Le grand bal masqué de la littérature
Les pseudonymes dans la littérature
Publié le 03/07/2023 à 10:00
- 11 min -
Modifié le 25/08/2023
par
mj
Si on vous parle de Lev Asianovitch Tarassov ou de Guillaume de Kostrowitsky pas sûr que cela vous dise quelque … par contre si je vous dis Jean-Baptiste Poquelin… là tout de suite vous situez bien le personnage. En effet Molière est peut-être le masque le plus facile à faire tomber de la littérature française. Mais peu nombreux sont ceux qui peuvent dire que Lev Asianovitch Tarassov se cache derrière le masque d'Henri Troyat ou Guillaume de Kostrowitsky derrière celui de Guillaume Apollinaire. Alors tombons les masques…
Bien sûr Internet et ses médias sociaux ont largement généralisé l’utilisation des pseudonymes depuis deux décennies. Cette société virtuelle a conduit de nombreux utilisateurs à se choisir des avatars ou des noms d’emprunts pour vivre leur vie digitale.
Mais bien avant l’ère numérique, le recours au pseudonyme a toujours été une pratique courante, dans le milieu artistique en particulier. En effet le monde de la littérature regorge de noms d’emprunt ou plus singulièrement appelé dans ce domaine précis, nom de plume. Même si cela semble aujourd’hui une pratique courante et acceptée elle n’a pas toujours été bien perçue.
La chasse aux auteurs anonymes
Au XIXème siècle, Joseph-Marie Quérard, bibliographe incompris déplorait la manie de son époque de déguiser son nom en littérature. Il se charge d’ailleurs dans son ouvrage publié en 1845, Les auteurs déguisés de la littérature française au XIXe siècle : essai bibliographique pour servir de supplément aux recherches d’A. A. Barbier sur les ouvrages pseudonymes de vilipender ces fâcheux travestissements littéraires qu’il dénonce dans sa préface.
« Ce n’était pas assez que le manque de courage, que la modestie et la médiocrité honteuse nous inondassent d’une quantité effroyable d’ouvrages anonymes, il a fallu encore, pour apporter plus de confusion dans les archives littéraires, qu’on dissimulât ses noms sous des pseudonymes, sous des noms usurpés, sous des prénoms au lieu de nom, sous des qualités fictives au lieu des qualités véritables, sous des noms de villages au lieu de ceux des pères de beaucoup de nos médiocres écrivains. Un malin petit journal s’égayait, il n’y a pas longtemps, et non sans raison, dans un article spécial, de la manie de nos auteurs contemporains pour les pseudonymes. « Le domaine littéraire, disait ce journal, est aujourd’hui un grand bal masqué, dont le public paye les violons. »
Joseph-Marie Quérard, Les auteurs déguisés de la littérature française au XIXe siècle : essai bibliographique pour servir de supplément aux recherches d’A. A. Barbier sur les ouvrages pseudonymes

Pour Joseph-Marie Quérard l’anonymat en littérature est synonyme de supercherie. Il fustige ce manque d’honnêteté vis-à-vis des lecteurs.
Mais c’est aussi le jeu d’une vie publique que de vouloir protéger sa vie privée et ne pas se mettre à nu.
Choisir un pseudonyme ou prendre un nom de plume, une question qui se pose donc lorsque l’on publie un texte littéraire. Plusieurs raisons peuvent pousser à changer de nom.
« J’ai choisi un pseudonyme pour être libre d’écrire ce que je voulais, sans que le jugement des autres me pèse » James Salter
Le Magazine Lire Octobre 2014
Pourquoi prendre un pseudonyme ?
Que nous dit le dictionnaire : Le Robert nous donne la définition suivante du mot pseudonyme : « nom choisi par une personne pour masquer son identité », vient du grec pseudês (faux) et onuma (nom), littéralement faux nom , nom menteur.
Pourquoi donc masquer son identité ?
Pour qui souhaite détourner l’attention de ses origines, changer ou modifier son patronyme peut être une solution. L’académicienne Marguerite Yourcenar qui se dénommait en réalité Marguerite de Crayencourt ou encore Jack Kerouac qui était né Jacques Lebris de Kerouac ont voulu masquer leur origine aristocratique.
Cela peut aussi être motivé par un souci de discrétion. En effet changer de nom permet de se préserver de la célébrité, si jamais elle arrive bien entendu… cela permet aussi de se libérer d’une certaine réserve et d’un certain sérieux pour oser la provocation.
Il n’a pas toujours été bien vu de frayer avec les monde artistique quand on occupe de hautes fonctions. Henri Rochefort, célèbre journaliste du Second Empire et de la Troisième République, s’indigna de l’attitude méprisante de certains hauts fonctionnaires de l’époque à l’endroit des auteurs dramatiques :
Quand un homme fait jouer une comédie au Théâtre -Français, il commet une action tellement honteuse qu’il est obligé de prendre un pseudonyme pour échapper au déshonneur. Pourquoi les référendaires trouvent-ils mauvais que le nom de l’un de leurs collègues côtoie sur l’affiche ceux de Jules Sandeau et d’Alexandre Dumas ? Pourquoi ? Parce ce que, chez certains individus gourmés, qu’on peut appeler des Jocrisses du pouvoir, il est convenu qu’un fonctionnaire s’encanaille dès qu’il franchit la barrière qui sépare l’admninistration de la littérature.”
Introduction du Nouveau dictionnaire des pseudonymes par Henry Coston, 1985.
À chacun ses raisons
Cela peut s’avérer utile si l’on souhaite séparer l’activité littéraire de la vie professionnelle : Julien Gracq alias Louis Poirier avait choisi un nom de plume car il voulait maquer une séparation entre son activité de professeur et son activité d’écrivain.
Alexis Léger le diplomate a été lauréat du prix Nobel de littérature en 1960 sous le nom de Saint-John Perse. Il lui était impératif de séparer sa mission diplomatique de sa fonction plus officieuse de poète.
Roger Vercel, prix Goncourt 1934 dont le nom de naissance était Roger Crétin, a pour des raisons évidentes choisi un pseudonyme. Vercel deviendra son patronyme officiel par décret en 1936.
Comment ne pas évoquer Frédéric Dard et son pseudonyme le plus connu San-Antonio, nom donné au héros de la série de romans policier qui fut l’un des plus gros succès de l’édition française d’après-guerre. La petite histoire raconte que voulant donner à son personnage un nom à consonance anglo-saxonne, il aurait ouvert un atlas à la page «Etats-Unis », aurait fermé les yeux et posé son crayon sur la ville de San-Antonio. Signe du destin Antoine est son troisième prénom !
Fréderic Dard eu d’ailleurs recours à de nombreux pseudonymes avant de connaître le succès et la consécration critique et financière : Frédéric Charles, Charles Antoine, Guiseppe Papo, Cornel Milk, Patrice, et d’autres encore …. L’an dernier, un recueil de nouvelles a réuni toutes ses publications sous ses différents noms d’emprunt.
Cela peut aussi faire partie d’une stratégie marketing. Par exemple prendre un nom plus vendeur comme l’auteur de thriller Maxime Chattam, alias Maxime Drouot, qui a fait le choix d’un patronyme à consonance anglo-saxonne pour infiltrer plus facilement un genre dominé par les auteurs anglo-saxons. Mais cela ne représente pas une généralité, à l’instar de Franck Thilliez qui sans avoir changé son nom s’en sort plutôt pas mal.
Pour les femmes, l’enjeu peut être tout autre, au XIX ème sicècle nombre d’entre elles prennent un pseudonyme masculin pour écrire, les femmes qui écrivent étant méprisées.

L’exemple le plus emblématique est celui de Amantine-Lucile-Aurore Dupin qui pour publier son livre choisit de cacher son vrai nom et opte pour le pseudonyme de George Sand. Celle qui est connue notamment pour ses ouvrages Histoire de ma vie, La Mare au diable et Un hiver à Majorque a également fait scandale par sa vie amoureuse agitée, ses tenues vestimentaires masculines et son pseudonyme masculin dont elle lança la mode. Après elle de nombreux auteurs féminins ont choisi de prendre un pseudonyme masculin.
Changer de nom oui, mais que choisir à la place ?
Choisir le bon pseudonyme
Cela peut être un attachement géographique à l’exemple de Marguerite Duras dont le nom de naissance était Marguerite Donnadieu. Elle a vécu deux années dans son enfance dans une maison proche de la ville de Duras dans le sud-ouest de la France d’où le choix de son pseudonyme. Maison à laquelle elle est restée très attachée, comme le témoignent ces quelques mots à propos de cette maison : « il y a comme ça des maisons qui refusent de mourir ».
De la même manière celui que l’on connait aujourd’hui sous le nom de George Orwell, auteur de 1984 et de la Ferme des animaux s’appelait en réalité Eric Arthur Blair. C’est pour protéger sa famille qu’il a choisi d’avoir recours à un pseudonyme. En effet, sa première nouvelle traitait de son expérience de la pauvreté et il ne voulait pas la partager avec ses parents. L’Orwell est une petite rivière du Suffolk que connaissait l’auteur.
Quelques pseudonymes célèbres
Le plus connu et le plus prolifique en la matière : Roman Kacew, alias Roman Gary, alias Emile Ajar. Pour la petite anecdote il aurait adoré prendre le pseudonyme de Charles de Gaulle.
“J’étais las de n’être que moi-même”
Romain Gary
Guy de Maupassant eu recours à divers pseudonymes au cours de sa carrière pour des raisons autant personnelles que professionnelles : il utilisa Joseph Prunier pour signer son premier conte en 1875 La main d’écorché, il utilisa Guy de Valmont en référence aux Liaisons dangereuses pour quelques contes et chroniques ou encore Maufrigneuse. Ce pseudonyme est emprunté à un roman balzacien dans lequel un personnage se nomme la duchesse de Maufrigneuse. Maupassant l’utilisa entre 1881 et 1885 pour signer les contes, nouvelles et chroniques qui paraissaient dans le quotidien Gil Blas, alors qu’il était sous contrat avec Le Gaulois, avec lequel il collaborait sous son vrai nom.
Voltaire, de son vrai nom François-Marie Arouet choisit pour sa part d’écrire sous de faux noms pour échapper à son passé, notamment à sa famille mais aussi au gouvernement qu’il critiquait souvent. Il utilisa pas moins de cent soixante !
Marie-Henri Beyle, plus connu sous le pseudonyme de Stendhal, auteur du Rouge et le Noir, préféra publier son œuvre sous un autre nom sans doute pour échapper à sa famille, spécialement son père qu’il détestait.

Tout comme Pablo Neruda qui choisit de prendre un pseudonyme pour cacher à son père qu’il publiait des poèmes. Le célèbre poète, écrivain, diplomate, homme politique et penseur s’appelait en réalité Ricardo Eliecer Neftalí Reyes Basoalto.
« Tout homme de lettres devrait prendre un pseudonyme pour déshériter sa famille de son nom. »
Edmond et Jules de Goncourt / Journal
Connue dans le monde entier pour sa saga Harry Potter, J.K.Rowling a publié un roman policier, L’appel du coucou, en avril 2013 sous le nom de Robert Galbraith. Cette tactique lui aurait permis de se libérer des attentes dues au succès de sa saga.
Alors que Paul Auster, rêvant de devenir écrivain, accumulait les petits boulots pour survivre dans sa petite chambre New-yorkaise, il publie un roman policier sous le nom de Paul Benjamin, Fausse balle qui passe cependant inaperçu. L’auteur ne connaîtra le succès qu’à partir de la publication, sous son vrai nom de sa Trilogie new-yorkaise.
« Qu’est-ce qui pousse certains auteurs à se cacher derrière un pseudonyme ; est-ce qu’un écrivain, finalement, possède une existence réelle ? »
Paul Auster / La chambre dérobée
Boris Vian a publié utilisait le pseudonyme de Vernon Sullivan notamment pour publier J’irai cracher sur vos tombes qui a fait scandale et lui a valu un procès retentissant. Le pseudonyme Vernon Sullivan a été inspiré par Paul Vernon, un ami de l’auteur, saxophoniste et dentiste ; ainsi que par Vernon Story et Joe Sullivan deux musiciens américains que Vian admirait.
Nous l’avons vu, les masques et la plume sont intiment liés. Le pseudonyme s’entend comme une marque de fabrique pour certains ou une carapace de protection pour d’autres. Finalement cela reste anecdotique car ce qui compte c’est l’œuvre, le texte, et moins la personne qui se cache derrière. L’œuvre transforme le nom et lui donne une aura.
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