Osamu Dazai, « le grand éclat de rire d’une fin d’époque »
Publié le 04/04/2022 à 00:01 - 9 min - Modifié le 15/04/2022 par Yôzô-san
« Au moment où je commençais à oublier, l'oiseau sinistre est venu battre des ailes autour de moi et il a donné du bec dans la plaie de la blessure des souvenirs. Subitement la honte du passe, la mémoire de mes fautes ont surgi devant mes yeux. En proie à une frayeur qui me donnait envie de crier, je ne pouvais plus rester en place. - On va boire ? lui dis-je » (La déchéance d’un homme, Osamu Dazai)
Lorsqu’en France on demande de nous citer un romancier Japonais, trois noms reviennent en boucle : Yukio Mishima, Kawabata Yasunari et Haruki Murakami. Une réalité qui colle de près aux résultats que l’on obtient en tapant « écrivain japonais » dans Google. Là encore, aucune trace d’Osamu Dazai parmi les 50 vignettes d’écrivains proposées. On parle pourtant d’un auteur dont le texte phare, La déchéance d’un homme, s’est vendu à plus de 6 millions de copies lors de sa première publication en 1952 et qui aujourd’hui encore est le deuxième roman le plus vendu au Japon derrière Kokoro de Natsume Sôseki.
Un écrivain né du désespoir
Au Japon, Osamu Dazai est l’écrivain emblématique de l’école de la décadence, veine du watakushi shōsetsu (forme de littérature autofictionnelle) dans laquelle l’auteur dépeint une existence en marge de la société. Véritable figure du poète maudit s’il en est, ses écrits l’ont élevé au rang de porte-parole des marginaux et des laissés pour compte, et en ont fait symbole d’un Japon en pleine crise identitaire.
Un parcours atypique quand on sait que Shūji Tsushima de son vrai nom a vu le jour en juin 1909 au sein d’une des plus puissantes familles du Japon (son père, Gen’emon, est un homme politique très influent siégeant à la Chambre des Pairs). Né dans un milieu aristocratique aux codes extrêmement rigides, le jeune Shūji ̶ qui va être pour l’essentiel élevé par des domestiques ̶ va très tôt se sentir accablé par le sentiment qu’un fossé le sépare de sa famille, des moins fortunés et des hommes en général.
Bercé par les lectures que lui faisait l’une des gouvernantes de la famille, il va montrer très tôt des prédispositions pour la littérature. Adolescent, il s’applique à l’écriture de nouvelles et de contes à l’image de son auteur favori : Akutagawa Ryūnosuke (Une vague inquiétude), dont le suicide en 1927 va constituer pour lui un véritable basculement. Avec la mort de son idole il perd brutalement un point d’ancrage, et l’image d’Épinal de l’élève brillant et drôle qu’il donnait à voir pour cacher son mal-être va voler en éclats. Délaissant ses études, il va commencer à fréquenter les quartiers populaires dans lesquels il va s’initier aux femmes et à l’alcool qui hanteront dès lors chacun de ses pas (quelques années plus tard s’y greffera une addiction à la morphine des suites d’une opération). Au même moment, il va embrasser les idéaux marxistes, achevant ainsi de brouiller ses relations à sa famille qui finira par le répudier
de peur que ses activités clandestines ̶ le communisme est illégal au Japon jusqu’en 1945 ̶ ne viennent entacher le bon nom des Tsushima. Incapable de trouver sa place dans un Japon déchiré entre tradition et modernité il va rentrer dans une spirale suicidaire, essayant d’en finir avec la vie à cinq reprises à partir de 1929 entraînant avec lui deux femmes : Shimeko Tanabe à laquelle il survivra, rajoutant à sa culpabilité existentielle, et Tomie Yamazaki avec qui il périra en 1948. Paradoxalement, c’est alors qu’il enchaîne les tentatives de suicide et se trouve mis au ban de la société, qu’il va se mettre à écrire sérieusement.
Un poète rejeté de ses pairs
C’est avec Le train, nouvelle publiée en février 1933, que Shūji Tsushima prend le nom de plume Osamu Dazai. Esthète de la marge, c’est en opposition avec la société traditionaliste et aisée dont il est issu qu’il va s’imposer dans le paysage littéraire nippon. Rapidement, son style novateur qui mêle récit d’inspiration autobiographique à la première personne, goût prononcé pour la fantaisie, humour désespéré et regard désabusé sur la société japonaise va conquérir un large public. C’est ainsi qu’il sera nominé dès 1935 pour le prestigieux Prix Akutagawa (équivalent de notre Goncourt) pour À rebours (nouvelle publiée dans le recueil Mes dernières années). Malheureusement pour lui dans la société japonaise de l’entre-deux-guerres ses frasques personnelles et son style de vie vont s’avérer de très fortes entraves à l’obtention d’une réelle reconnaissance. Au fil des ans les nominations s’enchaînent mais il n’obtiendra jamais cette récompense tant convoitée. Pire encore, il y aura tout un battage autour des raisons pour lesquelles ce prix ne saurait lui être remis quand Yasunari Kawabata qui faisait partie des jurés déclarera « que les nuages de scandale suspendus au-dessus de la vie privée de Dazai nuisent à son génie ».
De fait, si ses contemporains reconnaissent son indéniable talent, c’est son attitude d’enfant terrible qui va l’empêcher d’accéder à une reconnaissance « officielle ». Une opinion partagée par certaines des voix les plus influentes de la littérature japonaise d’alors, comme le poète Haruo Satō (Mornes saisons) qui deviendra l’un des mentors de Dazai mais le dépeindra de façon bien peu flatteuse dans un texte intitulé Le Prix Akutagawa, ou Yukio Mishima qui lui reprochera d’exposer sa faiblesse personnelle dans ses textes. À l’exception d’Ibuse Masuji (Pluie noire) qui lui apportera un soutien sans faille tout au long de sa vie et lui consacrera une bonne partie de ses écrits, peu nombreux seront ses appuis littéraires.
Une consécration populaire
Au moment où éclate la 2nde Guerre Mondiale, boudé par ses pairs, Dazai connait cependant un immense succès auprès du public qui trouve dans ses écrits à la fois un écho à ses propres préoccupations (Cent vues du mont Fuji), un échappatoire (Bambou-bleu et autres contes, Les deux bossus) et des textes empreints de courage face à l’adversité (La femme de Villon, Cours, Melos !, Un vœu exaucé). De fait en ces temps compliqués où l’édition tourne au ralenti, il est même l’un des rares auteurs à être publié. Quand en 1947 la revue Shinchō publie Soleil couchant sous forme de feuilleton, Dazai devient incontournable. Même Mishima, sans pour autant se départir de son aversion pour lui, écrira à Kawabata : « J’ai lu également, avec une profonde émotion, la troisième livraison de Soleil couchant de Dazai Osamu. Cette œuvre comparable à un poème épique sur le thème de la chute, laisse prévoir un merveilleux accomplissement littéraire. Mais ce n’est qu’un pressentiment, rien de plus». Le succès du roman est tel que son titre, Shayō, passe dans la langue courante et devient le mot
désignant le déclin de l’aristocratie japonaise au sortir de la 2e guerre. Atteint de tuberculose, toxicomane et en proie à un désespoir croissant, il va rédiger dans sa dernière année La déchéance d’un homme (1948), chef-d’œuvre dans lequel on retrouve Yōzō son alter ego romanesque (La fine fleur des bouffons) par le biais duquel il se raconte. Le 19 juin 1948, date de son 39e anniversaire, son corps et celui de sa maîtresse sont découverts six jours après qu’ils se soient jetés du canal de Tamagawa. À cause des doutes entourant sa mort ̶ son cou présentait des ecchymoses qui pourraient faire penser qu’il ne s’agirait pas d’un simple suicide ̶ Dazai est parti enveloppé d’une aura de mystère. Goodbye, son dernier roman reste inachevé.
Osamu Dazai produit culturel
Au Japon, il fait désormais partie intégrante du panthéon de la littérature du XXe (Cours Melos ! est un classique étudié dès l’école primaire) tout en incarnant encore aujourd’hui le rejet des normes sociales et en étant un symbole pour une bonne partie de la jeunesse actuelle. Un phénomène que Marie-Francine Le Jalu et Gilles Sionnet ont tenté de comprendre avec La Vie murmurée sorti au cinéma en 2011. Dans ce documentaire, les portraits se succèdent mais ne se ressemblent pas : une chanteuse punk, un étudiant en science politique, une mangaka, une rédactrice de blog, le vice préfet de Tokyo… tout autant de personnes revendiquant l’influence que Dazai a sur leur vie. Pour tous, il est un exemple. Il est celui qui s’est opposé à une société normative à l’excès, il est celui qui a tombé le masque.
Encore maintenant La déchéance d’un homme est une source intarissable d’inspiration pour les artistes et génère de très nombreuses adaptations. La plus célèbre est certainement celle de Junji Itō dont le style sied à merveille pour donner vie aux angoisses de Yōzō qui devient au fil des pages un personnage hanté par des visions d’horreur. Dans quelques jours (le 7 avril) Dazai sera de nouveau à l’honneur avec la sortie de l’édition intégrale du manga
d’Usamaru Furuya tiré de ce même texte. Du côté du cinéma, ce roman a inspiré à plusieurs films en 1978, 2010 et 2019 qui collent assez fidèlement à celui-ci, à l’instar de l’anime Aoi Bungaku Series qui propose une adaptation de La déchéance d’un homme par le dessinateur Takeshi Obata (Death Note) et l’animateur Morio Asaka (Nana).
Mais le plus étonnant hommage qui ait peut-être été rendu à Dazai ces dernières années, c’est de l’avoir à son tour transformé en personnage avec le manga Bungō Stray Dogs (qu’on pourrait traduire par Les chiens errants de la littérature). Dans cette série dont la totalité des personnages sont tirés d’auteurs, Osamu Dazai est un enquêteur de l’Agence des
Détectives Armés et œuvre aux côté d’Akutagawa ou de Ranpo pour ne citer qu’eux. Homme au passé trouble, frappé d’une obsession du suicide et d’un sens de la dérision qui confine au cynisme c’est un personnage éminemment populaire. Il est l’un des grands favoris des amateurs de cosplay et un nombre effarant de produits dérivés à son effigie sont proposés en vente un peu partout, allant de des figurines, aux mugs, en passant par les lampes ou même les ̎perruques Osamu Dazai ̎ à destination des cosplayeurs. L’engouement du public pour ce personnage est tel, que dans la banque d’images de Google, les photos du romancier lui-même sont noyées sous les images de ce double. Une situation que Dazai aurait sans doute eu peine à imaginer, tout comme cette adaptation qui n’a plus grand lien avec son œuvre.
Entré dans le paysage littéraire français en 1961 avec la publication de Soleil couchant chez Gallimard ̶ sortie qui s’accompagnera d’une critique dithyrambique d’André Miguel dans la NRF ̶ Dazai est depuis belle lurette présent aux catalogues de plusieurs éditeurs (Les Belles Lettres, Philippe Picquier, Fayard, Éditions du Rocher). Pourtant, ses écrits restent encore peu connus chez nous, et seules trois études universitaires lui ont jusque-là été consacrées en France. Une situation sans doute liée au fait que ses textes soient profondément ancrés dans une période particulière de l’histoire japonaise, mais qui pourtant sont on ne peut plus universels dans ce qu’ils nous racontent. Un auteur poétique, brillant et impertinent à l’extrême, dont les mots nous habitent longtemps après notre lecture. Un auteur indispensable.
[La citation contenue dans le titre est tirée de La femme de Villon]
Partager cet article