Photos prises en voiture

- temps de lecture approximatif de 5 minutes 5 min - Modifié le 06/12/2024 par pnegrel

Des voitures prises en photo, il y en a eu un paquet dans l'histoire de la photographie. Quid des photos prises en voiture ?

photo : P. Négrel
photo : P. Négrel

La photographie et l’automobile, c’est toute une histoire. L’essor de la voiture au début du 20e siècle a coïncidé avec l’affirmation de la photo comme pratique artistique, et, depuis, auto et photo ne se sont plus quittées. Du célèbre cliché de Jacques-Henri Lartigue au Grand prix de l’Automobile Club de France en 1912 aux autos savamment bricolées puis gaiement détruites par le clan des Big Bangers, photographiées par David de Beyter, en passant par les longues américaines mystérieusement bâchées de Clint Woodside, les gros plans troublants d’Oscar Monzon où les peaux se mêlent à la tôle, les tristes véhicules abandonnés au bord des chemins de Bernhard Fuchs ou les mécaniciens contorsionnés sous les pare-chocs sous le regard érotisant de Justine Kurland, il est impossible de recenser toutes celles et tous ceux qui ont pris la voiture pour sujet de leur travail photographique.

D’abord réservée aux classes aisées, l’automobile s’est répandue sur le globe au point de devenir un objet invasif, synonyme de mobilité et de liberté mais aussi d’encombrement et de pollution. Désormais autant repoussante qu’attirante, elle continue de fasciner les photographes, qui l’appréhendent aujourd’hui plus diversement qu’hier. Mais s’il y a eu pléthore de voitures prises en photo, on ne se doute peut-être pas que les photographes ont parfois réalisé des séries entières de photos… prises en voiture. En voici cinq exemples.

1. Joël Meyerowitz compte parmi les premiers à avoir tenté l’expérience, sillonnant à dessein les grands espaces américains dans les années 1970. Or, lorsque nous conduisons, nous voyons le paysage se modifier, se dévider, nous le traversons autant qu’il traverse notre conscience. Sur le ruban de la route, ce qui se présente devant est toujours en train de passer derrière. Meyerowitz l’avait bien en tête : devant l’impossibilité « de stopper la voiture et de revenir en arrière pour saisir ce qui avait déjà disparu », il conduisait appareil photo sur les genoux, sans cesse prêt à figer « ce qui [l]’interpellerait » (citations tirées du livre Autophoto). Les nombreuses photos prises à travers le pare-brise s’apparentent alors à des photogrammes, aux images volées du film projeté sur l’écran de verre.

Un aperçu de la série From the car de Joël Meyerowitiz

2. Trente ans après Meyerowitz, Lee Friedlander a également quadrillé le territoire étatsunien au volant de sa voiture. Ses clichés, souvent pris à l’arrêt, sont ceux d’un individu prenant le temps de saisir les fétiches de l’Amérique : buildings, églises, motels, bars, cactus, panneaux publicitaires. D’autre part, l’angle de vue ne cherche plus à redoubler le rectangle du pare-brise mais pivote vers la vitre de la portière. Le montant du pare-brise, qui scinde la photo en deux, et le rétroviseur extérieur, où se logent quelquefois des détails qui n’en sont pas, autorisent alors de nombreux jeux de composition. C’est ainsi, par exemple, que dans cette photo l’omniprésence de l’automobile elle-même est suggérée par l’image d’un pick-up, dans le rétroviseur, par celle d’une berline culminant sur un pilier au bord de la route, visible à travers la vitre latérale, et par les éléments de l’habitacle de la voiture de l’artiste.

Un aperçu de la série America by car de Lee Friedlander

3. L’œil pivote davantage encore chez Oscar Fernando Gomez, chauffeur de taxi mexicain revenu dans l’Etat de Nuevo León où il a passé son enfance. Cette fois, la vitre latérale – côté passager – forme le cadre unique de la prise de vue. Piétons, animaux, graffitis, objets en tout genre s’y encadrent pour constituer autant de vignettes de la vie locale. Dissimulé dans son véhicule, le photographe quant à lui reste toujours prêt à s’en aller. La voiture permet aussi cela : photographier discrètement, sans être vu, repartir aussitôt.

Un aperçu de la série Windows d’Oscar Fernando Gomez

4. Par la vitre de la portière, toujours, le cœur serré à l’idée de reprendre la route, Deanna Dikeman a pris en photo pendant vingt-sept ans ses parents lui disant au revoir de la main sur le seuil de leur maison, dans l’Iowa. L’habitacle et le rétroviseur visibles sur un grand nombre des clichés de la série rappellent le « contexte automobile » de leur réalisation, l’indépendance prise par l’enfant devenu adulte et l’imminence de son départ. Ce travail a été récompensé en 2021 par le prix Nadar.

Deanna Dikeman, Leaving and Waving, 2021

5. Rien n’oblige cependant à braquer l’objectif vers l’extérieur. Aussi le britannique Martin Parr, assis sur le siège passager, s’est-il concentré sur les conductrices et conducteurs, révélant non sans humour toute une gamme de gestes et postures : femmes cheveux au vent dans leur cabriolet tenant le volant d’une seule main, hommes d’affaires pianotant sur leur téléphone, jeunes gens se peignant dans le rétroviseur central.

Autrement dit, plus qu’un moyen de locomotion, la voiture forme un espace en soi où l’individu développe ses propres rituels – à l’instar de ces photographes qui en ont fait leur poste d’observation du monde.

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