J'ai des doutes, en ce qui concerne les insectes / J'ai des doutes qu'ils soient tous en mission secrète (Sara Mandiano : J'ai des doutes, 1991)

Insectes à la page

Pourquoi trouve-t-on des insectes dans les romans ?

- temps de lecture approximatif de 12 minutes 12 min - par FLO L

Ces derniers mois un petit animal, très petit, s’est invité à la une des journaux et dans tous les médias. Oui celui qui aime bien s’établir dans nos lits. Dans le règne du vivant il est rattaché à la classe des insectes. Ils nous fascinent et nous révulsent. Plus on les étudie plus le mystère semble s’épaissir ; plus leur monde semble s’agrandir. La littérature ne pouvait les ignorer. Les insectes se dissimulent, grouillent et s’épanouissent dans les pages des romans. Il existe d’ailleurs un coléoptère nommé Gribouri ou Écrivain.

Pixabay - TieuBaoTruong

Une part de merveilleux

Partons de la définition de l’insecte du Muséum national d’histoire naturelle : Un insecte est un petit animal dépourvu de vertèbres, qui se caractérise par un corps en trois segments (tête, thorax, abdomen) et qui possède trois paires de pattes. C’est déjà un peu de la littérature, non ?

Depuis l’Antiquité l’insecte a force de symbole. Pour les Hébreux l’abeille c’est la parole, le verbe : elle donne l’éloquence au poète en se posant sur ses lèvres. Le scarabée symbolise la renaissance dans l’Egypte antique. L’insecte éveille l’attention de l’homme et stimule son imagination car il est doté de ce que Roger Caillois nomme la capacité lyrique.

Au Japon les insectes peuvent être considérés comme des réincarnations d’êtres humains. La coccinelle porte bonheur ; tout comme le grillon : “Chacun sait qu’un grillon de cheminée porte bonheur à une maison” – Le grillon du foyer, Charles Dickens. La mante religieuse quant à elle indique le bon chemin aux enfants perdus en étendant sa patte avant comme le ferait un doigt. L’insecte s’installe facilement entre le réel et l’imaginaire.

Ce n’est pas le physicien et naturaliste Réaumur (1683-1757) qui nous démentira :

Il ne se trouve nulle part autant de merveilleux, et de merveilleux vrai, que dans l’histoire des insectes. 

Mémoires pour servir à l’histoire des insectes / Réaumur

Observer et raconter

L’entomologie, partie de la de la zoologie qui étudie les insectes, trouve un de ses plus brillants prosateurs en la personne de Jean-Henri Fabre (1823-1915) qui rédige ses Souvenirs entomologiques : études sur l’instinct et les moeurs des insectes. Nommé par Victor Hugo « le Homère des insectes » Fabre est un grand observateur et un fin narrateur, l’observation devient histoire.

En juillet, aux heures étouffantes de l’après-midi, lorsque la plèbe insecte, exténuée de soif, erre cherchant en vain à se désaltérer sur les fleurs fanées, taries, la Cigale se rit de la disette générale. Avec son rostre, fine vrille, elle met en perce une pièce de sa cave inépuisable. Etablie, toujours chantant, sur un rameau d’arbuste, elle fore l’écorce ferme et lisse que gonfle une sève mûrie par le soleil. Le suçoir ayant plongé par le trou de la bonde, délicieusement elle s’abreuve, immobile, recueillie, tout entière aux charmes du sirop et de la chanson. 

Souvenirs entomologiques – J.H. Fabre

Bernard Durin

Ses textes côtoient tout naturellement les illustrations de l’artiste Bernard Durin dans Les insectes et celles du peintre Jean-Jacques Grand dans son ouvrage Insectes & compagnie.

Jean-Jacques Grand

L’insecte pour exister se transforme : il est larve, puis nymphe, puis imago (stade final du développement) comme le résume Jules Michelet dans L’insecte “il naît trois fois, il meurt trois fois”. Il établit aussi un parallèle singulier en comparant le développement de l’être humain avec celui du papillon :

De sorte qu’à l’envers de nous, qui commençons par les beaux jours et semblons d’abord papillons, pour traîner plus tard et languir, lui commence par les années sombres, et d’une longue vie obscure il surgit à la jeunesse où il meurt glorifié. 

L’insecte / Jules Michelet

Observer les insectes, en particulier ceux vivant en colonies ou sociétés conduit bien souvent à s’interroger sur la condition humaine. Dans La vie des termites l’écrivain belge Maurice Maeterlinck (prix Nobel de littérature en 1911) décrit l’organisation en castes de la termitière et la répartition précise des fonctions de chacune. Au fil de son récit, il s’interroge beaucoup en comparant cette organisation collective avec celle des sociétés humaines :

On dirait que ces cités d’insectes qui nous précèdent dans le temps ont voulu nous offrir une caricature, une parodie anticipée des paradis terrestres vers lesquels s’acheminent la plupart des peuples civilisés ; et l’on dirait surtout que la nature ne veut pas le bonheur.

La vie des termites / Maurice Maeterlinck
Pixabay

Avec son roman Les fourmis, Bernard Werber empruntera ce même chemin en faisant se rencontrer la société des hommes et celle des fourmis.

Fascination et répulsion

Les insectes fascinent par leurs formes, leurs couleurs, leurs comportements, leur nombre d’espèces. Mais leur pouvoir d’organisation et surtout leur vertigineuse faculté de pullulation font glisser de l’étonnement à la sidération, parfois jusqu’à la répulsion et au dégoût.

Dans Le pays sous l’écorce de Jacques Laccarière, le narrateur se glisse sous l’écorce d’un arbre passant ainsi d’un monde à l’autre. Il visite une termitière et se trouve pris de nausée en observant la reproduction à la chaîne composée par toutes les ouvrières portant chacune un oeuf sorti du corps énorme de la reine.

Les âmes sensibles n’iront pas consulter Sous le seuil de Jean-Louis Giovannoni où humains et insectes se confondent, “la vie des insectes et celles des hommes sont posées sur le même plan” pour rendre compte de la réalité de la décomposition ou plutôt de la pourriture finale.

Japanese Beetle - Scarabée Japonais

L’insecte par ses apparences physiques, ses capacités, réelles ou imaginées, son organisation collective fournit aux écrivains un monde foisonnant d’éléments narratifs et métaphoriques. Le roman s’empare du monde des insectes comme d’une allégorie du nôtre.

Loin de l’entomologie admirative le personnage Winston, dans le roman 1984 de George Orwell, compare ainsi les fonctionnaires :

Il était curieux de constater combien le type scarabée proliférait dans les ministères. On y voyait de petits hommes courtauds qui, très tôt, devenaient corpulents. Ils avaient de petites jambes, des mouvements rapides et précipités, des visages gras sans expression, de très petits yeux.

1984 / G. Orwell

Le cafard inspirateur généreux

Le cafard c’est le titre du roman de Ian McEwan dans lequel l’insecte prend possession du corps du premier ministre britannique pour mener le pays au Brexit. La blatte, le cafard, le cancrelat, quel que soit son nom, inspire les écrivains qui poussent parfois la métaphore jusqu’à l’incarnation :

Le plus célèbre insecte de la littérature est sans doute Gregor Samsa le personnage de Kafka qui se mue en une espèce de cafard dans La métamorphose. Un destin terrible étant donné qu’il conserve son âme humaine et n’a pas oublié son ancienne condition.

Clarice Lispector met en scène La passion selon G. H. : la crise existentielle d’une femme suite à la découverte d’une blatte dans la chambre de la bonne qu’elle vient de licencier. Dans L’Arche de Boba de l’écrivaine serbe Boba Blagojevic la nouvelle Le cafard raconte l’histoire d’une femme oppressée par les tâches quotidiennes et l’indifférence de sa famille. A force d’observer un cafard dans la fissure du mur elle devient l’insecte et jouit de l’observation de sa propre absence. Elle cogite ainsi :

Repoussant ? Il est repoussant parce qu’il sait tout de nous. Il savait tout depuis toujours, et bien avant nous.

Avant nous – Après nous – Avec nous

En effet, les insectes se situent dans une forme d’éternité. Selon la classification universelle des animaux et des plantes les insectes représentent une classe composée de 950 000 espèces identifiées, ce nombre est sans doute bien supérieur. Ils sont sur terre depuis 300 millions d’années ; pour les premiers ancêtres de la lignée des hommes l’estimation est de 7 millions d’années. Cette forme de prédominance du monde des insectes sur le nôtre inspire les écrivains.

Le conte L’homme et la fourmi de Charles Nodier (1780-1844) raconte comment les fourmis Termès, autrement dit les termites, narguent la vanité humaine en détruisant des cités entières. L’histoire s’achève ainsi : “L’homme bâtit encore, et la fourmi Termès marche toujours.

J. M. G. Le Clézio explique ainsi la présence des insectes dans son œuvre :

C’est un thème récurrent chez moi, les insectes nous accompagnent, sont des interlocuteurs, angoissants parfois pour certains. Un peu, sans vouloir me comparer à lui, comme Einstein qui évoque que le jour où les abeilles disparaîtront nous n’aurons plus qu’une semaine à vivre. Voir des insectes me rassure. Tous les insectes, les moucherons, sont utiles au fonctionnement de cette mécanique.

Le Clézio entretien avec Isabelle Roussel-Gillet, Roman 20-50 2013 n°55

Le chant des insectes va jusqu’à prendre une portée cosmique dans le recueil Mondo et autres histoires :

De tous côtés venaient les bruits des insectes, un grincement continu qui résonnait dans le ciel. C’était peut-être le bruit des étoiles, les messages stridents venus du vide. 

Dans une autre nouvelle l’enfant Gaspar s’exprime ainsi :

Quand on regardait les insectes, on perdait sa taille, et on commençait à comprendre ce qui vibrait sans cesse dans l’air et sur la terre. 

Le monde des insectes et celui de l’enfance semblent en effet avoir partie liée. Pour certains écrivains parler des insectes c’est revenir vers l’enfance. Maurice Genevoix dans son Tendre bestiaire se raconte petit enfant de maternelle découvrant un hanneton, une rencontre liée à une période heureuse de sa vie : “C’est en ces jours radieux que j’ai lié connaissance avec le monde des insectes.”

Chez Pierre Bergounioux la capture de sa première cétoine durant son enfance marque le début de sa passion pour les coléoptères (Le grand Sylvain). Adulte il part, accompagné d’un enfant, récolter des insectes ; une activité qui rapproche l’adulte et l’enfant, leur brouille antérieure est oubliée. La magie de l’insecte se perpétue.

Pour restituer l’émotion première face à la contemplation de l’insecte, les entomologistes se firent écrivains. C’est bien la littérature qui mit à leur disposition toutes les capacités du langage pour rendre sensible ce monde des insectes perçus comme éternels et éphémères, frêles et vigoureux, fascinants et repoussants. Extraordinaires ils sont, avant d’entrer dans la fiction, à eux seuls bien des personnages.

Pour aller plus loin :

Partager cet article