L’ère de la résilience
Usages et mésusages d'un concept
Publié le 18/11/2024 à 19:39 - 12 min - Modifié le 06/12/2024 par Guillaume
En 2012, suite à la catastrophe de Fukushima, le gouvernement japonais met en place un ministère de la construction de la résilience nationale. En mars 2020, en plein Covid 19, Emmanuel Macron lance l’opération militaire « résilience » qualifiant l’ensemble des actions menées par l’armée pour combattre la pandémie. A Paris, si vous souffrez de stress post-traumatique, une professeure de yoga propose des séances « d’expérience résilience ». En décembre 2021, La métropole de Lyon publie une étude intitulée « renforcer la résilience des territoires »… Les exemples abondent, qui illustrent la manière dont ce mot, très probable et ancien emprunt à l’anglais, a infiltré toutes les sphères de la vie sociale. La notoriété de ce concept un brin caoutchouteux est due à son usage massif en psychologie et en développement personnel. Alors que faire de et avec la résilience ? Que peut apporter cette notion et quelles en sont les limites ? L'influx vous a sélectionné quelques livres pour essayer d'y voir plus clair.
Boris Cyrulnik, héraut de la résilience
Il est difficile de débuter une sélection sur la résilience sans évoquer immédiatement le nom de Boris Cyrulnik, tant cette notion lui colle à la peau. Il faut cependant rappeler qu’il n’a pas inventé le concept. Il l’emprunte lui-même à d’autres psychologues américains qui l’ont employé dès les années 50.
Mais il est incontestablement celui par qui le terme a atteint les rives de la psychologie grand public. Cyrulnik est un excellent conteur. La manière qu’il a eue de mêler sa propre histoire avec des témoignages d’autres personnes, des fragments d’études scientifiques, de la littérature, de la psychanalyse freudienne, dans un style fleuri, a favorisé son succès.
Précautions d’usage
Avec une certaine nonchalance, la presse a affublé sans retenue Cyrulnik de titres ou de compétences qu’il n’a pas. Pour lire au plus juste un auteur, il n’est jamais inutile de savoir d’où il parle !
D’abord, contrairement à ce que les médias annoncent régulièrement à son propos, Boris Cyrulnik n’est pas éthologue. Les multiples exemples dont ils usent pour évoquer les comportements animaux ne sont pas à prendre comme des résultats scientifiques de première main. Ensuite, il n’est pas non plus un chercheur, mais bien plutôt un praticien de la médecine qu’il n’exerce plus depuis 1999. Sa contribution à la recherche se limite à une petite quinzaine d’articles (d’après le blog Allodoxia) et les citations dont il fait l’objet concernant la résilience se résument à… un article, relayé 5 fois.
Deux livres phares dans l’océan de ses publications.
Un merveilleux malheur, 1999, Odile Jacob.
C’est l’ouvrage qui propulse véritablement la notion vers le grand public. Le titre témoigne de la définition de la résilience diffusée par Cyrulnik. En science physique, le terme désigne la capacité à résister aux chocs. Lui rappelle qu’en matière de développement psycho-affectif, la résilience est plutôt une traversée du malheur qui produit du neuf, qui transforme la personne. « La résilience définit le ressort de ceux qui, ayant reçu le coup, ont pu le dépasser. L’oxymoron décrit le monde intime de ces vainqueurs blessés ».
Avec Un merveilleux malheur, Cyrulnik est porteur d’une bonne nouvelle : on peut non seulement survivre à un traumatisme, mais en faire quelque chose en vue d’une vie meilleure. Ce message d’optimisme a largement résonné chez celles et ceux qui ont fait l’expérience d’un drame existentiel.
C’est là une très grande force de son livre, comme l’explique le sociologue Nicolas Marquis :
« Les individus disent se sentir habités par des termes ou des expressions bien tournées. C’est particulièrement le cas avec le mot “résilience”, présenté par Cyrulnik dans ses ouvrages. De nombreuses personnes lui écrivent pour lui dire combien ils sont heureux que quelqu’un ait enfin mis en mot ce qu’ils pressentaient sans pouvoir le mettre en forme : “J’étais un résilient sans le savoir”, “À la lecture de votre livre, j’ai pris conscience que j’avais commencé à vivre, sans le savoir, ce processus de résilience que vous décrivez”, etc. »
« Les individus ont l’impression que le texte donne un passé et un futur à l’expérience qu’ils vivent, puisque, si elle est écrite, c’est qu’elle a déjà été vécue mais aussi qu’elle peut déboucher sur quelque chose d’autre. Ce qui était privé, fragile et isolé, devient maintenant public, solide et connecté à une communauté de destin ».
« Cette communauté de destin » est d’autant plus solide que Cyrulnik partage également son autobiographie. Celle d’un petit garçon, fils de Juifs ukrainiens, assassinés à Auschwitz. Lui n’a pas été déporté et a survécu, protégé par des résistant.es.
Dans Sauve-toi, la vie t’appelle, il met en mots cette histoire, comme une parabole de ce trajet de résilience. La narration est claire, émouvante parfois et illustre à merveille une des conditions de la résilience, selon lui essentielle : la capacité à transformer en récit son expérience traumatique pour “dégeler les mots” et rendre possible l’élaboration autour du drame. Notons que son récit n’est toutefois pas dénué d’ambiguïtés. Il y raconte des souvenirs de son père bien qu’il ait déclaré très récemment dans l’émission La grande librairie n’avoir aucun souvenir de ce dernier. Mais pour Cyrulnik, au fond, il est bien normal que la « mémoire narrative » ne corresponde pas totalement à la « mémoire historique » !
Esthétique de la ratatouille
Boris Cyrulnik a écrit des dizaines de livres sur la résilience, déclinant ce sujet dans des essais qui reposent tous sur la même recette d’écriture, laquelle se fonde sur ce qu’il appelle une épistémologie ou une stratégie de la ratatouille.
Et ses écrits s’en ressentent ! Il passe régulièrement du coq à l’âne, ses titres de chapitres (bien souvent à rallonge) sont parfois éloignés du contenu qu’ils annoncent, les références s’enchainent dans des millefeuilles argumentatifs pas toujours faciles à suivre. Bref, la lecture des essais de Cyrulnik n’est finalement pas si aisée si l’on cherche à tenir scrupuleusement le fil de son raisonnement.
D’autres publications… pour y voir plus clair
Dans Revivre après une épreuve, les auteurs (dont l’inévitable Cyrulnik !) nuancent l’alternative un peu simpliste qui se dessine parfois à propos des situations traumatiques : sombrer dans le malheur ou entrer en résilience. « Nos vies sont ainsi faites de plusieurs défis avec des réussites partielles et des semi-échecs, des fuites et des attentes, des projets différés. Les épreuves conduisent à alterner les combats et les stratégies de fuite, les rêves avortés et les changements de cap. La vie nous conduit à être parfois combatifs, parfois lâches, parfois contemplatifs : combattre, fuir ou… ne rien faire ». Le livre présente différents types d’épreuves – les séparations, la perte d’un enfant, la maladie – et les modalités de leur possible dépassement, dans un langage souvent plus direct et simple que celui des textes de Cyrulnik.
Serge Tisseron, La résilience, PUF, 2013
Avec ce court essai d’un autre psychologue médiatique, on est formellement assez loin des ouvrages de Cyrulnik. Le livre se présente comme une synthèse, certes un peu austère, des connaissances scientifiques sur la notion. Mais ce que le texte perd en style, il le gagne quelque peu en précision. Par ailleurs, Tisseron ne se prive pas de critiquer certains usages du concept dont il note le flou définitionnel et les divergences d’interprétation. Il présente clairement les facteurs de résilience et essaye d’expliquer comment le terme a pu connaître un tel succès. Il liste notamment les tendances sociétales qui font le lit de la diffusion du concept : la place important accordée aux projets, au fait de se tourner vers le futur plutôt que vers le passé, le souci du positif plutôt que du négatif…
Résilience et psychologie positive
Cette focalisation sur le positif est précisément la perspective adoptée par les études en psychologie positive. La discipline connait depuis une bonne vingtaine d’années un essor considérable, tant dans le milieu académique que dans la production éditoriale grand public. Or, le lien entre résilience et psychologie positive semble évident.
La psychologue clinicienne Rebecca Shankland (professeure à l’université Lyon II) présente cette branche de la psychologie comme le regroupement des études qui visent à « comprendre comment l’expérience de bonheur survient chez les personnes, et sous quelles conditions individuelles, relationnelles et sociétales elles se maintiennent ». Dès lors, les résilients et leurs parcours constituent un terrain d’analyse particulièrement fécond puisqu’ils ont construit leur bien-être en dépit ou à partir d’un grand drame.
Cyrulnik s’oppose pourtant farouchement au rapprochement entre « son » concept et la psychologie positive. Il en fait part au journaliste Guillaume Erner dans son excellent podcast En-quête d’idées, consacré à la résilience. Mais force est de constater que le terme se retrouve jusque dans les ouvrages fondateurs de la psychologie positive comme Vivre. La psychologie du bonheur, de Mihaly Csikszentmihalyi. Le texte original, paru en 1991 en anglais, évoquait déjà la résilience, bien avant son boom médiatique en France.
Si Cyrulnik est à ce point réticent à articuler résilience et psychologie positive, c’est peut-être qu’il ne veut pas être associé aux critiques vigoureuses dont fait l’objet la discipline. Des critiques qui portent entre autres sur les (més)usages politiques de la psychologie positive et de la résilience.
Portée politique de la résilience
Parmi les détracteurs les plus méticuleux de cette tendance, on ne peut pas ne pas citer la sociologue Eva Illouz. Son travail autour des émotions dans la société capitaliste et leur marchandisation l’a conduit à s’intéresser de près à la psychologie positive.
Quelques pages édifiantes sont consacrées à la résilience dans Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. Elle y relève les limites scientifiques du concept et de son cousin : « le développement post-traumatique ». Elle pointe les effets possiblement délétères de son usage politique dans le monde du travail. Elle cite à ce propos un article de Martin Seligman, le fondateur de la psychologie positive, rédigé pour la Harvard business review : « Nous considérons que les hommes d’affaires peuvent tirer bénéfice de la résilience, particulièrement lors de période d’échec et de stagnation. Travaillant à la fois avec des soldats (des employés) et des officiers et sous-officiers (des cadres), nous aidons à créer des armées composées de personnes capables de s’appuyer sur leurs expériences les plus difficiles pour s’améliorer et améliorer leur efficacité ». La résilience devient le moyen de sélectionner pour les fonctions d’encadrement des personnes résistantes, adaptables, peu susceptibles de remettre en cause l’organisation elle-même.
On en arrive ici au risque majeur qu’induit une mauvaise lecture ou un détournement du concept de résilience : faire reposer sur l’individu la capacité d’encaisser les coups et mettre au rebus, voire culpabiliser celles et ceux qui n’ont pas « les compétences » de résilience attendues…
« Qu’en est-il de tous ceux qui souffrent de ne pouvoir se montrer résilients ou de ne pouvoir conserver une attitude positive face à l’adversité ? Qu’en est-il de tous ceux qui nourrissent le pénible sentiment de ne pouvoir être heureux ou suffisamment heureux et qui en conçoivent de la culpabilité ? Cette rhétorique de la résilience ne promeut-elle pas en vérité le conformisme ? Et ne justifie-t-elle pas implicitement les hiérarchies et les idéologies dominantes ? Cette manière d’en appeler fermement à conserver une attitude positive en toutes circonstances ne prive-t-elle pas de toute légitimité les sentiments négatifs ? ».
Un pas dans la critique politique de la résilience est encore franchi avec Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS. Il fait paraître en 2021 Contre la résilience à Fukushima et ailleurs, aux éditions de L’échappée. Essai à l’ironie corrosive, il est le résultat d’une enquête de 10 années au Japon avant, pendant et après la catastrophe de Fukushima. Ribault y analyse la construction par les pouvoirs publics de discours et de dispositifs propres à développer chez la population (que les autorités ne savent pas déplacer massivement loin du site de la catastrophe) une résilience aux dégâts. Ainsi les habitants sont-ils invités à participer aux opérations de décontamination pour combattre et surmonter leur peur de la radioactivité. Pensé ainsi, le problème n’est plus l’accident lui-même et encore moins ses causes, mais bien la peur que les citoyens doivent dépasser.
Le texte démontre comment se met en place une véritable « technologie du consentement » à la catastrophe, archétypale des futurs modes de gestions des crises qui nous attendent…
Pour en finir avec la résilience…
Malgré son sujet, Mes mille et une nuits. La maladie comme drame et comme comédie, du philosophe Ruwen Ogien, est un essai réjouissant. Dans le récit très personnel du cancer qui le ronge et de son parcours de malade, Ogien prend à rebrousse-poil toutes les perspectives qui font de la souffrance et de la maladie des moyens de s’élever. « A ses yeux, ce qui ne tue pas ne rend pas plus fort ». Son livre est comme le miroir inversé de l’autobiographie de Cyrulnik. Ici la maladie n’a pas de vertu en soi et souffrir ne conduit à aucune épiphanie. Pourtant, ses Milles et une nuits sont drôles, touchantes et presque enthousiasmantes dans leur approche à contre-courant de l’idéologie de la positivité dominante.
La psychologie positive en prend évidemment pour son grade : « au fond, la psychologie positive, dont la résilience est l’un des piliers, a, comme les idées de Leibniz dont Voltaire se moquait, un côté bêtement optimiste, répugnant aux yeux de tous ceux dont la vie est précaire, marquée par les échecs et les peines profonde. Elle tend à culpabiliser tous les défaitistes en pensée, tous ceux qui n’ont pas la force ou l’envie de surmonter leur désespoir ».
Ogien est rejoint ici dans ses réflexions part la neuroscientifique Samah Karaki qui nous suggère de nous émanciper de la résilience comme idéologie de la performance de soi : « C’est libérateur, affirme-t-elle dans une conférence TEDx, de se dire que nos épreuves n’arrivent pas nécessairement pour une raison. Ce ne sont pas nécessairement des leçons. Et donc nous n’avons pas à nous élever, à devenir plus lucide et à considérer que ces épreuves sont là pour nous apprendre quelque chose ; parce que ça rajoute à nos épreuves la culpabilité de ne pas en faire des tremplins vers des meilleures versions de soi ».
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