L’art de Schopenhauer

- temps de lecture approximatif de 4 minutes 4 min - Modifié le 12/12/2024 par pnegrel

Voilà qui n’a pas fait la une des journaux, et pourtant, le 21 septembre dernier il y avait 164 ans que le philosophe allemand Arthur Schopenhauer était mort. L’occasion de revenir sur quelques-unes de ses idées sur l’art, généralement reléguées au second plan.

Arthur Schopenhauer (1788-1860)
Arthur Schopenhauer (1788-1860)

Schopenhauer, théoricien de l’art ? Pour le grand public, son nom évoque avant tout une triste vision de l’existence. Le natif de Dantzig serait le penseur par excellence de la douleur, du tragique, de l’absurde, celui qui a poussé le plus loin le pessimisme en philosophie. Il est vrai que son maître ouvrage, Le monde comme volonté et comme représentation (1819), regorge de sentences peu réjouissantes, dont celle-ci restée célèbre : « La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, entre la souffrance et l’ennui »… A-t-on écrit maxime plus déprimante depuis ? À vous qui vivez, Schopenhauer souhaite bien du courage ! Ce pessimisme, toutefois, ne se réduit pas à un bouquet de formules. Il résulte d’un système philosophique complet, dont il faut dire deux mots avant d’aborder la conception de l’art qui en découle.

Selon Schopenhauer, le monde a deux faces, l’une visible, l’autre cachée. La première est celle de la représentation : il s’agit des phénomènes, du monde sous nos yeux, des individus et des choses, de votre voisin ou d’un caillou au bord du chemin. L’envers du monde, quant à lui, est constitué par une force que Schopenhauer nomme la volonté. Essence de toute chose, elle s’incarne dans chaque phénomène, du minéral aux êtres humains en passant par le végétal et l’animal.

Le problème est que la volonté, sans cause ni but, agite les phénomènes – y compris nous autres – comme un marionnettiste aveugle. Logée au plus profond de notre être, elle est à l’origine du fait que nous éprouvions du désir. Or, elle nous tyrannise en nous faisant désirer sans cesse. Et comme tous nos désirs ne peuvent être satisfaits, nous souffrons – tandis qu’entre deux désirs, nous nous ennuyons. Pauvres de nous !

Le philosophe ne nous laisse toutefois pas démunis face au malheur. Deux voies s’offrent aux mortels pour se débarrasser du fardeau de leur condition désirante. La première est la voie de l’ascèse. Schopenhauer préconise, pour les plus motivés, de vivre de peu, reclus, de manger juste ce qu’il faut. S’efforcer de ne plus avoir d’autre désir que celui de « nier la volonté qui se manifeste dans sa personne », lui livrer ni plus ni moins qu’une « guerre à mort ». Une vie de moine, voilà le programme, lequel ne séduira pas tout le monde ! Fort heureusement, un autre remède – moins radical – existe : la contemplation esthétique, que Schopenhauer place au premier rang des activités humaines.

C’est en effet par l’art que nous pouvons, momentanément, nous affranchir de la volonté. Devant l’œuvre d’art, ou plutôt en s’absorbant dans l’œuvre d’art, le sujet « oublie son individu », alors que s’évaporent comme par enchantement ses soucis et la conscience de sa finitude, que remplace un délicieux sentiment d’immortalité. Le voilà en apesanteur, entièrement disponible ; « c’est là désormais qu’il se repose et qu’il s’épanouit ».

Cependant, la vertu de l’art n’est pas seulement de nous offrir un asile provisoire, de nous arracher pour un temps à nos désirs ; il est, simultanément, un moyen d’accès direct à une connaissance profonde de la nature des choses, bien différente de la connaissance ordinaire.

La connaissance ordinaire, pour Schopenhauer, consiste à établir des liens entre les phénomènes. Par exemple, lorsque nous pensons à une autre personne, nous le faisons le plus souvent en songeant aux liens que nous entretenons avec elle. De même, lorsque nous pénétrons dans une maison, généralement nous ne l’envisageons pas en dehors de son caractère fonctionnel. « Dans l’intuition directe du monde et de la vie, résume Schopenhauer, nous ne considérons d’ordinaire les choses que dans leurs relations, c’est-à-dire dans leur existence relative et non pas absolue. » À l’opposé de cette connaissance traditionnelle – que porte à son point extrême la science, en s’attachant à déterminer les liens de cause à effet qui relient les phénomènes –, la connaissance artistique nous conduit sous l’écorce du monde, sous la représentation, à l’essence des choses, et nous met en présence de ce qu’elles sont réellement, en elles-mêmes.

Le plaisir éprouvé face à l’œuvre d’art est donc double. Il est fait de soulagement, dans la mesure où s’évanouissent nos souffrances, et d’intuition, dans la mesure où nous accédons à une espèce de savoir premier. Ces deux aspects se conditionnent mutuellement : c’est parce que nous sommes soulagés que nous sommes disposés à connaître, et parce que nous connaissons que nous sommes soudain soulagés. Notons, au passage, que des recherches récentes en neurologie ont corroboré cette idée de l’art qui tout à la fois apaise et révèle (“Quand la science prouve que l’art fait du bien”), signe que Schopenhauer avait visé juste !

Quid du beau, dans tout ça ? Schopenhauer en donne la définition suivante : est belle l’œuvre qui parvient à nous installer dans un état de paix mêlée d’exaltation. Tout simplement. Le beau est ce qui nous délivre et nous mène à la connaissance profonde du monde. Les notions de beau et de vrai ne sont pas approchées par notre philosophe au moyen de ratiocinations alambiquées. Au contraire, Schopenhauer les connecte directement à l’expérience esthétique. C’est en cela que les pages qu’il consacre à l’art nous touchent aussitôt – comme une œuvre d’art.

À écouter :

Un superbe Podcast France culture sur l’art selon Schopenhauer

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