Et en plus elles écrivent !
Portraits de femmes
Publié le 04/01/2019 à 08:00 - 6 min - Modifié le 08/01/2019 par Boxer
Début de l’année oblige, on va oublier les tensions, les grabuges, les fiascos, les emmerdes. On va oublier par exemple que le monde, souvent méchant et pinailleur, est injuste, discriminant, rebelle à l’égalité. On va oublier par exemple que le monde culturel, qui nous occupe ici, est un monde discriminant à sa façon aussi. Prenez les prix. Les fameux prix littéraires. Combien, par exemple, d’écrivaines ont remporté ces dix dernières années le Goncourt, Le Renaudot, le prix de l ‘Académie française ? Allez-y, comptez. Oui, il y a de quoi s’étouffer avec la bûche aux marrons. Voici au débotté des histoires de femmes écrites par des femmes. Tout simplement. Elles nous ont plu, elles nous ont questionnés. Femmes de l'ombre, femmes artistes, femmes en souffrance, femmes trébuchantes, femmes hallucinées : faites votre choix, elles sont toutes irrésistibles.
Gerda Taro, femme admirable. A-t-on assez dit qu’elle fut une photographe de guerre intrépide et courageuse ? Helena Janeczek revient sur sa vie aventureuse sous forme d’une biographie romancée et choisit d’aborder son personnage à travers le prisme de trois témoins qui ont partagé la vie de Gerda : Willy Chardack, étudiant en médecine, la journaliste Ruth Cerf, l’amie de coeur, et Georg Kuritzkes le militant passionné qui s’engagera dans les Brigades internationales.
De Gerda, on retint surtout qu’elle fut la compagne de Robert Capa. Du coup, sa vie fut longtemps reléguée dans les coulisses de l’Histoire. Ce roman historique peut ainsi se lire comme une juste réparation et un hommage à tous les artistes sacrifiés. Gerda est morte à l’âge de 26 ans, écrasée par un char républicain.
Si vous souhaitez connaître son travail photographique, c’est ici. Et découvrir le très beau récit de François Maspero, c’est là.
C’est un premier roman signé Pauline Delabroy-Allard. Par pitié ne dites pas que c’est une “primo-romancière”. C’est affreux. Dites simplement : c’est un premier roman, envoyé par la poste, rédigé par une jeune écrivaine talentueuse chez un éditeur prestigieux, et qui s’est donnée pour mission de dépeindre une passion entre deux femmes.
Laissons-lui la parole :
«Ce qui m’intéresse, c’est de décrire avec précision les effets tant physiques que psychiques d’une passion amoureuse. Épuiser l’inépuisable, qui est le désir. C’est plus vraisemblablement un livre sur le désir et l’obsession que sur le sentiment ».
Prix du style 2018. Déconcertant ? Stimulant ? A vous d’en juger.
Voici un roman graphique en forme d’hommage mais de ces hommages vibrants, où bat encore la vie des souvenirs : Mélaka retrace l’histoire de sa mère Gudule, femme d’arts et de lettres, personnalité engagée et particulièrement attachante.
C’est un beau portrait de femme, d’artiste et de mère que nous livre ici Melaka où la tendresse ne se départit jamais d’un peu de dérision ; mais son récit se fait plus poignant lorsque l’auteure s’attarde sur la maladie de sa mère et les tracas médicaux. Le chagrin s’invite alors entre les pages , pudique, sans pathos.
Ma mère est écrivain, dit Mélaka. Elle est aussi ma meilleure amie.
L’histoire paraît somme toute très simple, basique (oh la la, le clin d’œil musical). C’est une femme qui donne naissance à une petite fille, Adèle. Dans la chambre d’hôpital, la jeune maman s’adresse au nouveau-né et revient sur sa propre vie.
L’expression « littérature à l’estomac » sied bien à Maria Pourchet. Elle n’y va pas par quatre chemins. La vie est pavée de mauvaises intentions : comment se construit-on en effet quand on a été rejeté et privé d’amour ? Comment se singulariser quand on fait partie d’une généalogie de mères peu aimantes ? Que faire de cette colère quand elle jaillit malgré soi ?
L’écriture, âpre, sans compromis, est sans doute un exutoire salvateur. Une écriture qui dit sans détour la violence de la maternité ou l’apprentissage douloureux de l’amour.
Karen Blixen, le songe d’une nuit africaine
Oublions quelques instants Meryl Streep et Robert Redford dans les rôles-titres et revenons à la quintessence de la baronne Blixen qui quitta son Danemark natal pour rencontrer l’aventure et l’amour au Kenya.
Ce film documentaire signé Elizabeth Kapnist n’est pas un exercice d’admiration ni une hagiographie compassée de la grantécrivaine danoise. Non. C’est un travail patient qui cherche à montrer la singularité d’une femme dans le siècle, ses aspirations, ses combats, ses introspections et son désir d’être une femme libre à travers l’écriture.
C’est le dernier roman de Ronit Matalon, grande romancière israélienne disparue en 2017.
C’est l’histoire d’une jeune mariée qui le jour de son mariage s’enferme dans une chambre. Que voulez-vous, il y a des circonstances qui exigent une minute supplémentaire de réflexion.
Attention pas de sacro-saint mélodrame poignant ou de dramaturgie hystérique ici : le ton est pétillant, la comédie acerbe et Ronit Matalon, toutes griffes dehors, épingle malicieusement l’institution du mariage et les contradictions de la société israélienne. Mashahu mashahu !
Il y a comme ça des générations de romancières américaines dont on aime lire avec empressement les œuvres.
C’est le cas de Joan Didion, c’est le cas de Renata Adler, et c’est le cas aussi de Eve Babitz, égérie littéraire des années 60 et 70.
Sorti aux Etats-Unis en 1979, enfin traduit en français, Sex & rage est un roman semi-autobiographique, autrement dit tout est presque vrai mais pour de faux (ou l’inverse). Le personnage principal est une surfeuse californienne appelée Jacaranda Leven, littéralement aspirée par le tourbillon halluciné des années 60. Des fêtes qui tournent au poison, des hommes insipides, une sorte de climat social mollasson : ici la langue n’épargne rien ni personne. Quel style !
Permettez maintenant une heureuse exception : un portrait de femmes brossé par un grand romancier américain, le bien nommé Richard Yates. Sur les photos en noir et blanc, Yates a quelque chose de Hemingway, en plus mélancolique et distant. Ses romans, d’un réalisme vibrant, furent défendus par Kurt Vonnegut, Dorothy Parker, William Styron et John Cheever. Excusez du peu. Quant à Raymond Carver ou Richard Ford, ils dirent combien son œuvre fut importante dans leur cheminement d’écriture.
Lisez Easter Parade : vous avez là un des plus beaux portraits de femmes écrits dans la seconde moitié du 20ème siècle aux Etats-Unis. Sarah et Emily sont deux frangines inoubliables. Deux sœurs aux trajectoires si différentes mais que réunit l’amère impression d’avoir vécu à côté de leur vie.
Bouleversant et disons-le simplement : universel.
Il faudrait dorénavant conclure. Tiens, ça aussi c’est affreux : conclure. Veuillez conclure. Non. Non merci. Non bien vrai. Poursuivons. Ah, voilà qui est mieux. Poursuivons.
Il est grand temps de laisser la parole à Annie Ernaux :
(…) l’idée même que l’écriture puisse être considérée et pratiquée comme un jeu plus ou moins éblouissant, sans pouvoir sur le monde, est de celles qui me font pleurer de colère, comme la justification du racisme ou de l’excision des petites filles. Puisqu’il y a justement dans l’écriture, si on le désire, de quoi transformer les visions habituelles, les idéologies. Je veux dire que le choix du sujet, la structure du récit, l’ordre et la nature des mots peuvent mettre en question la réalité.
L’œuvre d’Annie Ernaux est réunie dans la collection Quarto de Gallimard , avec ce titre d’une vertigineuse exigence : Ecrire la vie.
Et pour aller plus loin :
- De la magie pure : Ni vues ni connues
- Du karaoké grand format : Beyoncé est-elle féministe ?
- Des tutoriels de ouf: Ces hommes qui m’expliquent la vie
- De la fashion-week : La femme est un dandy comme les autres
- Du fagot en veux-tu en voilà : Sorcières : la puissance invaincue des femmes
- Et une spéciale dédicace cœur-qui-bat : Roxane Gay
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