L’ Afrique du 9ème art
Esquisses africaines, récits et croquis d’Afrique
Publié le 04/06/2021 à 07:00
- 14 min -
Modifié le 01/06/2021
par
Maëlis P.
L'événement Lyon BD Festival 2021 proposera en juin, une exposition thématique sur la BD africaine contemporaine. Ce printemps, l’Institut Français organise une saison des cultures africaines et panafricaines (Saison Africa 2020). Nous esquissons ici certains traits, certaines lignes scénaristiques et graphiques de la bande dessinée africaine francophone, scène littéraire trop souvent méconnue.
Faire de la BD en Afrique
Les maisons d’édition spécialisées dans la bande dessinée sont quasiment inexistantes sur le continent africain. Néanmoins, certaines maisons d’édition européennes publient de la BD d’auteurs africains et africaines au travers de collections éditoriales spécialisées. Nous pensons notamment aux éditions de L’Harmattan. La collection L’Harmattan BD existe depuis 2010 avec des auteurs francophones du continent africain. Un certain nombre de grandes maisons d’édition européennes ont choisi de développer des collections spécifiques ou de publier des auteurs du continent (les éditions Gallimard, les éditions Segedo…).
L’inédite et jeune maison d’édition de bandes dessinées togolaise Ago Médias lancée par le togolais Paulin Assem en 2011 fait figure d’exception.
Un art populaire
En Afrique – notamment au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Gabon, en République Démocratique du Congo, au Sénégal – la bande dessinée apparaît comme un art populaire que l’on fait circuler de manière informelle. Elle se transmet également par des outils médiatiques (presse, web) qui permettent de diffuser des dessins, des croquis, des caricatures, à travers les quotidiens et hebdomadaires nationaux et les magazines de BD.

Damien Glez, dessinateur franco-burkinabè dans le journal satirique du Burkina Faso “Le Journal du Jeudi”
Parmi les caricaturistes et dessinateurs de presse africains : le sud-africain Zapiro, le nigérian Tayo, le franco-burkinabé Glez, les algériens Dilem et Le Hic, le congolais Kash, le marocain Gueddar, le malgache Pov, le gabonais Pahé, le camerounais Almo The Best, le sénégalais Odia. (source : Afrikadaa).
Plusieurs journaux satiriques ont vu le jour sur le continent. Parmi ceux-ci, Le Cafard Libéré à Dakar, Le Kpakpa désenchanté au Togo. Le Canardeau au Niger, Le Journal du Jeudi au Burkina Faso (Source image : RFI).
Les manifestations sur le continent (salons, festivals) contribuent également à l’essor de l’activité des bédéistes africains. Parmi ces manifestations, on trouve notamment le Salon Africain de la Bande Dessinée de Kinshasa (SABDAM) depuis 1991, Gazy Bulles à Tananarive (Madagascar), Il’en Bulles (Festival international de la BD et du dessin de presse de Port-Louis à l’Ile Maurice entre 2000 et 2007), le Salon de la BD de Bamako ou encore le Festival international de BD d’Alger (FIBDA).

Festival FIBDA-Alger 2018

Festival SABDAM-Kinshasa 2019
Un nombre considérable d’auteurs africains de bandes dessinées migrent en Europe dès le début des années 2000. Les conditions d’arrivée de ces auteurs qui ont percé en Afrique sont bien souvent difficiles. Parmi ces artistes certains et certaines font des demandes d’asile. Les questions migratoires deviennent ainsi des thématiques centrales abordées par ces scénaristes : Europe terre d’illusions, difficultés des clandestins, brassages culturels, traversée de la Méditerranée… Nous vous proposons ici d’évoquer le parcours de certains de ces illustrateurs, illustratrices et scénaristes du continent africain.
D’un continent à l’autre
Pour commencer, évoquons le parcours du congolais Mongo Cissé (1948-2008). Il s’est installé à Bruxelles et a fait voyager ses héros bien connus Mata Mata et Pili Pili en Belgique.

Mongo Cissé

Mongo Cissé
En 2012 (après sa mort), l’Harmattan BD publie « Mokanda illusion ». À travers les tableaux qu’il dresse, Mongo Cissé montre l’impact social et les conséquences en Afrique de l’exil et du départ pour l’Europe de certains africains. Les personnages dépeints attendent de l’argent de leur congénère émigré tout en dénonçant et critiquant une Europe de l’illusion.
Christophe Ngalle Edimo (auteur franco-camerounais) et Simon-Pierre Mbumbo (d’origine camerounaise) réalisent la BD « Malamine » en 2009 chez l’éditeur de BD Les Enfants Rouges. Ils dépeignent l’histoire de ce personnage, qui ne parvient pas à trouver sa place ni parmi les siens en Afrique ni en France dans son pays d’accueil, et les décalages culturels qu’il observe face à la société française. Les auteurs traitent avec une dimension politique la question des milieux africains à Paris et de l’indifférence de la France face aux immigrants.

Pahé (Patrick Essono)
Le gabonais Pahé (Patrick Essono) démarre son activité de dessinateur au sein de la presse gabonaise. Il est particulièrement connu pour son oeuvre autobiographique « La vie de Pahé », bande dessinée parodique publiée en deux tomes par l’éditeur Suisse Pierre Paquet (« Bitam » en 2006 et « Paname » en 2008).
À travers ces aventures le dessinateur décrit ses voyages entre le Gabon, la France et le Congo. Il relate ses expériences de vie au Gabon et en France.

Pahé (Patrick Essono)

Pahé (Patrick Essono)
Au travers d’un dessin humoristique savoureux, il aborde la question de l’interculturalité et du racisme auquel il est confronté.
Son expérience de caricaturiste et dessinateur de presse ainsi que le trait incisif et singulier de ses esquisses influencent sa manière de faire de la bande dessinée :
« J’aime ce qui n’est pas politiquement correct, j’adore déranger, dans le bon sens, être là quand on ne m’y attend pas. Je suis un semeur, mais pas de zizanie. Le dessin de presse est fascinant : il faut, en très peu de temps, relater toute une histoire, dans un dessin très rigolo ; ça j’adore, surtout quand les politiques le prennent mal, très mal. »
(Source : « Albums : des histoires dessinées entre ici et ailleurs : bande dessinée et immigration 1913-2013 », Musée de l’histoire de l’immigration, éditions Futuropolis 2013, p°114).
Expériences migratoires des auteurs, métissage des scénarios

Farid Boudjellal
Les questions de la présence des immigrés algériens en France et de leurs enfants (la deuxième génération), des écarts sociaux entre les générations et de l’acculturation ont été mises en perspective par Farid Boudjellal à travers la saga des Slimani.
Ainsi, l’artiste met en scène la famille Slimani dès 1989 dans « Gags à l’harissa » puis dans « Jambon-beur, les couples mixtes » en 1995. Il utilise l’autodérision, l’humour, la sensibilité, le drame pour décrire la présence de l’immigration algérienne en France à travers la chronique de la vie d’une famille (son récit compte une vingtaine de personnages).
Enfin n’oublions pas d’évoquer le parcours de Marguerite Abouet, écrivaine et scénariste d’origine ivoirienne. Elle vit en France depuis son adolescence et a obtenu la nationalité française en 2004.

Marguerite Abouet et Clément Oubrerie
Elle est bien sûr la mère de la série “Aya de Yopougon” dont le tome 1 paraît en 2005 dans la collection « Bayou » chez Gallimard (comportant 6 tomes de 2005 à 2010). Sur ce projet, elle collabore avec le dessinateur français Clément Oubrerie. L’action se déroule dans le quartier de Yopougon à Abidjan en Côte d’Ivoire. Pour son premier tome, Marguerite Abouet obtient le 1er prix du Festival International De BD d’Angoulême en 2006. C’est un véritable succès en librairie : la série est traduite en douze langues. La série fait l’objet d’une adaptation en cinéma d’animation (sortie en juillet 2013) par Autochenille Production. Petite pépite scénaristique, musicale et graphique du cinéma d’animation.
Christophe Cassiau-Haurie, conservateur en chef de la bibliothèque de Strasbourg et directeur de la collection L’Harmattan BD précise :
« Si le thème de l’immigration est bel et bien présent chez les auteurs de BD africains, on trouve peu de protestations énergiques ou de satire au vitriol dans leurs albums. Cela s’explique en particulier par la situation de ces artistes confrontés sur place à l’absence quasi complète de marché. De fait, leur production est souvent soutenue par des organismes de coopération ou des maisons d’édition d’obédience religieuse. (…) dénoncer trop ouvertement le rapport Afrique-Occident, c’est prendre le risque d’être privé de contrat à l’avenir. Ce sujet est donc réservé aux dessins de presse, auxquels la majorité des bédéistes se livrent en parallèle. »
(Source : « Albums : des histoires dessinées entre ici et ailleurs : bande dessinée et immigration 1913-2013 », Musée de l’histoire de l’immigration, éditions Futuropolis 2013, p°113)
Peut-on parler d’un mode d’expression, à travers la bande dessinée « authentiquement » africain ? L’éditeur togolais Paulin Assem nous invite à nous démarquer de nos préjugés en la matière afin de se départir de toute forme d’essentialisme :
«Je veux que ce soit beau, quelles que soient les influences. Si on commence à imposer un style, on va fausser les choses : il faut accepter ce foisonnement. Je sais que les Européens veulent quelque chose de différent, une sorte d’artisanat, des trucs inspirés de la tradition. Mais qu’on ne nous dise pas ce qu’est l’art africain ! C’est artificiel (…) L’avenir de la BD africaine, c’est de créer un modèle et un environnement économique en Afrique, pas de figer un pseudo-dessin africain.»
(Source : article du journal Libération)

Fabien Nury et Sylvain Vallée

Joann Sfar (scénario : Afrique du Nord)
Nous n’avons ici exploré qu’un fragment de la sphère BD du continent. L’univers de la BD africaine ne peut se résumer aux horizons et artistes exclusivement francophones, à la bande dessinée d’expression française.
Ce serait perdre de vue la richesse et la diversité linguistique de ce grand continent. Ignorer les mondes africains lusophones, arabophones, anglophones, hispanophones, swahili… et la profusion des langues africaines serait une omission considérable. Les grandes maisons d’édition publient rarement les versions d’un album en langue originale, version bilingue, ou traduites en d’autres langues régionales de locuteurs ou lecteurs africains non francophones.
La mise en croquis du continent africain dans le 9ème art par des bédéistes résidents en Europe a donné lieu aux grands succès de plusieurs séries : « Aya de Yopougon » (Marguerite Abouet et Clément Oubrerie), « Le chat du rabbin » (Joann Sfar) ou encore « Katanga » (Fabien Nury et Sylvain Vallée).

François Bourgeon
Au-delà de la stricte délimitation géographique du continent, de nombreuses références sont à mentionner. Nous pensons par exemple à la grande saga historique sur l’esclavage « Les Passagers du vent », – dessinée du point de vue européen – par François Bourgeon.
Terminons par un Coup de Cœur BD à découvrir : le scénariste et dessinateur français Benjamin Flao et sa fabuleuse bande dessinée « Kililana song » (deux tomes dont le premier sorti en 2012 aux éditions Futuropolis). On est vraiment séduit par la densité et la clarté des couleurs, conjuguées à des techniques picturales variées et des univers graphiques dépeignant ce Kenya contemporain. Du grand art.

Kililana song – Vol.2 – Benjamin Flao

Kililana song – Vol.1 – Benjamin Flao

Kililana song – Version intégrale – Benjamin Flao

© Fmi – mai 2020 – Planche – Saly – Sénégal – Avant la mise en couleur
Vous trouverez ci-dessous quelques événements à venir ainsi qu’une liste de BD ayant le continent africain pour thématique :
- Evénements culturels à ne pas manquer :
– La 16ème édition du Lyon BD Festival, les 12 et 13 juin 2021.
– À l’initiative de l’Institut Français, la Saison Africa 2020 (décembre 2020 – juillet 2021).
– L’African Book Truck : un camion élaboré sur mesure par l’association arlésienne Paroles Indigo, une bibliothèque, une librairie nomade. Ce projet de bibliobus vise à promouvoir et partager la diversité et la richesse de la production éditoriale africaine. Le camion démarre sa tournée en juin 2021.
- BD d’aventure :
– « Le chat du rabbin » Joann Sfar
– « Katanga »Fabien Nury
– « Une saison en Égypte », Claire Fauvel
– « Ann de la jungle », Hugo Pratt
– « Amère patrie », Frederic Blier et Lax
– « La Tendresse des crocodiles : Une aventure de Jeanne Picquigny », Fred Bernard
- BD historique :
– « Les passagers du vent », François Bourgeon
– « Comme un vol d’hirondelle », Georges Ramaïoli
– « Mandela et le général », John Carlin et Oriol Malet
– « Congo 1905 le rapport Brazza : le premier secret d’Etat de la Françafrique », Tristan Thil et Vincent Bailly
– « Africa dreams », Frédéric Bihel, Charles Maryse et Jean-François Charles
– « Kongo », Christian Perrissin et Tom Tirabosco
– « La Fantaisie des dieux : Rwanda 1994 », Hippolyte et Patrick Saint-Exupéry
- BD chronique sociale et drame :
– « Aya de Yopougon », Marguerite Abouet et Clément Oubrerie
– « Kililana song », Benjamin Flao
– « Yékini le roi des arènes », Clément Xavier et Lisa Lugrin
– « Tropique de la violence », Henry Gaël et Nathacha Appanah
– « Le bar du vieux Français », Jean-Philippe Stassen et Denis Lapière
– « Malaterre », Pierre-Henry Gomont
- BD Reportage, documentaire :
– « Clandestino », Aurel
– « Nouvelles d’Afrique », Laurent Bonneau (roman graphique)
– « BD Africa : les Africains dessinent l’Afrique », Ptiluc
– « Une maternité rouge », Christian Lax
- BD science-fiction :
– « Mobutu dans l’espace », Aurélien Ducoudray et Eddy Vaccaro
- BD humour :
– « Madame et Eve » de Stephen Francis, Rico Schacherl et Harry Dugmore (bande dessinée sud-africaine)
– « Dipoula l’albinos : la vie gabonaise », Sti et Louis-Bertrand Devaud (scénario et couleur), Pahé (dessin) ”
– « La vie de Pahé », (Tome 1 > Bitam ; Tome 2 > Paname), Pahé
- Quelques sites web de catalogues de BD d’auteurs africains :
Nous vous conseillons l’exploration de ces trois sites web, petits trésors encyclopédiques sur la BD africaine et ses créateurs :
– Toom Comics – La bande dessinée africaine
Quelques articles et ouvrages sur la question :
– « Albums : des histoires dessinées entre ici et ailleurs : bande dessinée et immigration 1913-2013 », Musée de l’histoire de l’immigration, édition Futuropolis 2013.
– « BD d’Afrique » coordonné par Sébastien Langevin, Africultures ; n°32, novembre 2000 p.5-66.
– Article de Libération sur la maison d’édition togolaise Ago Médias.
– Article « La bande dessinée en Afrique francophone » de Hilaire Mbiye Lumbala dans Hermès, La Revue 2009/2 (n°54), p° 147 à 153 en libre accès sur le site du Cairn
– Dossier sur les bédéistes d’Afrique > Africultures
– Dossier sur les bédéistes d’Afrique > Jeune Afrique
– Dossier sur les bédéistes d’Afrique > Radio France International
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