Prendre le temps ?

Opalka

Echo à la 16ème Biennale d’art contemporain de Lyon et son manifeste de la fragilité

- temps de lecture approximatif de 2 minutes 2 min - Modifié le 17/03/2023 par Nicolas F.

Ce soir de décembre 1992, comme tous les soirs depuis 27 ans, j'essaie d'inscrire sur des sels d'argent, une des traces volatiles de ma présence au monde.

courtesy Bernard Chauveau édition
courtesy Bernard Chauveau édition

Dans les nuances de gris, je vois émerger la figure d’un être qui n’est plus ce qu’il a été, et qui n’est pas encore ce qu’il va devenir. Mon autoportrait photographique rend compte d’une occurrence révolue. Cet homme que je vois n’est pas moi, il est l’une de mes identités éphémères, placée dans un autre référentiel que le mien. Au fur et à mesure que le temps s’écoule, ma présence physique s’estompe. Mes tempes blanchissent, mes pommettes blanchissent, mes lèvres blanchissent. Les poils de mes pinceaux blanchissent, mes toiles blanchissent aussi ; celles sur lesquelles je me borne à écrire la durée, celles sur lesquelles je m’efforce de peindre le temps qui passe.

Je suis un état de la matière, sans cesse en mouvement, qui vient se placer à l’instant d’une brève obturation, devant un fond blanc. Cet être qui tente de saisir, face à l’objectif, l’impermanence de son aspect corporel, sait qu’il est en sursis, en proie à la sénescence.

Je crois percevoir cette chose qui me traverse, qui me parcourt et qui m’anime. Il me semble possible de déceler l’ombre, la signature de cette vitalité fuyante, qui chaque jour se soustrait à moi, et qui m’abandonnera pour aller se faufiler dans le corps d’un autre.

Je suis l’organe par lequel transite cette force. Mon corps n’est que le véhicule, un modeste porteur de cette vie qui s’affranchit des règles, et qui défie les contraintes du temps et de l’espace.

Comme tout véhicule, je me place dans le mouvement, à l’endroit d’un lieu indéfini, entre le chemin parcouru et celui qui me reste à parcourir. L’instant que je crois saisir par cette photographie est illusoire, car on ne peut interrompre le cours des choses. Le déplacement continu du véhicule suppose que ce que je crois à ma portée est déjà derrière. Ce que je vois venir sera bientôt disparu. Mon environnement immédiat, le présent, est l’endroit précis où les chemins se séparent, il coupe le temps en deux parties jumelles, le passé et le futur, selon la symétrie miroir.

Chaque jour, c’est un peu de moi qui disparaît, des morceaux de mon corps s’émiettent en silence. Ma constitution est fragile, la matière se rompt à chaque instant, je ne suis fait que de liens qui se brisent. Sans altération, pas de changement, les fêlures prennent naissance à l’endroit de la fragilité ; elle est la condition sans laquelle tout renouvellement est impossible. Les éléments se cassent, se brisent, pour aller chercher ailleurs leur destin ; comme ces éboulis qui s’accumulent au bas des massifs rocheux, et qui empruntent dans leur chute, le chemin escarpé des rides qu’ils creusent sur la face fragile des falaises.

Selon les lois de la physique, les matériaux les plus tenaces sont les plus ductiles, la fragilité dépend des forces de liaison entre les atomes et des phénomènes de dissipation d’énergie. Comme nos vies ne sont pas étirables, leur substrat a pour vocation de se rompre ; nos enveloppes sont destinées à se fendre, afin de disperser dans l’univers, les éléments qui furent assemblés un jour, pour créer les conditions d’une naissance.

 Cet autoportrait photographique rend compte d’une impossibilité, celle d’un état immobile. Il nie le changement perpétuel, et fige ce qui ne peut pas être figé. L’homme que je vois, dont les traits provisoires ont été conservés par l’empreinte fossile de la lumière, est un être transitoire. “Il est le fini défini par le non fini.”

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One thought on “Opalka”

  1. robin sophie dit :

    Au théâtre des Célestins , jusqu’au 15 JANVIER 2022 , UN , spectacle de théâtre d’après les entretiens de BERNARD NOËL avec ROMAN OPALKA.

    A NE PAS MANQUER

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