Emily Brontë, mystérieuse ou subversive ?
Histoire d'un mythe
Publié le 06/05/2024 à 12:30 - 8 min - Modifié le 31/05/2024 par Paquita Lefranc
Visage au front haut encadré de boucles brunes, regard calme aux yeux verts, Emily Brontë apparaît austère sur les aquarelles de son frère Branwell. Tout ce que la littérature nous apprend d’elle est une force d’âme et un stoïcisme qui dépasse l’humain. Figure phare de la littérature britannique, elle n’a publié qu’un seul roman. Paru en 1847, "Les Hauts de Hurlevent "est cependant l’un des textes majeurs de la littérature anglo-saxonne. Mais qui était cette mystérieuse jeune femme ? Fille de pasteur, elle a passé la quasi-totalité de sa vie dans le presbytère de son père. Elle laisse pourtant un livre où le génie inscrit sa marque incontestable.
Enfance et éducation littéraire
Emily est la cinquième enfant d’une famille de six, la mythique famille Brontë. Née en 1818 à Thornton en Angleterre ; elle n’a pas trois ans quand sa famille emménage dans le presbytère de Haworth. Son enfance est dès lors frappée par le deuil avec le décès de sa mère puis de ses deux sœurs aînées.
La fratrie, composée de Charlotte, Branwell, Emily et Anne, grandit dans le presbytère bordé d’un cimetière au milieu de la lande. Leur imagination est débordante et Emily fait éclore sa créativité très tôt. Elle lit profusément Lord Byron, Walter Scott, Mary Shelley et le Blackwood’s Magazine.
À partir de petits soldats en bois, elle construit avec son frère et ses sœurs un monde imaginaire, la Confédération de Glass Town. Ils écrivent ainsi poèmes, contes et récits dans de minuscules livres avec schémas, cartes, titres et chapitres. Suivront ensuite les Gondal Chronicles. Emily y révèle ses talents à travers la poésie.
De l’imaginaire à la publication
Après avoir beaucoup insisté auprès d’Emily, Charlotte persuade sa soeur de publier leurs poèmes en 1846 dans un recueil commun, chez l’éditeur Aylott and Jones, sous les pseudonymes masculins, époque oblige, d’Ellis Bell (Emily), Currer Bell (Charlotte) et Acten Bell (Anne). L’ouvrage passe inaperçu.
En décembre 1847, Emily Brontë donne une nouvelle vie au pseudonyme d’Ellis Bell pour publier son oeuvre déterminante : Les Hauts de Hurlevent. Dix mois plus tard, Branwell meurt de la tuberculose, précipité dans la maladie par l’alcoolisme et le chagrin d’amour. Contaminée, Emily tombe à son tour malade et refuse de se soigner. Elle meurt le 19 décembre 1848.
Mon âme ne sait pas la peur / Elle ne vacille pas dans l’orage / Il n’y a point de place pour la Mort / Sa puissance ne peut anéantir un atome…
(Emily Brontë, Cahiers de poèmes)
Une vie solitaire et silencieuse
Salué comme le plus grand roman d’amour de tous les temps par de nombreux écrivains et critiques, Les Hauts de Hurlevent ont choqué l’Angleterre puritaine avec la passion destructrice entre Cathy et le ténébreux Heathcliff. Comment Emily Brontë a-t-elle pu créer des âmes si tourmentées ? Elle condense en effet dans son texte tout ce qui glorifie et désespère les hommes.
Au regard de son œuvre, la simplicité de son existence laisse songeur. Que s’est-il passé durant ces trente années sur terre ? Son passage à la pension de Cowan Bridge ? Ses quelques mois passés à Bruxelles avec Charlotte ? Sa courte expérience en tant qu’institutrice à l’école de Law Hill ? Discrète, elle ne se livre aucunement sur cela et peine à s’ouvrir au monde extérieur.
Très attachée à Haworth, elle vit au gré d’une routine retirée, entre entretien de la maison, écriture et balades sur la lande. La jeune femme acquiert une réputation de sauvageonne, qui s’entoure d’animaux plus que d’hommes. Secrète, elle vit sans jamais se plaindre avec la sagesse la plus désarmante. Bien qu’Emily semble enfermée dans ce presbytère, il n’en est rien. Son renoncement est volontaire et pudique. En choisissant cette solitude austère, elle accède à un espace de liberté pour écrire.
L’influence des moors
Emily Brontë évolue donc au milieu des landes sauvages, les moors, sur lesquelles souffle, hurle et fouette un vent mouillé chargé d’odeurs végétales. Sur cette terre où l’homme est supporté, la nature soumet encore l’âme à sa loi. Emily l’a parcouru et l’a aimé en toutes saisons. Elle y a erré en compagnie de son faucon et de ses chiens.
Le provincialisme du cadre a une influence profonde sur le texte. Les principaux protagonistes, tout comme elle, n’ont que très peu de contacts avec l’extérieur. La terrible nudité de sentiments qui se marque dans le roman est due à la solitude de ce coin du Yorkshire.
Un unique et inoubliable roman
C’est de cette étrange fille que nait ce roman, Les Hauts de Hurlevent, une œuvre marquante prenant place dans le panel des livres essentiels de la littérature mondiale. Lors de sa parution, il passe presque inaperçu. Pas d’éloge, pas de critique. L’Angleterre victorienne s’offusque devant la passion tourmentée d’Heathcliff. Depuis, la gloire de ce livre n’a cessé de croître.
Considéré comme une œuvre remarquable du génie féminin au XIXe siècle, le livre est un monument du romantisme gothique. Sa capacité à explorer les abîmes de la passion humaine est le témoin d’une compréhension exceptionnelle de l’être humain. L’histoire d’Heathcliff est d’une intensité émotionnelle et d’une profondeur psychologique inégalées à cette époque. Il semble que tout ce qui peut bouleverser le cœur des vivants ait trouvé en cette femme ses échos les plus authentiques.
Enigme du geste créatif chez Emily Brontë
Une œuvre doit-elle forcément être créée d’après l’expérience personnelle de l’auteur ? Faut-il avoir vécu une expérience amoureuse tragique pour écrire un livre dense ? Ce roman écrit par une modeste jeune fille inexpérimentée inflige ici un démenti incontestable.
Selon Charlotte, Emily continue de vaquer à ses occupations quotidiennes tout en écrivant ce roman. Mais alors la question des rapports entre l’observation et l’invention se pose. Nul livre au monde n’oppose à la critique de genèse un rideau aussi opaque. Les mécanismes de sa création demeurent un cas étonnant.
Dotée d’une imagination stupéfiante depuis sa jeunesse, elle a sans doute eu des éléments d’observation et des souvenirs personnels agrémentés de ses lectures. Comment a-t-elle inventé cet homme en proie à la passion amoureuse ? Emily Brontë a-t-elle aimé ? A-t-elle transposé cet amour ? Il ne s’agit pas d’ observation. Elle n’a jamais pu dire à un homme et encore moins entendre dire les mots que Catherine mourante entend de la bouche d’Heathcliff… Ce roman est-il la sublimation artistique des désirs non satisfaits de son auteure ?
Son manque d’expérience ne limite en rien son processus créatif.
Une certaine audace littéraire
Son livre offre une structure narrative complexe et une utilisation innovante de la narration à plusieurs niveaux. Elle donne ainsi un caractère très contemporain à son texte. De plus, il transcende les genres en mélangeant des éléments gothiques, une tragédie romantique et une critique sociale. Il devient de fait précurseur des tendances modernes en littérature.
En remettant en cause la société victorienne de son temps, Emily Brontë fait preuve d’audace. En effet, elle ose toucher à ce qui est intouchable : la famille présentée comme lieu de toutes les violences. Au-delà de son intrigue principale, Les Hauts de Hurlevent est remarquable pour l’exploration des thèmes de la nature humaine, de la société et de la moralité entrelacée de vengeance et de rédemption. Elle offre une critique sans concession de la rigidité des classes sociales. Et elle affirme que la violence peut surgir au-delà de toute raison chez l’homme.
Est-il bien de créer des êtres comme Heathcliff, je n’en sais rien ; je ne le crois guère. Mais je sais ceci ; que l’écrivain qui a un don créateur possède quelque chose dont il n’est pas tout à fait maître – une force qui , parfois, a une étrange volonté et activité propre.
Charlotte Brontë, préface aux Hauts de Hurlevent, édition de 1850
Sans doute Emily Brontë avait-elle un roman à écrire dans l’existence qu’elle mena. Écrire était une nécessité vitale. Elle avait besoin de ce roman tragique avec des personnages profondément imparfaits en rupture avec les archétypes de l’époque victorienne. Dans cette existence recluse et solitaire, elle portait secrètement un rêve poétique qui l’arrachait sans cesse à son destin banal. Charlotte disait qu’Emily trouvait dans la solitude toutes sortes de délices dont le plus cher était sa liberté. La postérité ne l’intéressait pas.
Emily Brontë n’avait pas besoin d’avoir tout vécu pour tout dire.
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