Réécriture, dé-écriture…

Le livre d’artiste : du recouvrement à l’effacement

- temps de lecture approximatif de 10 minutes 10 min - par Tori

"Tout texte est un tissu de citations, issues de mille foyers de la culture. Il n’y a pas de geste originel : le texte est fait d’écritures multiples." Roland Barthes _______________________________________________________________________________________ A partir des années 60, à travers le livre, les artistes expérimentent un nouveau support et questionnent leur démarche avec la contrainte de la page. Ils repensent et revisitent leur processus créatif en utilisant un médium qui permet une plus large diffusion. En général, le tirage n’est pas limité et les prix sont accessibles au plus grand nombre. Du recouvrement à l’effacement, certains d’entre eux jouent avec les mots, les pages et réinventent une écriture visuelle. Il s’agit d’une réflexion sur le concept même du livre : de l’écrit aux arts plastiques, du lire au voir, jusqu’à ne plus rien voir.

Jérôme Dupeyrat et Julie Martin, Bibliothèque personnelle, design : Camille Arnaud. 2014
Jérôme Dupeyrat et Julie Martin, Bibliothèque personnelle, design : Camille Arnaud. 2014 https://www.camillearnaud.eu/

 

Ecriture – Réécriture

 

L’écriture n’est pas un moyen de s’affirmer mais de s’effacer

(Jean Roudant – « Louis-René des Forêts » 1995)

 

  • Travail de copie / écriture mimétique

Le Carnet Bleu 

Depuis 1986, alors que Bruno Di Rosa est encore étudiant à l’école des Beaux-Arts de Lyon, il s’impose chaque matin d’écrire au stylo Bic bleu une page de son carnet bleu à petit carreaux au format 11 x 17 cm. Loin d’un journal intime, ce carnet recueille ses pensées, des idées d’ordre général et des réflexions sur la vie. Chaque jour, il commence sa nouvelle page par le dernier mot de la page précédente. Lutte contre l’angoisse du vide, de la page blanche ? Il s’efforce d’écrire sans organiser, sans donner de sens critique à son ouvrage. Il respecte le processus strict et quotidien d’une « écriture horizontale », d’une économie formelle. Il déroule les phrases comme un ruban de mots.

 

J’avais envie d’écrire mais je n’avais rien à dire ; l’envie était d’écrire, non de dire. (…) Par ce travail j’ai appris à écrire sans réfléchir.

Bruno Di Rosa

 

Son écriture fine et régulière est constante. Il respecte toujours les mêmes marges à droite et à gauche de chaque feuille, dans une rigueur ascétique.

Ce Carnet Bleu permet à l’artiste de s’exercer comme un joueur de piano ferait ses gammes pour assouplir ses doigts et délier son esprit. En 2005, les Éditions Incertain sens à Rennes, proposent une version fac-similé et une transcription dactylographiée du livre 31. Ces deux volumes sont un moment de l’existence du texte, extraits d’un ensemble. Le lecteur peut ainsi comparer les deux volumes presque identiques : la version dactylographiée corrige le texte manuscrit (orthographe, syntaxe…). Par ce travail de « normalisation » l’éditeur avec la collaboration de l’artiste crée une distance entre le livre et le lecteur,  imposée par une réécriture impersonnelle. Le Carnet Bleu est la colonne vertébrale de toutes les œuvres réalisées par la suite.

 

Bruno Di Rosa. Le carnet bleu : Livre 31. Rennes : Incertain Sens, 2005. 2 volumes, non paginé [189 p.] 17,5 x 11,5 cm © Bruno Di Rosa

 

Madame de Bovary

Bruno Di Rosa s’essaie à la pratique d’une écriture détachée. En effet, son désir d’écrire est indépendant d’un désir d’exprimer. Il se veut néanmoins en lien direct avec le patrimoine littéraire. Ainsi, entre 1985 et 2008, il réécrit, recopie toujours au stylo bille bleu l’œuvre Madame Bovary de Gustave Flaubert (1857) sur un cahier d’écolier 29,7 x 21 cm de 384 pages.

 

Je voulais me déprendre de l’influence de Flaubert, je pensais qu’en recopiant son texte je lui rendais, en quelque sorte, ce qu’il m’avait donné. 

Bruno Di Rosa

 

Bruno Di Rosa. Madame Bovary, 1985 et 2008. Réécriture de l’œuvre Madame Bovary de Gustave Flaubert (1857) sur un cahier écolier 29,7 x 21 cm, 384 pages © Collection du macLYON (1985) et Collection de l’artiste (2008) – Photo : Bruno Di Rosa

 

  • Prolonger l’histoire

Ismène, auto-édition, 2002

Avec Ismène, il poursuit une histoire de la mythologie grecque. Ismène est la sœur d’Antigone. Fille d’Œdipe et de Jocaste, elle est une grande oubliée de la littérature grecque antique. Bruno Di Rosa décide d’écrire son destin et ainsi de prolonger la mythologie.

 

Dé-écriture – effacement

 

ces quatre vers qui sont devenus peu à peu illisibles sous la pluie et la poussière, et qui probablement sont aujourd’hui effacés…

(Victor Hugo –« Les Misérables » 1862)

Là où Bruno Di Rosa remplit de manière obsessionnelle les pages blanches, Laurent Sfar, Nick Thurston ou Jérémie Bennequin procèdent à l’inverse. Effacement partiel ou total,  la création s’appuie sur des ouvrages « monuments » de la langue française.

 

  • Dévoilement

 

Les œuvres de Laurent Sfar (installations, pièces éphémères, photographies, vidéos…)  bousculent notre quotidien et perturbent l’ordinaire. Elles nous poussent à réfléchir autrement par les limites, l’empêchement et l’obstacle à contourner.

 

Dans sa série Ex-libris, il revisite des ouvrages célèbres et exploite l’espace de la page.

Xavier de Maistre écrit en 1794 Voyage autour de ma chambre, lorsqu’il est officier de l’armée et mis aux arrêts (réclusion imposée de 42 jours). Trente ans après, il renouvelle cette expérience de l’écriture sous la contrainte en décidant de s’enfermer dans un gîte isolé. Ce protocole donne naissance à Expédition nocturne autour de ma chambre, édité en 1825. Xavier de Maistre se remémore des moments de sa vie par des mises en situation dans l’espace restreint de sa chambre.

Laurent Sfar, lui, travaille sur l’espace du livre Voyage autour de ma chambre en reprenant tel quel le récit de l’écrivain. Il met en exergue une partie du texte par un halo lumineux. Le reste du texte, estompé, grisé devient difficilement lisible. Aussi, tente-t-il  d’inventer une histoire dans l’histoire en créant des liens entre les différents mots de chaque halo, dans chaque page du livre. Il tisse une toile d’araignée et propose un jeu de réappropriation de l’histoire. Visuellement, l’œuvre s’anime quand on le feuillette tel un flip-book.

Le positionnement du halo dans la page n’est pas anodin, choisi par l’artiste selon des mots ou des propos qui renvoient aux halos suivants. En feuilletant le livre, le lecteur donne un rythme, un mouvement comme la cartographie du déplacement dans la chambre. On est du côté de l’expérience du cheminement intérieur.

Le lecteur aiguise son regard à l’extrême de ses capacités de perception, jusqu’aux limites de l’imperceptible. L’œuvre littéraire se voit également dotée d’une dimension plastique, spatiale et « re-créative ».

 

  • Quand les notes deviennent texte : le visible et l’invisible (Merleau-Ponty)

 

Reading the remove of Literature (2006) de Nick Thurston est réalisé à partir de L’espace littéraire de Maurice Blanchot (1955). Nick Thurston le souligne et l’annote. Il fait ensuite disparaître le texte original, ne laissant visible que ses propres annotations. Ainsi, sous une forme graphique agitée et nébuleuse, le spectateur-lecteur n’a plus accès au texte originel mais appréhende, à sa manière, la pensée et l’expérience de lecture de Nick Thurston.

 

Nick Thruston. Reading the remove of literature. York : Information as material, 2006. 1 vol. (287 p.) ; 23 x 15,5 cm © Florence Loewy

 

Écrire, c’est entrer dans la solitude où menace la fascination. C’est se livrer au risque de l’absence de temps, où règne le recommencement éternel. 

Maurice Blanchot in « L’espace littéraire ».

 

  • De la gomme…

Jérémie Bennequin, quant à lui, s’attaque aux plus grands : Marcel Proust ou Stéphane Mallarmé… qu’il fait disparaître à grands coups de gomme ou de dé.

A la recherche du temps perdu célèbre roman de Marcel Proust, écrit entre 1906 et 1922, est publié entre 1913 et 1927 en 7 tomes. Cette œuvre monumentale ne va pas effrayer Jérémie Bennequin qui entreprend en 2008 d’effacer chaque jour une page d’un volume de l’édition Gallimard, avec une gomme à encre. Ce geste artistique étonnant transforme une page d’écriture en nuance de gris. Le texte quelquefois encore visible disparaît sous un nuage velouté.

 

Jérémie Bennequin. Ommage – la recherche du temps perdu, opus III, Paris, 2010. Double volume, ed. limitée 100 ex. signés. © Jérémie Bennequin

 

Jérémie Bennequin. Estompage 331, 2010 (detail, triptyque). Montage photographique (Ph. Karima Moussaoui) © Jérémie Bennequin

 

  • … aux dés

 

Avec le poème magistral de la littérature française Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) de Stéphane Mallarmé, Jérémie Bennequin joue à l’effacement des syllabes indiquées par le jet de dé lors de ses performances. Le hasard du dé détermine la disparition de la particule sonore du texte : la syllabe.

« Mais, le hasard peut-il abolir un coup de dés ? Parachever l’œuvre du hasard, c’est lui rendre ce qui lui appartient. Comment ? En creusant le vers. On évide le récit. Du reste, je ne suis pas mal armé, moi l’artiste à la gomme, pour abolir Un coup de dés. Abolir Un coup de dés à coup de dés. Atteindre Un coup de dés en sa substance moléculaire, » dira Jérémie Bennequin.

 

Jérémie Bennequin. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, OMAGE, Dé-composition 1, Paris, 2009. (28 p.), 21 x 15 cm © Jérémie Bennequin

 

 

Avant lui, Marcel Broodthaers, un des créateurs majeurs du livre d’artiste, avait traduit visuellement le poème de Mallarmé : les mots du poème sont devenus des barres noires à la dimension des mots. Ces derniers rendus illisibles prennent alors un tout autre sens. Ils deviennent matière visuelle. Le noir profond se découpe sur la page blanche. D’une page à l’autre, le spectateur devine par transparence les « mots-barres » qui se déclinent en camaïeux de gris. La spatialité, le rythme du poème de Mallarmé deviennent visuels.

 

Là où Mallarmé éclate la composition, Marcel Broodthaers nous donne à voir et Jérémie Bennequin à ne plus rien voir. Néanmoins, son travail scriptoclaste rend  visible (et lisible) via un processus d’effacement, ce qui reste à voir à travers la disparitionune extinction progessive du texte jusqu’à une ultime constellation de syllabes , un champ de ruine, entre le lisible et le visible -.

 

Recouvrement


Alors, peut-être que voiler, occulter équivaut à redonner au regard la perception de ce mystère sans lequel les choses sont absolument sans vie.

(Claudio Parmiggiani, « Terra », 1989, MAC Lyon)

 

  •  Caviardage

 

Proche du mouvement Supports-surfaces dans les années 70, Pierre Buraglio récupère, assemble, transforme des matériaux et joue sur les notions de transparence, d’opacité et de reflet. Le caviardage est un de ses gestes favoris.

 

Dans  Memento  (1988), il biffe le texte qui noircit son agenda. Le temps s’écoule et le noir s’affirme en griffes. Il s’agit de passer d’un état donné à un autre état des choses. Pierre Buraglio lui aussi part de ce qui existe pour créer autre chose. Des taches, des rayures flottent sur les pages d’un agenda. Le temps et les événements passés marquent chaque feuillet. Rayer, noircir, entourer puis faire disparaître sous une couche noire : plus aucun mot n’est visible. Les tâches de la semaine  deviennent taches de couleur, cicatrices noires.

Pierre Buraglio. Mémento [caviardé]. Impressions en lithographie sur papier Sirène, coin inférieur droit coupé, enrichi d’un signet en papier Canson, 23,8 cm x 23,8 cm. © Pierre Buraglio

  • Révélation du noir

 

Recouvrir d’une fine couche de graphite le texte de Benjamin Walter : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, c’est ce que propose Jean-Christophe Norman avec Cover (L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité́ technique – Walter Benjamin), 2010.

Jean-Christophe Norman redonne de l’aura à son œuvre. Selon Walter Benjamin (1892-1940) la reproductibilité (cf. la photographie ou l’estampe) fait que l’œuvre d’art perd sa singularité au profit de ses multiples. Walter Benjamin définit l’aura comme « l’unique apparition d’un lointain, quelle que soit sa proximité » (einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie auch sein mag).

D’un livre à grand tirage -et pas n’importe lequel, précisément celui qui traite de la disparition de l’aura dans la duplication, Jean-Christophe Norman propose une œuvre unique et non reproductible. Le spectateur est dans l’incapacité de lire le texte enfoui sous des strates de graphites. Il est comme hypnotisé devant la vibration, l’épaisseur et le velouté du noir. Le livre devient unique, objet précieux et sculptural.

 

Jean-Christophe Norman. Cover, Walter Benjamin, L’oeuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique, 2010 Graphite sur papier. © Jean- Christophe Norman

 

Retrouvez Jean-Christophe Norman au MAC/VAL dans son installation « Terre à terre ». Le spectateur en immersion dans le texte, se laisse envahir, submerger par le mot.

 

  • Récits et fantômes

 

Impliqué dans l’OuBaPo -l’Ouvoir de bande dessinée potentielle-, Jochen Gerner développe depuis son entrée sur la scène de l’art, un travail critique et conceptuel sur la bande dessinée.

Avec le projet TNT en Amérique (2002), le lecteur-spectateur reconnaît le travail d’Hergé. Cependant le voile noir, un aplat opaque, évidé par endroits, laisse paraître des mots, des formes colorées, et révèle un autre univers de pictogrammes et de fragments de phrases. “Mais si nous effaçons une image avec la couleur noire, il restera toujours la sensation de l’image initiale. Sous le noir, couche d’encre comme une nuit tombée, l’ancienne image est encore là, invisible mais potentiellement présente. Non pas évaporée mais plutôt enterrée.” (J. Gerner)

 

Jochen Gerner. TNT en Amérique. Paris : L’Ampoule, 2002. 22,3 x 29,5 cm © Jochen Gerner

 

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