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Le voyage dans la science-fiction : vers un ailleurs et demain

- temps de lecture approximatif de 12 minutes 12 min - Modifié le 05/04/2024 par AudreyB

« Il n’y a plus rien à découvrir en physique aujourd’hui. Tout ce qui reste à faire, c’est d’améliorer la précision des mesures » aurait déclaré le physicien Kelvin en 1900. Au tournant du siècle, cette phrase témoignait du sentiment de l'époque d'être arrivé à la fin des grandes inventions et découvertes, et donc de l’inconnu.

Image par 18796645 de Pixabay
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Si Lord Kelvin se trompe pour la physique (Einstein va publier sa théorie sur la relativité restreinte en 1905), peut-être alors qu’une littérature qui présente l’extraordinaire comme possible apparaît comme une réponse : puisque, dans un monde totalement colonisé par les puissances européennes, tout l’inconnu a été maîtrisé et apparaît dominé, l’étrange et le vertige ne peuvent apparaître que dans l’ailleurs et le demain. Le voyage sera donc la solution pour ré-enchanter le monde, le rendre démesuré grâce à la science et à de nouvelles découvertes.

Le merveilleux scientifique puis la science-fiction se développent à partir de cette époque et le voyage va prendre des formes de plus en plus variées, à mesure que les idées scientifiques se développent, mais aussi que les sociétés évoluent. Voyager dans la science-fiction, c’est évoquer comment l’inconnu se transforme, aussi bien sur des planètes lointaines que dans notre propre esprit.


La découverte de nouveaux mondes

Le merveilleux scientifique

Dans sa nouvelle L’Homme de Mars, Guy de Maupassant écrivait en 1887 :

« Il faut être un sot, un crétin, un idiot, une brute, pour supposer que les milliards d’univers brillent et tournent uniquement pour amuser et étonner l’homme, cet insecte imbécile, pour ne pas comprendre que la terre n’est rien qu’une poussière invisible dans la poussière des mondes, que notre système tout entier n’est rien que quelques molécules de vie sidérale qui mourront bientôt. »

S’intéressant aux données astronomiques sur la planète rouge, l’écrivain appliquait les théories de Darwin sur l’adaptation à un environnement. Ce texte fait partie de tout un mouvement général de volonté d’explorer et de conception d’une pluralité d’univers habités, comme chez Camille Flammarion. Quand Jules Verne imagine aller de la Terre à la Lune en 1865, il ne le fait pas avec les ballons de Savinien de Cyrano de Bergerac, mais avec un canon, dans une entreprise soigneusement calculée. La raison scientifique s’impose sur les rêveries, même si H.G. Wells invente la cavorite (réutilisée par Laurent Genefort en 2023 dans ses Temps ultramodernes) pour envoyer ses premiers hommes sur la lune. Il s’agit de dépasser les limites de la Terre, mais de le faire en utilisant une démarche scientifique, un jargon rationaliste, plutôt que de la fantaisie.

Image par Julius H. de Pixabay

C’est l’esprit de l’époque qui façonne ces récits, un esprit industriel et d’ingénierie, qui correspond à ce que chacun peut vivre en voyant les trains arriver en gare. C’est un nouvel ailleurs à conquérir que ces auteurs décrivent, mais aussi un demain. Dans Les Derniers et les Premiers (1930), Olaf Stapledon décrit le futur de l’humanité sur deux milliards d’années, où l’on se balade entre Vénus et Neptune jusqu’à l’extinction du soleil :

« Il devint évident que l’humanité devrait abandonner sa planète natale. Les recherches portèrent dès lors sur la possibilité de voler à travers l’espace vide et de s’établir sur des mondes voisins (…) il ne fallut pas beaucoup de siècles à la cinquième espèce pour trouver un moyen supportable de voyager dans l’espace interplanétaire. On construisit d’immenses fusées dont le moyen de propulsion était l’énergie dérivée de l’annihilation de la matière (…) Une fois que le navire était sorti de l’atmosphère terrestre et avait atteint sa vitesse maxima, il pouvait bien entendu la garder constante sans utiliser l’énergie du moteur-fusée ».

Les pulps et l’âge d’or

Mais déjà avec Olaf Stapledon, on quitte le merveilleux scientifique pour entrer dans la science-fiction proprement dite, celle qui après la fin de la Première Guerre mondiale, quittant une Europe ruinée, va se déployer aux USA, devenus la nouvelle incarnation de la modernité et des nouvelles conquêtes. Dans les magazines de l’époque, les pulps comme Amazing Stories, les héros de Edward Elmer « Doc » Smith (le Cycle du Fulgur), inaugurent le genre du space opera, avec des courses-poursuites dans l’espace, la découverte de mondes variés et des voyages en vaisseaux qui vont plus vite que la lumière. À côté, dans les bandes dessinées américaines, c’est l’âge d’or de Buck Rogers et de Flash Gordon. Ces œuvres vont façonner le public et les auteurs qui suivront : le Star Wars de George Lucas puise beaucoup dans ces références, et le dessin animé Capitaine Flam des années 80 est une adaptation d’un autre space opera, Capitaine Futur (1940), d’Edmond Hamilton.

Pendant l’âge d’or de cette science-fiction, l’ailleurs est une grande source d’émerveillement. Mais sous l’impulsion de directeurs de revues comme John W. Campbell, ce voyage dans l’espace se fait plus rationnel, plus scientifique, plus réaliste si tant est que cela ait un sens. On y découvre les noms de Isaac Asimov avec Fondation (1951), de Robert Heinlein avec Le jeune homme et l’espace (1958) et tous ses romans à destination de la jeunesse, ou encore A. E. van Vogt avec sa Faune de l’espace (1950) et son équipage de scientifiques qui part découvrir l’espace et des mondes inconnus dans un vaisseau (une des principales sources d’inspiration plus tard de la série télévisée Star Trek). Dans les années 50, au début de la guerre froide, les écrivains de science-fiction, Robert Heinlein en tête, accompagnent les programmes spatiaux, en distillant chez les lecteurs des envies d’ailleurs, en faisant de la conquête de la Lune un objectif atteignable et proche.

La science-fiction moderne

Image par Stefan Keller de Pixabay

D’autres auteurs dans les années 60 déborderont de ce cadre et sortiront vraiment du système solaire. Ainsi Dune (1965) de Frank Herbert n’est plus un récit du voyage, de la conquête d’un inconnu par la Terre, mais la description d’un monde totalement étrange, avec sa propre écologie, une planète recouverte d’un désert, pour ce qui est l’un des grands exemples de planet opera. Cette fois, le monde a changé ; nous ne sommes plus dans l’exaltation de l’impérialisme colonisateur de la vieille Europe ni dans la puissance industrielle et commerciale américaine, mais davantage dans le réveil des peuples jadis soumis. La lutte contre la ségrégation et les mouvements de libération contre les puissances coloniales imprègnent la science-fiction. On commence à s’intéresser aux cultures des planètes plutôt qu’à les effacer pour les « civiliser ». Un roman comme Le nom du monde est forêt (1972) d’Ursula K. Le Guin traduit cette inversion du mouvement ; l’humain n’est plus un conquérant, c’est un envahisseur auquel il faut résister pour continuer d’exister, et ne pas subir le sort des martiens d’origine dans les Chroniques martiennes (1950) de Ray Bradbury, terrassés par les virus apportés par les missions humaines sur la planète rouge.

Dans les décennies suivantes, cette opération critique sur le space opera héroïque de l’âge d’or va s’accentuer. Dans son Cycle de la Culture (1987-2012), Iain Banks présente une civilisation spatiale utopique sur le plan politique, mais qui s’interroge sur les valeurs qu’elle véhicule quand elle poursuit son expansion, tandis que Vernor Vinge dans Un feu sur l’abîme (1992) en profite pour questionner la question de l’informatique et de sa progression qui finit par supplanter l’humain. Même s’il demeure de grandes sagas d’aventures spatiales comme celle de Lois McMaster Bujold avec Vorkosigan (1988), le space opera récent est destiné à des adultes plutôt qu’à des enfants rêveurs, qui continuent de regarder les étoiles, mais sans naïveté.


Le voyage intérieur et la métaphysique

La nouvelle vague

En 1966, Richard Fleischer réalise Le voyage fantastique, où, pour sauver un scientifique, on miniaturise à l’échelle microscopique une équipe de médecins qui parcourent son corps dans une sorte de vaisseau spatial. Le voyage devient intérieur, au sens tout à fait littéral du terme, en empruntant les codes populaires des aventures spatiales. Pourtant, à la même époque se produisent des changements dans la littérature de science-fiction, qui continue à s’intéresser à l’inconnu, mais à celui qui est dans notre esprit et pas seulement dans les étoiles.

Image par kalhh de Pixabay

Ce changement, on le voit tout particulièrement à l’œuvre avec le courant de la new wave portée principalement par des auteurs britanniques : J.G. Ballard, Michael Moorcock, Brian Aldiss ou encore Christopher Priest. Il s’agit en premier lieu de rejeter tout l’aspect « pulp » de la science-fiction historique, et de clamer qu’il n’est pas besoin d’aller explorer l’espace, que la Terre et l’esprit humain sont des territoires qui restent à explorer. Plus politique, cette science-fiction s’attaque à la société de consommation, aux dégâts sur la nature. Ainsi, dans Crash ! (1973), J.G Ballard mélange pulsions sexuelles et véhicules en collision, désir et destruction du corps.

À mesure que ce mouvement littéraire s’étend aux États-Unis, on voit émerger des voix féminines, comme Judith Butler ou Ursula Le Guin, qui font entrer la psychologie et les sciences sociales en général dans une littérature traditionnellement orientée vers les sciences dures. Dans  L’autre côté du rêve (1971), Ursula Le Guin décrit les séances de psychanalyse de George Orr, dont on finit par s’apercevoir qu’à chaque fois il modifie le monde réel, jusqu’à le transformer en une sorte d’utopie totalitaire dont son psychanalyste serait le chef. Une bonne partie de l’œuvre de Philip K. Dick explore aussi ces possibilités, cette difficulté à distinguer monde intérieur et extérieur, les frontières poreuses qui permettent de passer de l’un à l’autre.

D’une science-fiction originelle qui cherchait des mondes lointains accessibles par la science et la technique plutôt que par les rêves, on est arrivé à des rêves, des voyages mentaux soutenus par une science de l’humain. Ce renversement de l’ailleurs vers l’intime fait partie des grandes trajectoires de la science-fiction littéraire et témoigne de l’évolution de la société, qui a diversifié les approches scientifiques. Lorsque William Gibson écrit Neuromancien (1984), le cyberespace qu’il imagine fait voyager le héros dans les entrailles du réseau reliant les ordinateurs, dans un lieu totalement inaccessible au corps. Le Ailleurs ne se situe plus à des années-lumière, mais dans l’épaisseur d’un câble ou dans les méandres d’un circuit électronique. Quelle est la signification du voyage et du rêve dans ces conditions ?

Vers l’infini et au-delà

Dans le voyage spatial, la destination était l’élément le plus important. On partait à la découverte d’un monde différent, d’un peuple différent, qui interrogeait notre humanité. Lorsqu’Alain Damasio écrit La Horde du contrevent (2004), le voyage devient le but, cette lutte contre le vent, la solidarité du groupe qu’il faut éprouver, ressentir. On ignore où l’on se trouve, comment on est arrivé sur ce monde ; il ne reste que le mouvement. À l’inverse, dans La nuit du faune (2021), Romain Lucazeau met en scène un faune, un individu imaginaire mais qui nous conduit dans les profondeurs du cosmos, et dont le texte nous rend l’étrangeté des civilisations. On retrouve la beauté du voyage et son aspect merveilleux, comme dans le Micromégas de Voltaire, mais enrichi par les découvertes de la science, la cosmologie et la physique la plus récente. Une manière de boucler le parcours de la science-fiction.

Il reste un dernier voyage pourtant, qui n’est ni celui vers les étoiles, ni celui de notre esprit, mais celui accompli par le vivant au fil des millions d’années. Ce n’est sans doute pas un hasard si J.-H. Rosny aîné, auteur des Navigateurs de l’infini (1925) où des astronautes français atterrissent sur Mars, est aussi, voire surtout, connu pour La Guerre du feu (1909), premier tome de ses romans préhistoriques, qui était une manière de résumer l’évolution de l’Homme. Ce voyage, nous en sommes tous les passagers d’un instant, ici et maintenant, mais nous avons peu conscience des millénaires parcourus.

Tristan Garcia, avec son Histoire de la souffrance, débutant par Âmes (2019) et se poursuivant avec Vie contre vie (2023), a l’ambition de rendre compte de ce voyage commun, qui n’est pas seulement celui de l’Homo sapiens, mais du vivant en général, qui se transforme, souffre, meurt, revit. C’est la grande aventure qui ne s’arrête jamais, qui n’a pas besoin de vaisseaux pour s’accomplir et à laquelle nous ne pouvons échapper.


Le voyage dans la science-fiction est au départ une quête de l’inconnu dans un monde qui paraissait, à la fin du XIXe siècle, devenu circonscrit grâce aux découvertes et aux conquêtes européennes. Il fallait se tourner vers l’espace pour retrouver l’excitation de l’inconnu. Puis, à mesure que cet espace a été exploré (même si la mission Apollo en 1969 ne s’est arrêtée qu’à la Lune), le regard s’est porté à nouveau sur la Terre. En somme, comme l’écrivait Marcel Proust dans La Prisonnière :

« Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est (…) : avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. ».

Par ses voyages infinis, la science-fiction nous a offert d’autres yeux sur le monde, y compris sur nous-mêmes et notre évolution.


Bibliographie :

Les Mycéliades à Lyon : tout le programme

@Sylvain Ferret


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