Et si on pensait la littérature sans frontières ?

- temps de lecture approximatif de 7 minutes 7 min - Modifié le 14/09/2017 par Léa G

En 2007, paraît dans Le Monde des livres un manifeste que signent 44 écrivains français et francophones : "Pour une littérature-monde en français". Sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, ce manifeste prend la forme d’une vigoureuse prise de position, afin de libérer la littérature des carcans imposés par les institutions littéraires. Dix ans après, retour sur cette petite révolution qui a bouleversé l’espace littéraire mondial.

Houses_in_Pachuca- COLOR OF THE WORLD
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Le petit monde littéraire : un espace contraint ?

Vous pensiez que si le monde est cruel, la planète menacée, au moins, la littérature était épargnée ?
Détrompez-vous.

 

L’espace littéraire mondial est dirigé par les pays détenant le monopole de l’édition, de la critique et des institutions littéraires ; seules instances permettant aux écrivains d’être publiés, et consacrés par la suite.

Quels sont ces pays ?

La France, La Grande Bretagne, l’Espagne, l’Allemagne et les Etats-Unis.

Et les autres ?

Moins indépendants quant à leurs systèmes éditorial, critique et institutionnel, ils sont catalogués comme « mineurs » dans l’espace littéraire mondial.

Terminologie empruntée à Pascale Casanova et son ouvrage, La République mondiale des Lettres, Seuil, 1999.

En d’autres termes, il y a le « centre », et les « périphéries », avec ce que l’on peut imaginer d’inégalités, de violence et de rapport de forces entre les deux parties.

Mais le manifeste Pour une littérature-monde plaide un autre point de vue.

Il soumet l’hypothèse qu’aujourd’hui, les rapports de forces auraient tendance à s’inverser, et que le « centre littéraire » aurait besoin des « périphéries » pour subsister.

Invraisemblable ?

Pas tant que ça.

La littérature-monde : vers un éclatement de la hiérarchie ?

Suite à la publication du manifeste Pour une littérature-monde en français dans la presse en Mars 2007, paraît la même année chez Gallimard l’ouvrage collectif Pour une littérature-monde, toujours dirigé par Michel Le Bris et Jean Rouaud, et qui reprend les termes du manifeste, en considérant cette fois-ci la littérature au niveau mondial.

La naissance de la notion de « littérature-monde » coïncide avec la création du festival Etonnants voyageurs, que Michel Le Bris -à l’initiative du projet-, évoque dans le manifeste Pour une littérature monde en français :

Il était né, ce festival, d’un gigantesque ras-le-bol devant l’état de la littérature française, devenue sourde et aveugle, me semblait-il, à la course du monde, à force de se croire la seule, l’unique, l’ultime référence, à jamais admirable, modèle livré à l’humanité […].

Et à cela, il ajoute :

Me portait la conviction qu’un monde nouveau était en train de naître, inquiétant, fascinant, sans plus de cartes ni de repères, pour nous guider, et qu’il appartenait aux artistes, aux créateurs, aux écrivains, de nous le donner à voir, de nous en restituer la parole vive.

 

Avec ce manifeste, auquel prennent part bon nombre d’écrivains de référence –parmi lesquels, Tahar Ben Jelloun, Edouard Glissant, Alain Mabanckou, Anna Moï ou encore Boualem Sansal…-, Michel Le Bris et ses pairs dénoncent le parti pris des « centres littéraires», de ne pas prendre en compte les mutations qui s’opèrent dans le milieu au niveau mondial.

En effet, l’espace littéraire mondial est confronté à de profondes mutations au tournant du vingt-et-unième siècle, causées par les phénomènes de mondialisation et de flux migratoires.

Ces phénomènes ont un  impact sur la façon de concevoir la littérature, puisqu’il devient désormais impossible de réduire l’usage d’une langue à un pays, la pratique de telle ou telle coutume à un lieu de la planète.

Les frontières n’ont alors plus d’emprise sur la création.

 

Les écrivains deviennent multiculturels, ils sont des écrivains du monde, qui puisent leur culture littéraire au-delà des frontières, de Rabelais à Rabindranath Tagore, de Dostoievski à Hemingway, James Joyce à Gabriel Garcia Marquez, et la liste est longue.

Ainsi, le découpage manichéen de l’espace littéraire mondial opposant le « centre » et ses « périphéries » devient presque obsolète.

Le « centre », s’il garde son monopole sur l’édition et les institutions littéraires, a perdu la prééminence qu’il avait alors sur ses « périphéries ».

C’est là encore ce que souligne Michel Le Bris dans le manifeste :

il y a urgence pour la littérature de sortir de ses contraintes stylistiques et idéologiques, urgence de « retrouver le monde ».

 

La littérature-monde en français : vers une « égalité des chances » ?

Une telle réorganisation de l’espace littéraire mondial, implique nécessairement une réorganisation de même ampleur au niveau de la littérature francophone.

Michel Le Bris (au centre) et quelques grands écrivains francophones signataires du manifeste : Abdourahman A. Waberi, Alain Mabanckou, Anna Moï, Dany Lafferrière, Tahar Ben Jelloun, Dai Sijie, Edouard Glissant, Jacques Godbout, Chahdortt Djavann et Boualem Sansal.

Cela implique, pour Paris, de renoncer à son pouvoir empirique sur le reste de la littérature de langue française.

Et les signataires du manifeste Pour une littérature-monde en français dénoncent cette mainmise de Paris –centre éditorial et critique- sur les écrivains dits « périphériques ».

Tous ces écrivains énoncent clairement leur désir d’entamer un nouveau dialogue entre Paris et ses « périphéries » afin de revaloriser le patrimoine littéraire francophone.

 

Cette revalorisation doit porter sur deux notions essentielles :

  • délier le pacte « langue-nation », « conception impérialiste de la langue » et « dernier avatar du colonialisme », afin de libérer la langue française, qu’elle puisse enfin devenir « l’affaire de tous, en tous lieux ».
  • abolir la différenciation entre « littérature française » et « littérature francophone » afin de créer une grande « littérature-monde en français ».

 

Deux notions à réinventer et un travail de taille pour les acteurs du champ littéraire, mais qui permettrait aux écrivains de langue française, de prendre part au « vaste monde » de la littérature, « sur un pied d’égalité » et « dans des rapports d’échange », comme le souligne Alain Mabanckou (« La francophonie, oui ; le ghetto, non », Le Monde, 19 mars 2006).

Ainsi, les signataires du manifeste souhaitent proclamer la « fin » de la francophonie pour laisser place à une littérature-monde en français qui serait plus libre, plus régulée, plus apaisée.

 

Dix ans après : courage, luttons !

Dix ans après le manifeste, il semble qu’en termes de dialogue, des avancées aient été faites, même si le « microcosme parisien » demeure prescripteur et décisionnaire de la mouvance littéraire mondiale.

Les écrivains de langue française hors hexagone sont toujours des écrivains « francophones », toujours issus des « périphéries » du Grand Paris.

Mais pour autant : ces-derniers sont plus reconnus, et se sont vus, pour beaucoup, acquérir de belles « lettres de noblesse » de la littérature française :

Alain Mabanckou, en intégrant le Collège de France en 2016, Amin Maalouf et Dany Laferrière en rejoignant l’Académie Française en 2011 et 2013, et tant d’autres, dont les prix littéraires et distinctions honorifiques ne peuvent tous être cités ici (parmi lesquels Anna Moï, Boualem Sansal, Kamel Daoud, Patrick Chamoiseau, Wajdi Mouawad ou encore Ananda Devi…).

Le fossé semble se refermer afin qu’enfin, « la terre [devienne] ronde », et la littérature, une « littérature-monde », comme le souhaitaient Michel Le bris et ses pairs, il y a dix ans, déjà.

 

Pour aller plus loin :

petit bonus vidéo :

Kamel Daoud aux Assises Internationales du Roman en mai et juin 2017 à Lyon, répondant au micro de la librairie Mollat sur sa chaîne youtube, à propos de l’écriture et de la littérature :

Je ne pense pas qu’on écrive pour un public exclusivement. Je pense que ce sont des questions qui se posent à un pays et qui sont des questions universelles, […] mondiales.

La littérature n’a pas de pouvoir, elle a un statut : c’est celui de témoigner [perpétuer, dire, sauver] l’Homme.

 

Lectures théoriques autour du cas « littérature-monde » :

Pour une littérature-Monde, sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, Gallimard, 2007.

La république mondiale des Lettres, Pascale Casanova, Points, 2008.

Lettres noires : des ténèbres à la lumière, Alain Mabanckou, Collège de France : Fayard, 2016.

Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne, Kaoutar Harchi, Pauvert, 2016.

 

Lectures francophones, aux quatre coins du monde :

Zabor ou les Psaumes, Kamel Daoud, Actes Sud, 2017.

Nour, 1947, Raharimanana, vents d’ailleurs, 2017.

Le venin du papillon, Anna Moï, Gallimard, 2017.

Aux Etats-Unis d’Afrique, Abdourahman A. Waberi, Zulma, 2017.

Romans, Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 2017.

Les putes voilées n’iront jamais au paradis !, Chahdortt Djavann, Grasset, 2016.

Romans 1999-2011, Boualem Sansal, Gallimard, 2015.

L’ambassadeur triste, Ananda Devi, Gallimard, 2015.

Petit piment, Alain Mabanckou, Seuil, 2015.

 

 

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