Art et psyché
Faire œuvre
Publié le 22/12/2021 à 14:00
- 6 min -
Modifié le 30/12/2021
par
T.O.
Si le processus de création reste opaque à toute tentative d’en élaborer la recette, plusieurs psychanalystes ont tenté d’en circonscrire les contours, en se penchant sur la psyché de l'artiste, sur ses moteurs internes et externes.
D’où vient l’impératif pour l’artiste de créer des objets sans utilité technique mais d’une nécessité vitale ?
Cet article, loin d’être exhaustif, présente de façon synthétique quelques pistes qui permettront aux curieux d’investiguer plus avant sur cette délicate et passionnante question.
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1. Comment “ça” fonctionne ?
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Sublimer ses pulsions
L’artiste emploie son énergie à créer. Aussi peut-on dans un premier temps se demander quelle(s) énergie(s) sont au cœur de cette entreprise. En 1923, dans sa seconde Topique, le psychanalyste viennois Sigmund Freud décline l’appareil psychique humain en trois composants : Le Ça, symbolise les pulsions, exprime l’inconscient. Cette force primitive entre en tension avec le Surmoi, qui représente le cadre, allant des interdits parentaux jusqu’aux normes sociales. Le Moi quant à lui compose, ou pourrait-on dire est composé, par ces deux forces dans chacun de ses choix et de ses actes.
Dans cette économie interne, l’acte de création artistique apparait dans toute sa singularité, et fait appel dans la théorie freudienne à la notion de sublimation. Du latin sublimis, « suspendu en l’air », ou encore « haut, élevé », ce terme indique la possibilité pour l’homme de transformer des pulsions (pulsions éminemment sexuelles chez Freud) en une activité ou un objet socialement accepté, voire valorisé et non censuré par le Surmoi.
La création artistique est donc une manière d’exprimer ses pulsions, de manière à ce que cette expression soit admise, par soi mais aussi par autrui.
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En deçà de la sublimation
L’artiste creuse une voie qui lui est propre, tant dans le choix de sa problématique de travail que dans la manière de la matérialiser. Si évoquer une part d’irrationnel dans le travail créateur semble aller de soi, n’est-il pas possible d’imaginer cette force inconsciente moins polarisée sur l’artiste ? Dans En deçà de la sublimation, Murielle Gagnebin, membre de la Société psychanalytique de Paris défend l’émergence d’une entité autre à la manœuvre. Mettant en perspective sa thèse avec les œuvres d’auteurs tels que Tarkosvski, David Lynch, Bergman, elle analyse et interprète plusieurs de leurs dispositifs visuels comme autant d’indices de cet autre, par-delà l’artiste.
Nommé Ego alter, cette force place l’artiste devant le constat qu’il n’est pas tout à fait seul, ni maitre de sa création.
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2. le processus de création
Otto Rank et Didier Anzieu, deux psychanalystes se sont penchés sur la délicate question de l’art, et ont développé des axes de réflexion sur le processus de création.
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Didier Anzieu et le corps de l’œuvre
Né en 1923, Didier Anzieu a commencé sa formation de psychanalyste en 1953, en devenant élève à la Société psychanalytique de Paris. Il a été l’un des fondateurs du Syndicat des psychologues psychanalystes créé en 1953.
Dans le corps de l’œuvre, Didier Anzieu distingue cinq phases propres à l’acte de création :
Le premier est un moment de saisissement, correspondant à un état de crise et une déferlante de sensations face au réel. L’artiste, à la différence de l’homme possède la capacité de tolérer l’angoisse qui se loge dans ce moment si particulier et de s’y installer en auto-observateur, pour en faire quelque chose. Le second moment correspond à la prise de conscience des forces profondes en jeu dans le moment de création. Durant la troisième phrase, l’artiste va concevoir un code, une organisation pour son œuvre, et choisir les matériaux qui permettent de lui donner corps et forme adéquates.
Le travail créateur, dit Anzieu, pourrait ne pas dépasser ces trois phrases, à la manière « d’un prophète qui délivre son message que d’autres retranscriront ». Pour autant, les deux dernières phrases permettent à l’auteur d’aboutir le processus. L’avant dernière regroupe les enjeux liés à la confection à proprement parler et convoque notamment la question de la personnalisation, du style de l’artiste. Enfin, produire l’œuvre au dehors clos le cycle de création, en demandant à l’auteur de savoir se détacher de l’objet façonné pour le laisser exister seul avec ou face aux autres.
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Otto Rank, une position existentialiste
Né en 1884, Otto Rank est un psychanalyste autrichien. Proche de Freud, il devient membre du premier cercle freudien, puis s’en éloigne radicalement dans les années 1930, assumant d’autres positions, notamment concernant la relation mère-nourrisson.
Son ouvrage L’art et l’artiste s’attache à décrire de façon détaillée le type de relation qui lie l’artiste et l’œuvre. Adepte d’une psychologie existentialiste, Rank ajoute à la sublimation telle que Freud l’a décrite, l’intervention de la volonté. La dynamique pulsionnelle propre à l’artiste, à la différence du non artiste, est capable de faire passer sa puissance de volonté créatrice, de sa propre personne à des représentations idéologiques, et ainsi, d’objectiver cette volonté.
En lui, une tension opère entre d’une part un désir d’éternité et de renommée, et de l’autre le désir d’exister dans la vie ordinaire. Face à ces deux investissements, l’artiste pour Rank est celui dont toute expérience de vie n’est vécue que comme un matériau pour réaliser son Œuvre.
Cette dernière est une réponse à l’angoisse de mort, angoisse que tout un chacun possède, et que le créateur parvient à dépasser en créant une œuvre qui lui survivra. La pérennité de l’œuvre accomplit en quelque sorte son désir d’immortalité.
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3. Extime ?
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Pour soi ou pour autrui
Pour Rank, l’artiste crée comme il respire, ce qui ne signifie pas aussi facilement qu’il respire, mais avec la même nécessité. Il rajoute « c’est l’une des formes d’expression de la vie de l’artiste, laquelle – on serait tenté de dire par hasard – donne lieu à une œuvre qui a la chance d’avoir une signification au regard d’autrui ».
Si les moteurs de la création sont internes et personnels, la découverte par l’artiste lui-même que son œuvre possède désormais un potentiel propre, relève de l’étonnement, il s’agit d’une situation paradoxale, entre sentiment d’aboutissement du travail et angoisse de dépossession. Rank se demande en effet « jusqu’où l’artiste est capable de vouloir et d’accepter le sevrage de cette œuvre, et jusqu’à quel point l’artiste tend à refuser de la communiquer à autrui. ». Le besoin de garder quelque chose de plus que ce à quoi le public a accès, est une nouvelle étape à dépasser.
Dans ce cadre, le rôle du public recevant l’œuvre prend une importance. S’il ne participe pas au processus créatif, il prend part en revanche au processus d’auto-création de l’artiste, qui, tandis qu’il crée, se rend immortel.
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Carl Gustav Jung et le collectif
La prise en considération du collectif a été largement évoquée par Carl Gustav Jung. Né à Zurich en 1875, Jung est tout d’abord un proche de Freud avant que les pensées des deux hommes ne s’éloignent fortement. Il développe à partir de 1913 sa théorie de la psychologie analytique et défend notamment l’existence d’un inconscient collectif.
L’inconscient collectif constitue le socle commun à tout homme, par-delà sa culture. Il est peuplé d’archétypes, des structures psychiques primordiales qui se trouvent à la base des grands mythes universaux.
Dès lors, l’artiste en jouant avec ces mythes et ces symboles est celui qui entre en contact avec cet inconscient commun. Homme du collectif à l’inverse de l’homme égo-ïste, il est comparé au prophète par Jung dans son ouvrage l’Ame et la vie. Porté par sa mission, l’artiste œuvre car il « porte et exprime l’âme inconsciente et active de l’humanité ».
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De nombreux penseurs ont analysé la création artistique, depuis ses raisons jusqu’à ses processus psychiques et techniques. Il n’en demeure pas moins qu’un constat d’humilité s’impose et subsiste, et qu’un grand mystère demeure.
Dans son hommage à Marguerite Duras, Jacques Lacan écrira :
« (…) le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position (…), c’est de se rappeler avec Freud qu’en la matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie ». Jacques Lacan, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
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