Les ruines: images liminales du passé

- temps de lecture approximatif de 6 minutes 6 min - Modifié le 13/06/2024 par asanchez

Lieux de mémoire aux frontières de l'humanité, les ruines sont au cœur de la production artistique depuis des siècles.

Ruines église, photographie de Agence de btv
Ruines église, photographie de Agence de btv

En 1751 dans l’Encyclopédie, Diderot et d’Alembert définissent le mot ruine dans un contexte architectural:

Ruines, s. f. pl. (Archit.) ce sont des matériaux confus de bâtiments considérables dépéris par succession de temps. […].

Wikipedia

La ruine en tant qu’objet matériel a toujours fasciné. Elle est autant associée à la mélancolie qu’à la solitude. Reflet de notre temporalité humaine, la ruine donne à voir la fin d’une époque, d’une société, d’une vie. Espace frontière entre deux périodes historique, symbole d’un effondrement, et présent dans nos quotidiens, ces mondes oubliés sont des espaces liminaux reflets d’angoisses humaines.

Ces lieux captivants par leur convection d’émotions sont propices à la représentation artistique. Peinture, photographie, gravure, littérature…, les images de ruines sont omniprésentes dans la sphère artistique. Châteaubriand a notamment écrit dans Génie du Christianisme :

« tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence ».

François Renée de Châteaubriand, Génie du Christianisme, Partie 3/Livre 5/Chapitre III

Les ruines gréco-romaines sont celles qui en Occident ont le plus inspirés les artistes. A travers les courants artistiques, les ruines ont une place plus ou moins forte. Le romantisme étant l’apogée de cette appropriation des ruines.

Les artistes de toutes les époques se sont donc passionnés pour les ruines. Le peintre de ruines le plus célèbre est Hubert Robert. Peintre du XVIIIe siècle, il peint des ruines de monuments historiques. Il représente notamment des vues imaginaires de grands lieux en ruine. En 1786 il peint Vue de la Grande Galerie du Louvre en ruine, scène d’un futur Louvre en ruine. Bucolique et mélancolique la ruine ici est propre à la solitude et l’introspection.

Les ruines gréco-romaines sont encore aujourd’hui un sujet apprécié par les artistes. Josef Koudelka, grand photographe des ruines a travaillé sur les vestiges antiques. Dans Ruines, il prend en photo plus de 200 sites archéologiques autour de la Méditerranée. En noir et blanc, ces clichées représentent une civilisation effondrée.

Images de chaos :

Les ruines sont le témoin de l’effondrement et de ce fait leur image va servir à représenter la fin. Images d’apocalypse religieuse d’un côté mais aussi images de fin du monde contemporain de l’autre.

Monsù Desiderio, intrigant nom d’artiste du XVIIe, est connu pour ses paysages fantastiques de ruines. La cité engloutie de l’Atlantide, ou encore la Tour de Babel, les sujets sont liés à la fin tragique d’une civilisation. Bâtiments fissurés en train de tomber sont alors des décors parfaits pour symboliser la fin d’une civilisation.

Enigma, Monsù Desiderio [Livre] : un fantastique architectural au XVIIe siècle

Ce n’est pas le seul artiste à utiliser la ruine pour mettre en scène la fin du monde. L’apocalypse chrétienne est un sujet qui a particulièrement intéressé les artistes. Quoi de mieux pour représenter la fin du monde que des ruines ? Les artistes ont bien compris leurs pouvoirs symboliques. Bruegel l’Ancien dans Triomphe de la Mort utilise la ruine comme élément anecdotique mais qui place la scène dans un lieu humain où la vie humaine se termine.

Incendies, éruptions volcaniques, désastres, les ruines sont toujours des marqueurs d’un terrible évènement qui met fin à un moment de l’existence humaine.

Dans l’ère contemporaine, l’idée de fin du monde est aussi mise en images par les ruines. Cet imaginaire s’est construit ces dernières décennies sur des événements marquants : les désastres écologiques, Tchernobyl et les ruines d’après-guerres. Des ruines qui sont donc matérielles et existent dans notre quotidien.

Les photographes témoignent directement de ces ruines d’après désastres. L’ouvrage Un jour d’après présente une série de travaux de photographes qui sont allés sur des sites d’après désastre. Images sensibles et fragiles d’après chaos, elles sont le reflet du début d’une transition entre deux périodes de vie.

Frontière entre deux mondes:

Les ruines contemporaines, d’un passé plus proche, aux infrastructures familières n’ont pas la même valeur symbolique. Dans Liminal, l’auteur défini ce que sont les espaces liminaux et à quel point ils influencent l’univers visuel de l’angoisse. Phénomène internet, les espaces liminaux sont généralement des espaces en transition sans vie humaine. L’urbex résume particulièrement bien cette angoisse liée aux mondes contemporains oubliés. Lieux de peur et d’horreur, laissés à l’abandon, ils sont au centre de fascination morbide de l’effondrement d’une société.

Les photographes ont pris d’assaut ce phénomène en apportant leur touche personnelle. Il existe de nombreux travaux photographiques d’urbex: Belgique abandonné, Eglises abandonnées, Forbbiden places, Patrimoine abandonné, etc.

Vestiges d’un monde oublié [Livre] : villes fantômes, édifices abandonnés et patrimoine déserté de Kieron Connolly

D’autres prennent le motif de ruine pour construire une identité visuelle. Les ruines d’hier et d’aujourd’hui sont un sujet de prédilection comme peuvent en témoigner les travaux de Jean-Claude Pondevie Ainsi  et Daniela Tkachenko Restricted areas. Les travaux de ces deux photographes sont un exemple de l’esthétique liminal des ruines:

  • Restricted areas montrent des ruines militaires, des espaces abandonnés de l’ancienne URSS. Ces anciens bâtiments militaires sont entre deux mondes: bientôt une ruine mais appartenant à un passé trop proche. Ils deviennent alors des lieux transitoires, vidés de leur humanité mais pas oubliés.
  • Le travail de Jean-Claude Pondevie reflète aussi très bien l’état transitoire d’un lieu abandonné. Ici, on regarde des images intimistes de pièces d’une maison vidées de leurs occupants. Les images sont en noir et blanc avec des jeux de lumière qui laissent penser que l’espace vidé n’est peut-être pas encore tout à fait inhabité.

Hier, aujourd’hui et demain, la ruine reste un sujet de prédilection des artistes. Mélancolique, chaotique, frontière, l’image associée aux ruines est un symbole du caractère éphémère de la vie humaine.

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