Prendre le temps ?

La littérature à l’épreuve du temps

Comment s’adapter à l’avenir ?

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - par AudreyB

"Un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions — la quatrième étant celle du Temps — déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux."

Planche de coloriage tirée de : Historia animalium, Chapitre cathédral, (Lyon)
Planche de coloriage tirée de : Historia animalium, Chapitre cathédral, (Lyon)

Cet extrait de Du côté de chez Swann fait de l’église de Combray un navire traversant les époques. Même si Marcel Proust reconnaît ne pas vraiment comprendre les théories d’Einstein, il travaille bel et bien sur la relativité du Temps, d’un temps considéré comme mémoire et non comme un absolu. Presque vingt ans plus tôt, H.G. Wells avait déjà inventé la machine à explorer le temps et toute la littérature du merveilleux scientifique, puis celle de la science-fiction, n’ont cessé d’exploiter cette thématique, en utilisant des prétextes technologiques pour projeter leurs conceptions de l’humanité face au passage inéluctable du temps.

C’est une interrogation fondamentale, qui occupait déjà les empereurs et les rois quand ils construisaient villes, palais et tombeaux pour leur postérité. Les écrivains qui utilisent le motif du temps ont des ambitions plus modestes, mais ils participent de cette recherche sur les effets de l’avenir sur nos sociétés, leurs évolutions et les moyens de s’y adapter.

Retour vers le futur

Lorsque Joe Haldeman écrit La guerre éternelle en 1974, il essaie de transposer dans un univers de science-fiction son expérience du Vietnam en tant que conscrit. Loin d’être un roman militariste, il s’intéresse surtout au retour, au constat de l’évolution des sociétés quand on en a été séparé par la guerre et les blessures. D’une certaine manière, le texte d’Haldeman permet d’aborder le “choc du futur”, tel que décrit par Alvin Toffler en 1970, le décalage entre l’individu et son environnement culturel et technique qui évolue de manière rapide autour de lui.

La guerre éternelle débute en 2024 dans une société de neuf milliards d’habitants, où les catastrophes climatiques ont causé un manque cruel de nourriture. Le protagoniste, William Mandela, part combattre des ennemis extraterrestres dans un vaisseau qui voyage plus vite que la lumière. Quand il revient, il apprend que pour limiter la population, l’ONU tente de contrôler les naissances. Découvrant un monde de plus en plus violent, il décide finalement de repartir se battre contre ses ennemis de l’espace. À son retour en 2458, la société a encore changé, avec une population mondiale réduite à un milliard d’individus, chaque mort étant remplacé par un enfant artificiellement vivifié et élevé dans des crèches jusqu’à 12 ou 13 ans sous le patronage d’enseignants et de psychiatres. Devenu Commandant, Mandella reviendra une dernière fois sur Terre et constatant que les hommes et les femmes, clonés, se ressemblent tous, il décide de s’exiler dans une réserve pour les humains du passé, comme lui.

Le roman d’Haldeman critique surtout les manipulations militaires et s’en prend d’abord à cette horreur-là, mais il montre aussi que les sociétés évoluent en dehors des guerres, que les cultures ne sont pas figées et qu’il y a un décalage qui s’installe entre ceux partis combattre et ceux restés à l’arrière, un gouffre semblable à celui pouvant séparer les lecteurs du passé de ceux du présent ; comment comprendre une époque dont les mœurs ont tellement changé ? C’est en ce sens qu’il apparaît nécessaire d’adapter les textes du passé, pour qu’ils demeurent accessibles aux générations actuelles alors même que leurs auteurs vivaient dans un environnement social et culturel différent, avec une langue différente.

Moderniser n’est pas dénaturer

L’adaptation des textes anciens est une pratique constante. Nous n’assistons pas à une représentation du Bourgeois gentilhomme comme les contemporains de Molière, nous ne lisons pas Rabelais dans son parler tourangeau et même les Essais de Montaigne ont été réédités en 2019 par Robert Laffont dans une version “rajeunie”, plus accessible au grand public. Ces modifications traduisent aussi bien l’évolution de notre langue, une évolution globale et naturelle, que les modifications de nos références culturelles. Nous n’avons plus un accès direct aux éléments qui faisaient partie du quotidien de Rabelais ou de Montaigne, et il est nécessaire aux spécialistes d’expliquer, de contextualiser pour éclaircir les textes, pour les transformer en ces vaisseaux capables de franchir le temps, comme l’église de Combray chez Proust. Il s’agit précisément d’éviter que ces textes ne finissent dans une réserve naturelle, connue seulement des experts et des amateurs, le refuge du héros de La Guerre éternelle.

C’est un travail complexe et comme le disait le regretté Alain Rey lors d’une conférence au festival des Utopiales en 2014, “Ils ont de la chance, ceux qui lisent Molière dans une traduction“, puisque ces dernières obligent naturellement à adapter le texte à l’état moderne d’une langue. Rendre lisible un texte ancien dans sa propre langue est un travail d’orfèvre et les spécialistes de Montaigne ont dû à la fois plonger dans les subtilités de l’œuvre d’origine et en même temps s’en abstraire pour comprendre ce qui pouvait résister chez les lecteurs actuels. Il fallait être témoin aussi bien du temps du XVIe siècle que de la société du XXIe. Cette transmission permet de conserver ces œuvres dans nos mémoires collectives, de les faire participer à notre culture commune, et non de les isoler ou de les réserver à un groupe.

Image par freeillustrated de Pixabay

Il ne doit donc pas s’agir d’une trahison, et le texte d’origine reste toujours accessible pour comprendre les modifications, en discuter et pouvoir en débattre. En revanche, il est d’autres modifications récentes de textes qui ont des visées plus troubles.

L’enfer est pavé de bonnes intentions

Lorsque les héritiers de Roald Dahl acceptent que leur éditeur fasse appel à des “sensitivity readers” pour modifier Charlie et la Chocolaterie, il ne s’agit pas du tout de faire traverser le temps à ces textes. Il n’y a pas de demande globale du public pour ces réécritures, pas de problème d’accès à la langue de Dahl. Il s’agit davantage d’adapter ces romans à la société du futur, aux lecteurs qui partageraient demain les idées de ces ré-écrivants.

Il s’agit d’une ambition encore différente de la manipulation de la mémoire collective par le Parti dans 1984 de George Orwell, qui cherchait à modifier le passé pour qu’il s’adapte à la vérité du moment. Pour ceux qui veulent remanier les textes de Dahl ou encore les romans James Bond de Ian Fleming, il s’agit presque de faire advenir une société future au nom de valeurs à construire, d’une vérité à faire naître. On modifie l’église de Combray, ses plans, ses arches, pour qu’elle incarne l’époque à venir, époque fantasmée. Dans le cas de Roald Dahl, l’éditeur avait même envisagé de remplacer les œuvres d’origine par la nouvelle version, ce qui, pour les lecteurs utilisant des liseuses électroniques, aurait conduit à l’effacement de la version antérieure lors de la mise à jour du texte.

Finalement, les deux versions coexisteront, mais le signal inquiétant persiste. Peut-être qu’un jour, dans cent ans, dans deux cents ans, les mots et les idées de Roald Dahl deviendront incompréhensibles pour les lecteurs du futur, peut-être qu’il faudra alors proposer une version “actualisée”, contextualisée, avec des notes en bas de page. Mais cela n’existera pas pour satisfaire un cercle ou des “experts” en réécriture sensible, mais pour transmettre le texte à un large public, parce que des éditeurs ou des spécialistes auront estimé que ces œuvres méritent de faire partie de notre patrimoine commun et qu’il faut leur faire traverser le temps.


Pour aller plus loin :

Cet article fait partie du dossier Prendre le temps ?.

Partager cet article