Le jeu de rôle : ouvroir de littérature potentielle
Publié le 02/10/2023 à 09:00 - 5 min - Modifié le 29/09/2023 par Julien R
La tension est palpable : tous les regards sont tournés vers le dé à vingt faces qui roule sur la table et les respirations s'arrêtent au moment où il finit sa course. "1, échec critique, ton personnage glisse et meurt en tombant la tête la première contre le sol.". Qu'on ne s'y trompe pas : nous sommes en plein milieu d'une partie de jeu de rôle sur table, tout du moins, l'image qu'on s'en fait. Ce loisir qui a essentiellement émergé dans les années 1970 connaît en réalité beaucoup de formes différentes. Un point commun les rassemble : le principe de faire évoluer l'histoire d'un ou plusieurs personnages, régie par les règles du jeu, elles-mêmes plus ou moins complexes. Dès lors, le jeu de rôle peut potentiellement devenir un outil de création narrative, voire littéraire. Jetons un œil du côté de cette activité dans le cadre du Mois de l'imaginaire.
Pour celles et ceux qui ne sauraient pas tout à fait en quoi consiste le jeu de rôle, nous pouvons prendre comme point de départ sa forme la plus traditionnelle. Plusieurs joueurs se réunissent pour incarner chacun un personnage dans un univers dont le support principal est leur imagination. Cet univers est régi par un meneur de jeu, également garant des règles. Celui-ci propose des situations dans lesquelles les personnages des joueurs doivent prendre des décisions et agir. La résolution de leurs actions, quand celle-ci est incertaine, se décide par un jet de dé dont le résultat est le plus souvent orienté par des caractéristiques chiffrées propres à chaque personnage qui vont lui donner un avantage ou un désavantage dans l’action envisagée.
Quand bien même le jeu de rôle est souvent une activité collective, loin de la solitude de l’écrivain, l’idée de garder une trace des parties jouées et par extension de l’histoire produite par les joueurs n’est pas saugrenue. C’est ce qu’incite notamment le format qu’est l’actual play, qui désigne un enregistrement d’une partie de jeu de rôle destinée à être publiée. Ce format s’est notamment beaucoup popularisé par internet, que ce soit à travers des podcasts, des vidéos Youtube ou plus récemment des streams sur Twitch. Outre-Atlantique, la série Critical Role a beaucoup fait parler d’elle auprès du public anglophone, notamment pour avoir mobilisé des comédiens de doublage comme joueurs. En francophonie, le format commence à être de plus en plus populaire, mais existe depuis déjà plusieurs années. Parmi les actual plays qui ont émergé en France, on retrouve notamment la chaîne Youtube Rôle’n Play qui a reçu à sa table…le romancier Maxime Chattam ! Ce dernier considère d’ailleurs que le jeu de rôle lui a “enseigné la narration, l’écriture de scénarios […], à interpréter des dizaines de personnages différents, à ouvrir mon imaginaire“.
Mais nous pouvons aller plus loin dans l’idée que le jeu de rôle puisse faire émerger un travail littéraire. Et si cette activité pouvait s’apparenter à un exercice d’écriture à proprement parler ? Figurez-vous que c’est ce qu’incite fortement le jeu de rôle en solitaire. Aussi curieux que cela puisse paraître, il est tout à fait possible de pratiquer le jeu de rôle sans d’autres joueurs et même sans meneur de jeu. Deux cas de figures se présentent alors.
D’un côté, on peut théoriquement jouer seul à n’importe quel jeu de rôle prévu pour le collectif. Certains s’y prêtent évidemment plus que d’autres, mais des outils peuvent permettre de faciliter cette pratique, notamment pour simuler un meneur de jeu. C’est particulièrement ce que font les tables aléatoires, des sortes de liste d’idées que l’on tire au dé, la plupart du temps thématiques ou situationnelles. Le joueur se trouve à alterner entre deux positions : celle de joueur à proprement parler, dans laquelle il fait agir son personnage dans son univers ; et celle de meneur, à travers laquelle il est guidé par les tables aléatoires qu’il doit interpréter pour faire agir l’univers dans lequel son personnage évolue. Nous pourrions ainsi par exemple jouer au grand classique qu’est Donjons et Dragons avec le One Page Solo Engine, un ensemble synthétique de tables aléatoires génériques qui tient en très peu de pages et convient à quasiment tous les jeux.
C’est également de cette manière que fonctionne le jeu de dark fantasy Ironsworn : si celui-ci peut largement être joué de manière “traditionnelle” en collectif, l’auteur Shawn Tomkin a pensé aux joueurs solitaires en fournissant des “oracles” dans le livre de règles, disponible gratuitement sous format numérique et en français. Ce même livre vous conseillera d’ailleurs lors d’une session de “[conserver] des notes tenues au niveau de détail qui vous convient.”. Toutes les formes de notes sont ainsi possibles, y compris littéraires.
Si Ironsworn conserve une part du jeu de rôle traditionnel avec les caractéristiques chiffrées, certains jeux de rôle conçus spécifiquement pour la pratique solitaire se positionnent dans une approche beaucoup plus narrative et avec un potentiel littéraire plus important. C’est notamment l’approche du jeu Après l’accident de Nicolas “Gullix” Ronvel : vous y incarnez un personnage ayant survécu à un accident et vous suivez son histoire à travers son journal. Le jeu s’appuie sur un système de tirage de cartes à jouer pour orienter la narration. Nous nous retrouvons ainsi quasiment face à un exercice d’écriture guidée.
Le jeu Quill pousse l’exercice encore plus loin puisque nous avons à faire à un jeu épistolaire. Vous jouez le rôle d’un personnage qui doit écrire une lettre à un autre personnage selon diverses contraintes présentées par chaque scénario. La particularité du jeu reste que cette incarnation se fait justement par le fait que vous écrivez la lettre de votre personnage, selon certaines contraintes. Par un système de caractéristiques chiffrées, de mots ou expressions à insérer et autres contraintes de circonstances, chaque lettre écrite vaut un certain nombre de points qui influencera l’issue du scénario. L’écriture rigoureuse et réfléchie est ainsi au cœur de la proposition du jeu, de quoi le rapprocher clairement d’une pratique littéraire.
Enfin, en poussant encore plus loin, on peut se rendre compte que l’écrit n’est pas seulement une affaire solitaire. Le jeu Alice is Missing propose une modalité originale : dans le cadre d’une enquête sur la disparition d’une lycéenne, le jeu se déroule entièrement dans le silence et uniquement par communication écrite, que ce soit par SMS ou par tout autre moyen de communication instantanée, le tout rythmé par des cartes spécialement conçues pour faire avancer l’histoire.
Il est difficile d’être exhaustif dans un domaine aussi vaste que le jeu de rôle. Les formes sont en effet presque aussi variées que les jeux. Mais les quelques exemples cités plus haut donnent un aperçu du potentiel littéraire que peuvent recéler le jeu de rôle, qu’il s’agisse d’un simple exercice d’imagination ou d’une pratique rigoureuse de l’écriture.
Le jeu de rôle n’est pas étranger à la transversalité avec d’autres domaines créatifs. On notera que beaucoup de jeux de rôle tirent leur inspiration d’univers (Chthulu, Warhammer, Le Seigneur des anneaux,…) ou plus largement de sous-genres (fantasy, cyberpunk, steampunk, thriller, slasher,…) existants dans d’autres médias. Dans l’autre sens, certaines licences de jeu de rôle sont adaptées vers d’autres secteurs : Donjons et Dragons a notamment trouvé sa place dans la littérature, à travers la série de romans La Légende de Drizzt de Robert Anthony Salvatore, et même dans le jeu vidéo, comme on a pu le voir depuis la fin des années 1980 et encore aujourd’hui avec le tout récent Baldur’s Gate 3 de Larian Studios. Le jeu de rôle ne cesse d’inspirer et de s’inspirer d’autres médias. Reste à savoir si nous pourrions voir un jour émerger un roman tiré d’une session de jeu de rôle.
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