"Vivre est une chute horizontale " Jean Cocteau

La chute c’est la vie

- temps de lecture approximatif de 5 minutes 5 min - Modifié le 29/12/2022 par FLO L

La grande responsable c’est l’attraction terrestre : ce phénomène physique découlant de la loi de la gravitation universelle découverte par Newton en observant une pomme se détacher de l’arbre. En effet, cette loi fait tomber les objets mais aussi les corps en un mouvement qu’il est convenu d’appeler une chute. Donc la chute était là avant nous. C’est dire la gravité. D’ailleurs la force d’attraction terrestre se nomme aussi force de gravité. Ainsi au commencement était la chute. Est-ce pour cela que la littérature et les autres arts foisonnent de chutes, plus ou moins longues, plus ou moins drôles, plus ou moins volontaires ?

Longueur de la chute

Du côté des grandes chutes on trouve celle d’Icare qui venu trop près du soleil chute dans la mer ; le peintre flamand Brueghel l’Ancien peignit un tableau plein d’ironie dans lequel les hommes trop occupés aux tâches quotidiennes n’accordent aucune attention à ce pauvre Icare dont seules les jambes émergent encore de la mer, en bas à droite. Le tableau s’intitule bien pourtant La chute d’Icare.

En suivant le lapin blanc, c’est après une chute presque interminable qu’Alice accède au Pays des merveilles. De même c’est un chute dans les chutes qui inaugure le roman de Joyce Carol Oates Les chutes : un pasteur, au matin de sa nuit de noces, se suicide en se jetant dans les Chutes du Niagara.

Dans les dessins animés, certaines chutes sont mémorables, avec la particularité que le personnage ne chute qu’à partir du moment où il réalise qu’il est dans le vide, comme si cette prise de conscience déclenchait le phénomène physique, et non l’inverse. L’effet comique est garanti.

 

Chute drôle, ou pas

En effet la chute est souvent drôle : en particulier au cinéma. Songez aux chutes de Charlot, Laurel et Hardy, ou celles de Buster Keaton analysées dans cet article.

Si la chute involontaire fait souvent rire, elle est parfois dramatique. Dans L’Obs un gériatre rappelle que « chaque année 10 000 personnes âgées meurent des suites d’une chute ». Cela marque souvent une étape supplémentaire vers le vieillissement, en tout cas une altération de l’état de santé. Il y a un avant et un après la chute.

Les sportifs choisissent eux de chuter avec une volonté plus ou moins consciente de s’approcher de la chute irréversible. Ce sont les adeptes du vol libre et autres disciplines aériennes. On peut aussi choisir de sauter dans l’eau, ou plonger, ce n’est pas la même chose, du haut des falaises comme les plongeurs d’Acapulco au Mexique ou les adolescents de la Corniche Kennedy de Maylis de Kerangal. Courage et inconscience semblent s’unir pour affronter et dominer la mort.

Chute sans retour

C’est bien elle en effet qui guette au bout de la chute extrême. Quelle angoisse pousse donc dans le dos ceux qui choisissent volontairement pour en finir de chuter sans retour ? Dans La Douce de Fedor Dostoïevski une jeune femme se jette par la fenêtre pour échapper à l’amour tyrannique de son mari. Avec Les envolés Etienne Kern met en scène les gens qui tombent, volontairement, du premier étage de la Tour Eiffel en 1912, ou d’une fenêtre ; ils pensent voler, ou s’envoler … pour toujours.

La chute physique comme arme de suicide résulte souvent d’une forme psychique de chute, qu’elle se nomme dépression, désespoir ou mal de vivre. Il est fréquent que les personnes atteintes de dépression décrivent une impression de tomber au fond d’un trou ou de se sentir au bord du gouffre. L’autrice de bande dessinée Mademoiselle Caroline intitule d’ailleurs l’album du récit de ses troubles Chute libre : carnets du gouffre ; sur le même sujet Philippe Labro nomme son récit Tomber sept fois, se relever huit.

Incontournable bien sûr, le roman d’Albert Camus La chute où le narrateur Jean-Baptiste Clamence révèle page à page comment le suicide d’une femme dans les eaux du fleuve entraîne sa propre chute morale, psychique et sociale.

 

Tomber le 11 septembre

Évoquons à présent le cas très particulier d’une chute volontaire et pourtant non souhaitée. Lors des attentats du 11 septembre 2001 à New-York des personnes sautèrent dans le vide depuis les tours en feu. Quelle violence que ce suicide imposé ! On estime que ce furent 200 personnes qui choisirent de se jeter dans le vide ce jour-là.

Parmi les nombreuses photographies que Richard Drew réalisa ce 11 septembre, figure celle nommée The Falling Man. Cette image d’un homme qui tombe tête en bas (sans doute un employé du restaurant) est épurée et effrayante. Elle est devenue l’illustration emblématique de ces attentats, représentant à elle seule toutes les chutes réelles ou figurées.

Dans L’homme qui tombe le romancier américain Don DeLillo met en scène un artiste de rue qui se suspend, dans les jours qui suivent le 11 septembre, à divers monuments de la ville, tête en bas, habillé en costume de ville. En le découvrant, Lianne, l’un des personnages féminins du roman, réalise toute la portée de ces performances :

Il y avait là quelque chose d’atrocement clair, une chose que nous n’avions pas vue, la chute d’un corps unique qui entraîne un effroi collectif, un corps tombé parmi nous tous.

Après la chute

Dans le roman de DeLillo, la chute des tours du World Trade Center inaugure un autre monde :

Le grondement était encore dans l’air, le fracas de la chute. Voilà ce qu’était le monde à présent.

En effet, une chute, qu’elle soit corporelle ou psychique, nous transforme. Comme l’écrit Laurent Jenny dans L’expérience de la chute de Montaigne à Michaux : « Nous tenons à la terre par les semelles. La pesanteur est notre évidence. » Accepter cela c’est donc accepter de chuter. On peut alors admettre que la chute nous permet avant tout de nous relever, nous incitant à reposer nos semelles, reprendre le contact et continuer le chemin en ayant justement conscience de l’expérience de la chute.

Etienne Davodeau dans son album Chute de vélo, ou encore Anna Platt dans son roman Nous tombons, titre si simple qu’il en devient métaphysique, mettent en images et en mots des chutes qui transforment, révèlent et font grandir.

Laissons à René Char les derniers mots de la chute, reconnue comme une inspiratrice de sa poésie :

Nous tombons. Je vous écris en cours de chute. C’est ainsi que j’éprouve l’état d’être au monde.

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