Des images entre elles : Thibault Tourmente, artiste iconographe
Publié le 02/04/2025 à 07:51
- 13 min -
Modifié le 03/04/2025
par
AGdG
"C'est pourquoi j'aime tellement les Encyclopédies illustrées. Je feuillette, je feuillette et j'éprouve souvent des satisfactions, car il y a là la photographie de plusieurs êtres que je n'ai pas encore été. " HENRI MICHAUX, La nuit remue, 1935
Le département Arts et Loisirs invite l’artiste iconographe Thibault Tourmente pour un workshop le 5 avril. Cet atelier artistique est ouvert à toutes et tous. Il vise à créer collectivement un livre uniquement à partir d’images collectées, puisées dans différents livres.
A cette occasion, rencontre ici avec l’univers de Thibault Tourmente,
à travers les œuvres qu’il porte en son cœur, qui l’anime.
En constellation : Venus in Fur
En préambule : qu’est-ce qu’un artiste iconographe ?
Thibault Tourmente est un artiste iconographe car sa pratique artistique est fondée “sur la collecte, l’agencement et l’association d’images fixes (images dont les artistes ne sont généralement pas les auteurs).“
Pour comprendre la démarche des artistes iconographes contemporains, le livre “Artistes iconographes” de Garance Chabert et Aurélien Mole est l’un des plus éclairant de cette décennie.
Depuis le début du 20e siècle, les usages des images dites préexistantes, comme le collage ou l’appropriation sont courants dans l’art. Mais aujourd’hui, une nouvelle génération d’artistes dont fait parti Thibault Tourmente, se démarque dans le réemploi des images.
Aussi, collecter les images puis les articuler au sein d’une production éditoriale est devenu un geste artistique où elles ne sont pas considérées dans leur sens propre mais dans une logique collective, presque de collection.
Poursuivons avec 5 références qui permettent de comprendre la démarche et l’univers de Thibault Tourmente.
Radial Grammar de Batia Suter

Batia Suter est aussi une artiste qui travaille à partir d’images trouvées.
En 2018, à l’occasion d’une exposition au Bal, elle publie Radial Grammar, devenu rareté.
Mêlant sciences et encyclopédies généralistes, les images en noir et blanc offrent un montage intriguant et merveilleux.

Alors, quelque choses de l’ordre de l’affect et de la sensation se passe.
Batia Suter est douée pour “écrire en images” sans convoquer de sens précis.
” De ce montage par ricochets successifs naît une étonnante alchimie, une forme poétique autonome, alternative à notre savoir historique et qui nous emporte ailleurs.” Diane Dufour

Thibault Tourmente utilise également des encyclopédies, des dictionnaires pour son livre manifeste, L’Inventaire Déraisonné, publié chez l’étonnant BATT COOP en 2021.
420 planches A4 d’images collées sur des planches de canson, à raison de 4 à 7 images par page. Ce formidable livre est le fruit de 4 ans de travail. Sa démarche relève également de celle de la collecte de productions visuelles imprimées dans des ouvrages, revues, journaux, récoltés au gré de boîtes à livres essentiellement.
” Je ne choisis pas une image pour ce qu’elle raconte (…) puisqu’elle est décontextualisé du bouquin d’origine c’est à dire que j’enlève tout ce qui est texte et choses comme ça et que j’essaye de les faire parler entre elles.” Thibault Tourmente
Et pour autant, ce livre “raconte” quelque chose, a posteriori :
” il y a une vraie sélection et c’est au fur et à mesure(…) que j’ai compris qu’il y avait un lien très personnelle avec ces images et que cette démarche là me correspond.” Thibault Tourmente
3 thématiques se dégagent : “la mort, le médical et la religion” selon Thibault Tourmente
Du point de vue du “lecteur”, en “lisant” ce corpus de 2427 images hétéroclites associées, des brèches imaginaires, hors de la lecture raisonnée, voire raisonnable se frayent en nous. Ce livres convoque les éclairs, demande à notre cerveau de reconfigurer ses patterns de lecture d’images, référencées et ordonnées. On “lit” avec autre chose. Sans le définir exactement, cet autre chose est définitivement inédit en nous. Inédit ou oublié. On ne sait pas toujours ce que l’on voit et puis on est rattrapé par une main. Lire ce livre, c’est laisser faire une connivence presque mystique.
“Il y a quelque chose d’assez incroyable sur une rencontre avec un livre (…) il y a certaines images qui me sautent aux yeux (…) et dès qu’elle est découpée elle raconte encore autre chose.” Thibault Tourmente
Nouvelle Encyclopédie Pratique d’Hygiène et de Médecine pour Tous, Quillet éditeur, 1922.

Ce manuel de vulgarisation scientifique à l’usage des familles est un formidable livre animé.

Comme Henri Michaux, Thibault Tourmente aime les encyclopédies. Et on retrouve sa sensibilité liée à la matérialité du livre, comme objet.
Et les images scientifiques, en particulier.

Atlas Alpha de Médecine, BATT COOP, 2022, 4 fanzines de 28 pages.
“L’Atlas alpha de la médecine de Thibault Tourmente rassemble 4 fanzines en photocopie couleurs. Pour cette nouvelle édition, l’artiste créé une relecture de l’imagerie médicale à travers des collages de photographies et d’illustrations provenant d’un livre d’étude médicale. De la même manière que dans ses précédents Inventaire déraisonné, ses assemblages d’images ne sont accompagnés d’aucun texte, ni légende ou explication.“
Kaddish de Christian Boltanski
“En gros, depuis ce livre rien n’a changé.” Christian Boltanski
Pour l’immense artiste Christian Boltanski, Kaddish est un livre inaugurale. Il introduit la notion de mémoire et la distance opérée avec les souvenirs. Il le définit comme une :
“recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance” Christian Boltanski
Edité en 1969, cet livre épais, solide et lourd est donc une sorte d’album de famille. Les images sont à fond perdu, en noir et blanc, sans hiérarchie. Des visages en gros plan, parfois saturés ou illisibles, des scènes de repas ou des corps en vacances se succèdent, sans fin.
Ici, comme chez Thibault Tourmente, l’accumulation est vertige.

Et puis on retrouve aussi chez Thibault Tourmente une forme d’altération des images car l’artiste photocopie les images découpées dans des livres et modifie ainsi leurs aspects originels.
L’usage de la photocopieuse est centrale dans son travail car elle “lisse” les images sur un même plan graphique, pour les laisser libres de toute interprétation. Cette dimension “artisanale”, de manipulation concrête d’une image sur papier se poursuit dans le travail d’éditing (organisation des images entre elles pour produire un forme de narration), au ciseau et à la colle.

L’Homme à la Caméra de Dziga Vertov
Le générique prévient :
“L’homme à la caméra, enregistrement sur pellicule en 6 bobines, production VOUFKOU, 1929, extrait du journal de bord d’un opérateur de cinématographe. A l’attention des spectateurs. Le film que vous allez voir est un essai de diffusion cinématographique de scènes visuelles.”

Le ciné-oeil est ce par quoi Dziga Vertov définit sa démarche. Le regard regardant regardé.
“Je suis le ciné-œil, je suis l’œil mécanique, je suis la machine qui vous montre le monde comme elle seule peut le voir.”

A rebours du réalisme n’offrant qu’un ersatz de la réalité, Vertov est un artiste avant-gardiste tout entier acquis au montage comme principe créatif originel.
Sa dextérité formelle et technique s’illustre notamment dans le rapprochement d’images a priori peu compatibles.
Thibault Tourmente utilise aussi des images provenant de films, comme dans Un nouveau Bruit, 2023, autoédition.
Là aussi, du noir et blanc et des images brutes, sans texte ni légende, à l’instar du muet dans L’homme à la caméra. Là aussi, à nouveau, une forme d’ivresse dans la lecture peut nous surprendre.
La Société du Spectacle de Guy Debord
La Société du Spectacle, c’est un livre et un film, un bréviaire révolutionnaire et un monstre dans l’histoire de la critique sociale anti capitaliste. Ecrit et réalisé par Guy Debord, cet essai qualifié parfois d’obscur a connu un retentissement magistrale, presque divinatoire.
« L’aspect sans doute le plus inquiétant des livres de Debord tient à l’acharnement avec lequel l’histoire semble s’être appliquée à confirmer ses analyses. » Giorgio Agamben.
Le résumer est une gageure. En substance, on pourrait citer Nabilla :
L’homme de la Société du spectacle se résume tragiquement à ce qu’il possède. Ce qu’il possède l’aliène.
“le spectacle, c’est l’ensemble des procédures, des discours, des représentations qui font que nous nous soumettons à un certain ordre des choses, qui est l’ordre de la société marchande, qui est la société de consommation”. Vincent Kaufmann
En 2009, les archives de Guy Debord furent classées Trésor national, pour éviter qu’elles ne soient rachetées par l’Université de Yale.
Thibault Tourmente a utilisé des images de ce film dans l’un de ces fanzines.
GUY 2BOR par Thibault Tourmente

Working class resistance – Thibault Tourmente
D’autre part, sa démarche est par essence de la famille de la résistance par les marges. Dans une logique de réseau et d’indépendance, cet artiste porte quelque part en lui la pensée critique de Guy Debord, notamment au travers de son medium, le fanzine, “objet politique” selon l’artiste, et par la pratique de l’auto édition.
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One thought on “Des images entre elles : Thibault Tourmente, artiste iconographe”
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Atelier très intéressant qui m’a permis de découvrir un artiste passionné et passionnant !