Prendre le temps ?
La brève en dit long
« La politesse due au texte veut que tu coupes au plus court avant qu’il soit menacé d’enflure »
Publié le 07/01/2022 à 08:00
- 9 min -
Modifié le 17/03/2023
par
FLO L
Ce conseil du poète Pierre-Albert Jourdan incite donc l'écrivain à faire court et déroule le tapis rouge aux pensées, maximes, aphorismes, réflexions et autres caractères. Ces textes se présentent sous la forme de recueils d'énoncés courts existant dans une relative autonomie les uns par rapport aux autres et composant néanmoins un tout indissociable. La critique, ingénieuse en matière de classement, s'accorde à les nommer "formes brèves" : une notion qui exprime bien les différences avec les autres genres littéraires mais regroupe en son sein une variété presque infinie de textes. S’intéresser à cette richesse des formes brèves amène à observer la diversité de leurs contenus et de leurs formes et à interroger le vrai plaisir de lecture qu'elles procurent.
MAÎTRES ANCIENS
Si les écrivains contemporains s’emparent du genre avec grande gourmandise, ils n’ont rien inventé. En effet, l’idée de rassembler des textes courts semble bien vieille comme le monde. Alain Montandon mentionne, dans son incontournable essai Les formes brèves, les règles de vie et de sagesse du vizir Ptahhotep (2450 av. J.-C.) qui du fond des temps nous livre par exemple ce précepte toujours acceptable :
Si tu désires que ta condition soit bonne, sauve-toi de tout mal.
A l’origine, et pour longtemps, la forme brève conseille, règle et ordonne en énonçant des vérités morales qui sont autant de préceptes à suivre pour conduire sa vie.
C’est au XVIIe siècle que morale et forme brève composent quelques fleurons du genre passés à la postérité. Profitons des précisions de Florence Delay dans son brillant essai Petites formes en prose après Edison :
Nous dirons que c’est au XVIIe siècle que les sagesses qui s’étaient séparées au XVIe siècle divorcent. La populaire s’en va d’un côté avec les proverbes, la savante de l’autre avec les Maximes, les Pensées, les Caractères.
De même, Roland Barthes range la maxime avec le bourgeois et le proverbe avec le populaire.
Bien sûr à tout seigneur, tout honneur, voici François de la Rochefoucauld et ses Réflexions ou Sentences et Maximes morales éditées en France en 1665. Avec lui s’impose l’appellation « maximes » et la recherche d’une qualité d’écriture, semblant suivre en cela le conseil rhétorique de Quintilien : “La brièveté n’exclut pas l’ornement, autrement il n’y aurait plus d’art.”
Blaise Pascal préfère le terme de Pensées (éditées en 1669), car dit-il : “je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute.”
Chez Jean de La Bruyère ce sont Les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle qui paraissent en 1688 ; l’écrivain précise dans la préface : “Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage […]”. Des mots que Loïc Prigent aurait pu prononcer à la parution en 2016 de son livre J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste. Alors que La Bruyère observait les gens de la Cour du Duc de Condé, notre contemporain fit son miel des petites phrases entendues dans les coulisses des défilés de mode.
TOUT EST VRAI
Le réel offre en effet une matière première inépuisable aux écrivains ; il est une source d’inspiration pour l’écriture de formes brèves. Quel meilleur exemple que les Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon ? Durant l’année 1906 dans le quotidien Le Matin, l’écrivain tint une rubrique rédigée à partir des dépêches des faits divers.
Suicide à la carbonisation : Mme Le Bise, de Landriec (Finistère), imbiba de pétrole ses jupes et alluma.
A Oyonnax, Melle Cottet, 18 ans, a vitriolé M. Besnard, 25 ans. L’amour naturellement.
La construction subtile de ces histoires minuscules pousse le lecteur à imaginer l’avant et l’après. Sous un titre en forme de salut à Fénéon, Emmanuel Venet, psychiatre en milieu hospitalier, publie en 2020 ses Observations en trois lignes : des micro-nouvelles écrites à partir de fragments de vie de ses patients.
Désespéré par l’inconduite de sa petite amie, Loïc Y. absorbe cinquante comprimés de somnifères. On le sauve. Cent comprimés. On le ranime. Deux cents comprimés, on le ressuscite. Quand ça veut pas, ça veut pas.
Citons encore Clémentine Mélois qui collectionne les listes de courses trouvées sur les trottoirs ou ailleurs. Son livre Sinon j’oublie est construit ainsi : page de gauche une photo de la liste manuscrite avec ses ratures, ses fautes, etc. et page de droite l’écrivaine donne la parole au rédacteur supposé, lui inventant ainsi un prénom, un sexe, des pensées et des préoccupations.
Parfois noter le réel revient à faire œuvre de mémoire collective comme Yves Pagès qui pioche dans sa collection de graffiti référencés par lieu et date, nous offrant son jubilatoire Tiens ils ont repeint ! : 50 ans d’aphorismes urbains de 1968 à nos jours. Un titre fort bien choisi, puisque comme le souligne Alain Montandon : “Les graffiti sont proches de l’aphorisme par la brièveté concise, l’humour, le cynisme ou la poésie, et avant tout par le jeu avec le langage et les effets produits.”
SOURIONS A LA VIE C’EST ENCORE GRATUIT ! – Carcassonne octobre 2012
Le fil du rasoir est bien étroit – Pont de la Feuillée Lyon 5e – 22 août 2014 [ce graffiti est une citation extraite du texte de Stig Dagerman Notre besoin de consolation est impossible à rassasier]
NON AUX GAZ DE CHIPS ! – Saint-Jean-du-Gard novembre 2014
Evoquer la mémoire c’est convoquer bien entendu Georges Perec et ses petits morceaux du quotidien qui façonnent Je me souviens. Si certains souvenirs ont sans doute peu d’écho pour le lecteur du 21e siècle, “Je me souviens de Christine Keeler et de l’affaire Profumo“, d’autres conservent toute leur fraîcheur : “Je me souviens des Carambar“. Ainsi Perec s’adresse à une mémoire commune, bien plus que son inspirateur Joe Brainard et ses I Remember, en forme d’autobiographie éclatée.
QUI A LU LIRA
Il y a en effet une notion de discontinu, d’éclatement, dans la forme brève, une idée de petits morceaux qui cependant tiennent ensemble ; une construction qui influence la lecture. Montandon l’analyse fort bien :
On ne peut lire un recueil d’aphorismes comme on lit un roman. Le lecteur ne peut que se promener, au hasard, butiner, vagabonder.
Lire la forme brève c’est tenir une grappe de raisins ou piocher dans un sac de bonbons. On se laisse entraîner, on espère être surpris. Le prochain aura-t-il le même goût ou sera-t-il meilleur ? Le plaisir de la lecture vient sans doute également des pensées provoquées par la lecture du bref. Car en effet le bref donne à penser. Si son attrait réside bien dans sa concision et sa réussite de dire beaucoup en peu de mots, le silence qui suit peut être lourd de sens. Comme si le texte était en attente et demandait au lecteur de l’achever. Osons dire que le silence qui suit la brève c’est encore la brève.
Ainsi ce conte en six mots d’Ernest Hemingway : “À vendre. Chaussures bébé. Jamais portées.“
Ou encore Roland Barthes dans son Journal de deuil qu’il tiendra suite au décès de sa mère en 1977 : “8 janvier – Tout le monde est « très gentil » – et pourtant je me sens seul. (« Abandonnite »).”

Lichtenberg
Et aussi cet aphorisme du mathématicien, astronome et philosophe allemand Lichtenberg (1742-1799) : “Il en est de l’esprit comme de la musique ; plus on l’entend, plus on exige de subtiles nuances.”
La réussite des formes brèves repose également sur leur talent à faire naître des images. La formule doit faire mouche comme la pointe de l’épée dans l’eau.
Du même Lichtenberg : “Il était là, aussi triste que la petite mangeoire d’un oiseau crevé.”
Les Greguerias de l’espagnol Ramón Gómez de la Serna (1888-1963), inventeur de cette figure littéraire que le français peine à traduire (cris confus, bavardages, jacasserie, …), affichent elles aussi un goût prononcé pour la métaphore :
Les mouettes naissent des mouchoirs que l’on agite au départ du bateau.
Lorsqu’on se prend les pieds dans les algues, on a l’impression d’avoir les lacets de ses souliers défaits.
POÉSIE, HUMOUR ET LIBERTÉ
Ces derniers exemples nous permettent également d’affirmer la dimension poétique des formes brèves. Une poésie composée à partir de l’observation attentive du monde et l’attention portée aux sensations. L’écrivain mauricien Malcolm de Chazal (1902-1981) cherche dans son écriture à modeler des relations entre les sens ; il parle de littérature-peinture dans Pensées et Sens plastique.
[…] alors que jusqu’ici la littérature s’est servie de l’idée pour arriver à l’image et à la sensation […], ici je note purement et simplement des sensations, qui ne mènent qu’ensuite à l’image, à l’idée-image, à l’image-idée ou à l’idée toute pure, et que le lecteur assimilera avec plus ou moins de rapidité, dépendant de l’intensité de sa sensibilité.
L’eau nous claque toujours de la paume ; et l’air d’un revers de main.
Nulle main ne pourra jamais rendre ce geste de la branche, quand la brise la courbe, et qu’elle remonte : cette manière gracieuse d’appeler.
Autre grand observateur Jules Renard qui note dans son Journal : ” je regarde et laisse les choses me toucher les yeux” ; il l’exprimera également ainsi : “Les yeux servent de filets où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes.” Il trace dans ses Histoires naturelles des portraits brefs du canard, de la dinde, du cygne, du paon, du lézard, etc. … Parfois c’est très court mais d’autant plus percutant :
Le ver : En voilà un qui s’étire et qui s’allonge comme une belle nouille.
L’image fait sourire car en effet l’humour fait bon ménage avec la forme courte. Si les exemples abondent à l’époque contemporaine, là encore les aînés ont ouvert la voie :
- La plupart des livres d’à présent ont l’air d’avoir été faits en un jour avec des livres lus de la veille. (Maximes et pensées / Chamfort)
- A – Je lui ferai du mal volontiers. B – Mais il ne vous en a jamais fait. A – Il faut bien que quelqu’un commence. (Petits dialogues philosophiques, dialogue XVI / Chamfort)
- A – Vous êtes devenu bien vieux ! B – Oui, c’est généralement le cas quand on vit longtemps. (Aphorismes / Lichtenberg)
- Je suis venu, je me suis assis, je suis parti. (152 proverbes mis au goût du jour , proverbe 113 / Paul Eluard)
- Quelle tragédie ! Ses mains vieillissaient mais pas ses bagues. (Greguerias / Ramon)
Devant certains « coups de cœur », on rêverait d’infarctus.
Du premier rot au dernier mot, le meilleur de l’homme est dans la brièveté.
Pensés bleues : aphorismes / Dominique Noguez
Les différents points de vue sur la Joconde dans Joconde jusqu’à 100 d’Hervé Le Tellier :
Le point de vue de Radio Londres : « Mona Lisa n’a pas envie de rire… » Je répète : « Mona Lisa n’a pas envie de rire… »
Le point de vue de vue du touriste suédois [qui remplace toutes les voyelles par Ø … mais on arrive à deviner le texte] : […]øvøns vøsøtø cøt øprøs-mødø lø møsøø dø Løøvrø […]
Tous ces exemples et ceux donnés en bonus, montrent bien que la liberté de composition et la diversité de contenu de la forme brève lui laissent encore ouvert en grand les portes de la littérature et de la création. Et pour longtemps sans doute.
Dans les collections de la BmL, d’autres suggestions de lecture :
- Aphorismes de Franz Kafka
- Les sandales de paille de Pierre-Albert Jourdan
- L’autofictif d’Eric Chevillard, en ligne avant de paraître en papier
- Chez nous de Géraldine Kosiak
- J’aurai tant aimé d’Emmanuel Venet
- Oeufs de Pâques au poivre vert ; Les trente-six photos que je croyais avoir prises à Séville de Dominique Noguez
- Demande au muet : 115 dialogues socratiques de qualité d’Hervé Le Tellier
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3 thoughts on “La brève en dit long”
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Bonjour Flo et ex collègues de la BML : avec mes meilleurs voeux pour 2022
Merci pour ta brève brève et concise . humour garanti d’une grande efficacité avec peu de moyens !!
voir aussi : Brèves de comptoir / J.M..Gourio – sources : Wikipédia
“Les auteurs modernes font des livres tellement petits qu’on ne peut plus mettre des fleurs à sécher dedans. »
Au pôle Nord, au pôle Sud, à l’équateur, l’homme s’acclimate partout, il n’y a qu’en banlieue qu’il ne s’acclimate pas. »
NB : / “Je me souviens” : Au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015, Marie Jeanne Ben and décide de cesser définitivement sa collecte de brèves dans les bibliothèques ….. !!
“Osons dire que le silence qui suit la brève c’est encore la brève.” j’adore cet humour so subtil
Puis je citer une de tes brèves ” la vie n’est pas une partie de jambes en l’air”