtiment inclut une salle circulaire avec une coupole, des columbariums pour 544 urnes, et un four crématoire en sous-sol pour éviter une cheminée disgracieuse. Il s’agit bien de l’unique crématorium lyonnais. Si le cimetière de Loyasse disposait d’un four crématoire dont subsiste une cheminée, il n’était utilisé que pour la crémation des ossements à expiration des concessions.
L’histoire des cimetières de la Guillotière à Lyon reflète les évolutions sociales, urbaines et sanitaires de la ville, notamment au regard de son rapport avec ses morts. Depuis leur création au XIXe siècle, ces lieux de repos répondent aux besoins croissants d’une population en expansion, mais ils incarnent également les préoccupations hygiéniques et les aspirations spirituelles de leur époque. Le Nouveau Cimetière de la Guillotière et son crématorium pionnier témoignent de l’innovation et de la modernité qui ont marqué Lyon au tournant du XXe siècle. La vision d’Édouard Herriot et de l’architecture d’Étienne Curny a permis de créer un espace qui, tout en respectant les traditions, a su intégrer des pratiques funéraires nouvelles et plus hygiéniques.
Aujourd’hui, ces cimetières sont des lieux de mémoire vivants, miroirs d’une ville qui, tout en se modernisant, n’efface pas ses racines et ses traditions. En parcourant les allées ombragées de la Guillotière, on est frappé par la richesse historique et patrimoniale de ces espaces, témoins silencieux de l’âme lyonnaise.
Bibliographie
Lyon et ses cimetières : guide [Livre]
Guide pratique des cimetières lyonnais [Livre]
Nos vieux cimetières [Article]
Le cimetière dans la ville : La Guillotière à Lyon au XIXe siècle [Article – voir annexe]
Des aîtres paroissiaux aux cimetières municipaux : l’exemple de Lyon au XIXe siècle [Article]
Histoire des églises et chapelles de Lyon [Livre]
Ancien cimetière des hospices de Lyon dit cimetière de la Madeleine : 1695-1866 [Livre]
Cimetière de la Madeleine – Dossier d’œuvre architecture IA69006502 de l’inventaire topographique, Inventaire de la Ville de Lyon.
Relevé du cimetière juif de la Mouche [Livre]
Ancien cimetière de la Guillotière – Dossier d’œuvre architecture IA69006501 de l’inventaire topographique, Inventaire de la Ville de Lyon
Les sépultures « remarquables » des cimetières lyonnais [Document]
Défi: Ecolos jusque dans la mort [Article] in Agir à Lyon
Guichet du Savoir
Quelle est l’histoire des cimetières de la Guillotière ?
Les cimetières les plus importants à Lyon en 1793
Où était situé l’ancien cimetière de la Madeleine dans le quartier de la Guillotière ?
Carré des suppliciés au cimetière de la Madeleine ?
Date de construction du mur de clôture du cimetière de la Guillotière.
Porte de la nécropole cimetière de la Guillotiere rue Pierre Delore
Domaine de Combe Blanche à la Guillotière
Date d’ouverture du nouveau cimetière de la Guillotière
Cimetière de la Guillotière et crématorium
Documents Annexes téléchargeables
Cimetière : ancien cimetière de la Guillotière / Inventaire de la Ville de Lyon
Le cimetière dans la ville – La Guillotière à Lyon au XIXe siècle / Anne-Sophie Beau, “Bulletin – Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale”, N° 1-2, 1996, p. 7-24.
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