Fiction ou réel, pourquoi choisir ? 1/3
La BD Documentaire
Publié le 14/10/2024 à 10:00
- 11 min -
Modifié le 18/12/2024
par
Dolores
Avez-vous déjà ressenti un sentiment d’effroi en ouvrant une vieille et pâle édition d’un livre de littérature d’idées haut de 600 pages ? Vous êtes-vous déjà questionnés sur l’exactitude des informations dispensées dans un documentaire pixellisé trouvé à trois heures du matin en huitième page de résultats sur internet ? Si vous ne tombez pas dans ces extrêmes cas de figure mais que vous souhaitez approcher un sujet qui vous est nouveau sans trop savoir par où commencer, le résultat est bien le même : vous êtes quelque peu perdu. Le côté assommant, ardu voire parfois sadique de la littérature d’idée peut être un énorme frein, au même titre que divers autres médias qui s’axent sur un lectorat ou audience très large, sacrifiant parfois de précieuses clés de compréhension. Vos parents ou grands-parents lisaient parfois les Belles Histoires de l’Oncle Paul ? Peut-être ceux-ci étaient plus proches de la réponse que vous ne l’êtes si vous ne vous penchez pas sur la BD documentaire. Le médium est une réponse terriblement efficace à ce vide écart entre accessibilité et profondeur, usuellement bloqué par des ouvrages tombant dans des sommités didactiques ou bien de plates vulgarisations caricaturales.
Les forces de la BD documentaire
Les deux monuments du genre au sens plus moderne du terme, à savoir Gen d’Hiroshima (Keiji Nakazawa) et Maus (Art Spiegelman), nous donnent assez rapidement une idée du potentiel de la BD Documentaire. Le point d’intérêt le plus immédiatement constatable réside dans l’image. Pouvoir illustrer des propos, un récit ou simplement l’écriture ouvre un champ d’expression immense.

« Mon idée était que l’image permet d’explorer un domaine que l’écriture a longtemps délaissé, celui du corps, des émotions qu’il donne à voir et de ses limites, de l’animalité au post-humain ».
– Serge Tisseron
Cette image est au service du réel décortiqué par la BD documentaire, en restant essentiellement une transcription de ce réel tel que vu, ressenti et surtout décrit par les auteurs. La variation des traits, couleurs, formes, compositions et personnages place les auteurs en régents non seulement de l’objet-sujet décrit mais aussi du ton donné à ce récit. Il agit donc comme un levier supplémentaire pour véhiculer leur message ou sentiment sur ce même objet. A l’immesurable liberté de réponse à « comment écrire les choses ? » vient s’ajouter la tout aussi infinie question de « comment les illustrer ? »
Mais quand est-ce que le réel cesse de l’être ? C’est une question lourde de sens et d’ambivalence dans la BD Documentaire. Loin des études plus classiques et de leur éternelle quête d’objectivité, la fiction se mêle ici au réel. L’interprétation graphique d’un thème pourrait passer aux yeux des académiciens les plus endurcis comme un manque de neutralité. Fort heureusement, la neutralité n’est pas toujours (voire très peu souvent) l’objectif de la BD documentaire. A travers le médium les auteurs et illustrateurs vont au-delà de l’enquête journalistique ou du récit de personnage. En illustrant autrement qu’en dépeignant trait pour trait la réalité –ce qui revient à dire, entendons-nous, en illustrant tout court– l’auteur partage une vision qui lui est propre et personnelle. Cette vision s’accompagne la plupart du temps d’un avis et d’une prise de parti qui découlent de leur ressenti. En plus de cette non-volonté de neutralité, vient s’ajouter une dynamique entre fiction et réel. La porosité entre ces deux pans narratifs ou simplement graphiques se transforme en un mécanisme autoalimenté. L’effet d’un fait empirique, historique ou sociologique est décuplé par la forme, l’image, le choix des personnages et même la narration. Le revers de la médaille n’en est pas moins important : la fiction existe ici pour accompagner le réel, parfois même dans le seul but de le souligner.
La BD Documentaire est donc une œuvre aux premiers abords hybride, avec un intérêt tout singulier en ce qu’elle s’émancipe des carcans habituels de la recherche, est teintée de subjectivité et demeure hautement accessible au plus grand nombre, peu importe le sujet exploré. C’est aussi grâce à son essor en popularité depuis les années 2010 que la portée des sujets abordés trouve une diversité qui s’élargit sans cesse. C’est dans cette toute nouvelle importance que nous vous avons réuni un panel d’œuvres qui ont marqués les esprits, et les yeux s’étant posés sur ces premières, au sein de la bibliothèque comme chez de très nombreux lecteurs.
La bande dessinée documentaire est détentrice d’un créneau unique pour aborder les problématiques sociétales. « La liberté de la littérature et la force de l’image » (Leïla Slimani) offrent une combinaison volontairement teintée de subjectivité pour non plus exposer mais explorer ces thématiques qui touchent des humains, et ce à travers une œuvre on ne peut plus humaine. Qu’il s’agisse de problématiques récentes ou historiques, le support n’est pas en reste.
Des planches pour une politique accessible
La politique fait évidemment partie de ces intérêts sociétaux. Potentiellement cryptique pour certains, simplement rasoir pour d’autres, la BD documentaire ouvre un accès clair sans tomber dans la caricature (hormis certains auteurs qui en ont fait leur marque de fabrique, comme Willem par exemple) tout en gardant une force d’interprétation et d’opinion. C’est cet esprit pédagogique qui meut « Géostratégix » de Pascal Boniface et Tommy (Dunod, 2022).

Vaste panorama des grands enjeux géopolitiques de 45 à nos jours, la BD traite avec précision des sujets qui vous ont probablement déjà été expliqués, auxquels vous avez probablement déjà été confrontés à de maintes reprises, sans pour autant en tirer une nette compréhension. Le géopolitologue Français Pascal Boniface aborde d’incontournables sujets politiques tels que la crise du canal de Suez, la course à l’armement ou encore le post-colonialisme. L’écriture est très sobre et explore les divers points d’une robuste exactitude, tandis que les vignettes sont dessinées d’une manière plus légère et chargée d’humour.
Le très souvent redondant « apprentissage ludique » est ici parfaitement digeste et nous situe au premier plan une des forces de la BD documentaire : décomplexer l’étude et décrypter des domaines usuellement compliqués.
D’autres choix politiques :
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- Cher Pays de notre enfance ; Etienne Davodeau et Benoît Collombat ; Futuropols, 2015.
- J’accuse ; Jean Dytar, Delcourt 2021.
- Z ; Willem ; Les Requins Marteaux, 2023
- L’odyssée d’Hakim ; Fabien Toulmé ; Delcourt, 2018
- Le murmure de la mer ; Hippolyte ; les Arènes BD, 2024
L’investigation à travers les vignettes
Plus axée sur de l’investigation, la BD documentaire peut aussi revêtir des allures d’enquête journalistique. Sorte de gonzo illustré où la part (trop souvent illusoire) d’objectivité sans cesse recherchée par les reporters est ici allègrement omise. Il s’agit d’une véritable articulation de l’opinion, en plus d’une remarquable immersion dans ces affaires, évènements, communautés ou divers points d’intérêts. Joe Sacco a parfaitement compris cette opportunité que présente le médium et s’en sert pour livrer une œuvre canonique du genre, intitulée « Palestine ». (1993 aux éditions Fantagraphic, plus tard chez Rackham préfacée par Edward Saïd).

Véritable travail de terrain, collecte de témoignages et immersion dans le quotidien du pays lors de la première Intifada, Joe Sacco se rend dans la bande de Gaza, mais aussi à Tel Aviv, en retranscrivant ce qu’il y voit, y entend, et surtout y vit. Le trait est parfois appuyé et exagéré, rappelant le dessin caricatural de presse. Côté compositions, l’auteur alterne entre rigueur uniforme aux vignettes profondément marquées et déstructuration complète dans des planches aux découpages assez libres et chaotiques. Cette ambivalence est à l’image des sujets de l’investigation Sacco ainsi qu’à leur vie mouvementée, pris au piège dans un conflit qui durera des décennies. La genèse de la BD reportage est cristallisée dans cette œuvre phare qui apporte un ton résolument humain, en opposition avec les couvertures médiatiques de l’Intifada à l’époque de sa parution.
Besoin de plus de réponses ?
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- Médiator, un crime chimiquement pur ; Irène Frachon, Eric Giacometti et François Duprat ; Delcourt, 2023
- Algues Vertes : L’histoire interdite ; Inès Léraud, Pierre Van Hove ; La revue dessinée, 2019
- Brigade des mineurs : immersion au coeur de la Brigade de protection des mineurs ; Raynal Pellicer et Titwane ; éditions de la Martinière, 2017
- La recomposition des mondes ; Alessandro Pignocchi ; Seuil, 2019
- Chroniques du Grand Domaine ; Lili Sohn ; Delcourt, 2024
Des histoires dans l’Histoire
Tandis que certaines œuvres se focalisent sur un aspect sociétal moderne, d’autres retracent l’histoire du monde et ses transformations. Un des exemples les plus parlants et les plus marquants, œuvre tout aussi essentielle au genre que Palestine, « Maus » expose la vie des juifs en Pologne à partir des années 30, jusqu’aux camps de concentration lors de la Shoah.

Art Spiegelman floute les frontières du réel et de l’œuvre en se mettant lui-même en scène, parfois en train de dessiner les propres planches de la bande dessinée que le lecteur a sous les yeux. Le choix d’utilisation d’animaux à la place de personnages humains teinte davantage la réalité, véhicule du ressenti d’Art en recueillant le témoignage de son père qui a servi de base narrative à Maus.
Davantage de points historiques :
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- L’abolition : le combat de Robert Badinter ; Marie Gloris Bardiaux-Vaïente ; Malo Kerfriden ; Glénat, 2019.
- La Bombe ; Alcante, Laurent-Frédéric Bollée, Denis Rodier ; 2020, Glénat.
- Blanc autour ; Wilfrid Lupano , Stéphane Fert ; Dargaud, 2020
- Borboleta ; Madeleine Pereira ; Sarbacane, 2024.
Une vie en bande dessinée
Illustration de la vie de personnalités célèbres comme plus méconnues, mais aussi récit de leur vie, c’est tout naturellement que la BD documentaire trouve un très fort potentiel dans la biographie. Qu’il s’agisse de personnages incontournables au sein d’une culture comme des hommes d’états, figures historiques, sportifs et célébrités ou bien des personnages un peu plus niches et méconnus du grand public, le médium assoit encore sa facilité à mettre les histoires en images. Ed Gein, tueur en série tristement célèbre aux Etats-Unis trouve sous la plume d’Harold Schechter et le pinceau d’Eric Powell un glaçant portrait aux éditions Delcourt.
Le parti pris de ne montrer que la réalité quasi-empirique sans ajouts fictionnels prend ici tout son sens au vu du terrifiant parcours d’Ed Gein. Violence psychologique et physique, enfance désastreusement difficile, planches on ne peut plus graphiques, le tout dans une ambiance grisâtre glauque à souhait, un cocktail parfait pour mesurer l’ampleur de l’effroi vécu et infligé par le personnage. Le côté documentaire se suffit, les actes monstrueux relatés dans cette œuvre n’en sont que plus impactant de véracité.

Encore plus de vies en BD :
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- Femme rebelle : l’histoire de Margaret Sanger ; Peter Bagge ; Epinal, 2017
- Miss Davis ; Sybille Titeux de La Croix et Amazing Améziane ; Rocher, 2020
- Vivre ; Ken Krimstein ; Christian Bourgois, 2024
- Anaïs Nin : sur la mer des mensonges ; Léonie Bischoff ; Casterman, 2020
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