La Tech* au féminin 1/2
Les femmes et l’informatique : un réel désamour ?
Publié le 21/06/2021 à 08:00 - 12 min - Modifié le 18/06/2021 par S&T
Si vous deviez citer trois figures importantes du monde de l'informatique et du numérique, vous aurez sans doute en tête Bill Gates, Steve Jobs ou encore Alan Turing. Vous l'ignorez peut-être mais les femmes ont joué un rôle majeur dans la conception et la programmation des ordinateurs. Nombre d'entre elles sont à l'origine des outils aujourd'hui utilisés par le monde entier. Or, aujourd'hui, le numérique est socialement connoté comme étant un univers d'homme et les étudiantes dans ce domaine sont désormais presque inexistantes. Pourquoi? Quelles en sont les raisons?
Quand on parle d’informatique, notre imaginaire collectif nous oriente naturellement vers des figures masculines. Pourtant de nombreuses femmes ont joué un rôle prépondérant dans le monde du numérique. En voici quelques-unes :
Les pionnières (presque) oubliées
Ada Lovelace , la première programmeuse (1815-1856)
Au XIXème siècle, la construction de machines à calculer obsède les scientifiques du monde des mathématiques et des techniques. La première femme à intervenir dans ce domaine sera Ada Lovelace, de son nom complet Augusta Ada King.
Grâce à sa mère Annabella Milbanke, Ada apprend dès son plus âge les rudiments des mathématiques et se passionne très vite pour cette discipline. Par crainte que sa fille développe les délires “romanesques” de son père, Annabella Milbanke l’écarte rapidement de la poésie romantique. Ainsi, Ada intègre le monde des mathématiques et des sciences normalement réservé aux hommes. Selon ses pairs, la “limitation” due à son sexe ne la concerne pas car elle est la fille d’un des plus grands esprits de son temps, Lord Byron.
A l’âge de 17 ans, elle rencontre Charles Babbage (1791-1871), mathématicien reconnu et professeur à l’université de Cambridge. Elle correspond avec lui durant près de dix ans, et s’intéresse avec curiosité à sa machine différentielle. Finalement en 1842, après une vie mouvementée, la comtesse de Lovelace s’investit de nouveau dans le monde des mathématiques. Elle travaille activement sur la machine analytique de Babbage. Cet appareil a pour objectif d’éliminer les erreurs fréquentes contenues dans les tables nautiques, astronomiques et mathématiques (erreurs de calcul, de recopie ou d’impression).
Elle traduit pour lui un article rédigé par un ingénieur italien, Luigi Menabrea. Babbage est si impressionné par les commentaires d’Ada qu’il l’incite à poursuivre sa réflexion. Elle rédige ainsi des notes qui apportent non seulement un éclaircissement sur le fonctionnement de la machine mais qui surtout en expose le vrai potentiel. Aujourd’hui, les documents qu’elle a ajoutés à ces notes sont considérés comme les premiers algorithmes. En effet, elle imagine une machine capable d’agir seule grâce à des commandes (programmes) inscrits sur les cartes perforées. Par ailleurs, selon elle, la machine serait capable de manipuler des nombres mais également des lettres et des symboles. Elle signe son article de ses seules initiales, comme toutes les femmes scientifiques de son temps.
Il faudra attendre un siècle et un certain Alan Turing pour que soit formalisé un calculateur universel manipulant des symboles. En 1980, le talent d’Ada Lovelace est finalement reconnu et grâce à cela le Département de la Défense américaine donne son nom à un langage informatique. Aujourd’hui, la journée qui promeut les femmes dans les sciences porte son nom : Ada Lovelace Day (célébrée chaque année le deuxième mardi du mois d’octobre).
Hedy Lamarr, l’inventrice de la WiFi (1914-2000)
Actrice hollywoodienne des années 1930, désignée en son temps “la plus belle femme du monde”, Hedy Lamarr se passionne pour l’innovation technologique.
En 1940, Hedy Lamarr présente avec son ami compositeur Georges Antheil une invention au National Inventors Council (association d’inventeurs) qui décide de déposer un brevet en leurs noms pour leur “système de communication”. En effet, elle a inventé un système de communication radio innovant : le saut de fréquence. Son ami, Georges Antheil s’est chargé quant à lui de l’aspect technique.
Immédiatement libre de droits pour l’armée des Etats-Unis, cette invention est si innovante que l’armée la trouve irréalisable. Elle est pourtant capable de modifier les fréquences des torpilles radioguidées ; les missiles furtifs venaient de naître. Le procédé sera finalement utilisé officiellement par l’armée américaine en 1962 pendant la crise de Cuba.
Plus tard, les principes de cette invention furent utilisés dans le domaine de la communication pour le positionnement par satellites (GPS) mais également pour la création de la technologie du WiFi. Hedy Lamarr et Georges Antheil seront finalement admis au National Inventors Hall of Fame en 2014, à titre posthume.
Les Eniac Girls, les programmeuses de l’armée américaine.
En 1942, John William Mauchly dirige un centre de calculs qui élabore des tables de tir pour l’artillerie américaine. A cette époque, de nombreuses femmes travaillent pour l’armée. Elles ont pour mission de calculer les trajectoires des missiles. Afin de réduire le temps de calcul, John William Mauchly et J. Presper Eckert ont comme idée de développer un ordinateur complétement électronique : l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator And Computer). Pour installer et assembler cette machine, l’armée recrute six femmes diplômées de mathématiques : Kathleen Antonelli, Jean Jennings Bertik, Betty Holberton, Marlyn Meltzer, Frances Spence, et Ruth Teitelbaum. Surnommée les “computers”, ces femmes travaillent durant de nombreux mois à la programmation de cette machine sans connaître son utilisation finale. Elles parviennent à poser les bases de la programmation : en créant des fonctions réutilisables, en utilisant des structures de contrôle… Elles ont également mis au point un procédé permettant de dépanner la machine sans vérifier un à un les 18 000 ventilateurs.
Longtemps oubliées, les Eniac Girls ont été reconnues comme premières programmeuses digitales au monde en 1997 (Prix des pionniers en informatique), notamment grâce à l’aide de Kathy Kleiman. En effet, lors d’un travail de mémoire au MIT en 1986, elle s’interroge sur la présence de femmes sur les photos d’archives. Les noms des hommes apparaissent en légende mais pas ceux des femmes. On lui explique dans un premier temps qu’il s’agit de mannequins, elle poursuit ses recherches et découvre finalement le rôle de ces six femmes gommées de l’histoire. Elle leur rend hommage en réalisant un film documentaire en 2013 : “The Computers : The Remarkable Story of the ENIAC Programmers”.
Grace Murray Hopper (1906-1992), le langage naturel pour la programmation.
Américaine, diplômée en mathématiques à Yale, Grace Hopper s’engage dans l’armée américaine en 1943. Elle rejoint l’équipe de Howard Aiken, en charge du développement du premier ordinateur numérique, le Harvard Mark I. Elle fait partie des trois personnes habilitées à apprendre à coder sur cette machine. En 1949, elle rejoint une start-up qui développe l’Univac, le premier ordinateur commercial. Auparavant les ordinateurs étaient réservés uniquement à l’armée. C’est en 1951 qu’elle conçoit le premier compilateur de logiciel : A-0 System. Ce programme permet de transformer un code source (écrit en langage de programmation) en un langage informatique (code binaire). Grace Hopper défend ainsi sa vision de la programmation : celle-ci doit être dépendante de la machine et les programmes doivent s’écrire dans une langue proche de l’anglais.
Elle écrit ensuite le premier langage de traitement de données : le FLOW-MATIC. C’est finalement en 1959 qu’elle pose les bases du langage COBOL avec une poignée d’autres scientifiques. Elle sera également à l’origine de multiples travaux sur la création de normes communes pour les ordinateurs et notamment pour les langages de programmation tels que le Fortran et le COBOL.
Il faut également évoquer qu’elle reçoit en 1969 le prix de l’homme (!) de l’année en informatique (Computer Sciences Man of the Year award). Par ailleurs, vous ne le savez peut-être pas mais Grace Hopper est également la femme à l’origine de la popularisation du mot “bug”, utilisé pour désigner un défaut de conception dans un programme informatique. Lors de ses travaux sur le Mark I à Harvard, celui-ci eut une panne. En recherchant celle-ci, elle découvrit un insecte (bug en anglais) coincé dans un relais. Elle colla la bête dans son carnet de travail avec cette légende : “first actual case of bug being found”.
Alice Maria Recoque (1929-2021), “le grain de sable” à la française
En 1966, le général de Gaulle lance le plan Calcul et crée un institut de recherche aujourd’hui mondialement reconnu, l’Inria, et la CII (Compagnie internationale pour l’informatique). L’objectif est de concurrencer la puissance technologique américaine. C’est dans ce contexte qu’Alice Recoque imposera “difficilement” ses idées. Elle aura pourtant l’opportunité de diriger le développement du Mitra 15, l’un des premiers mini ordinateurs. Celui-ci sera une véritable réussite commerciale. Il sera utilisé dans de nombreux domaines : contrôle de systèmes de sécurité dans des centrales nucléaires, pilotage de missiles, formation des enseignants en vue de promouvoir l’informatique dans le secondaire.
Alice Recoque sera également l’une des premières en France à s’intéresser à l’intelligence artificielle et à y voir le potentiel de cette innovation. En 1978, elle participe à la création de la Commission de l’informatique et des libertés (Cnil). Alice Recoque lors d’une interview se considère avec une grande modestie comme «un simple grain de sable dans la machine” . Elle est pourtant peu connue en France malgré l’importance de ses recherches. L’historien Pierre Mounier-Kuhn, estime que : “En France, on parle peu de nos ingénieurs, surtout dans un domaine compliqué comme l’informatique. A fortiori quand il s’agit de reconnaître les travaux d’une femme: il a fallu batailler pour empêcher Wikipédia de supprimer la notice sur Alice Recoque!”
De nombreuses femmes n’ont pas été citées dans cet article : Joan Clarke, Dorothy Vaughan, Margaret Hamilton, Katherine Johnson, Adèle Goldberg Elizabeth Jocelyn, Shirley Ann Jackson, Brenda Laurel…. Souvent dans l’ombre des hommes, elles ont pourtant apporté leur pierre à l’édifice phénoménal du numérique.
Les femmes ont ainsi joué un rôle important dans le développement de l’informatique notamment car “les ingénieurs de l’époque ont accepté de bon gré d’octroyer le travail de calcul à la main-d’œuvre féminine, parce qu’ils considéraient que les femmes étaient plus précises et minutieuses” résume Rita Bencivenga dans son livre Femmes et Hommes devant l’ordinateur. Toutefois, une perception nouvelle du métier de programmeur provoquera rapidement le départ des femmes.
Le tournant des années 1980
Dans les années 50, les femmes représentent 30 à 50 % des effectifs dans les entreprises d’informatique. En effet, celles-ci recrutaient des personnes douées de logique, capables de faire preuve de patience et d’imagination. C’est pourquoi les femmes étaient facilement sollicitées. Or, les années 1980 marquent un tournant dans les recrutements du secteur.
Une vision du métier qui change subitement
Au début de l’informatique, l’image du programmeur était peu considérée ; il était assimilé au travail de dactylographe ou de standardiste. Les tâches de haut niveau étaient réservées aux ingénieurs qui travaillaient sur le matériel. Malgré cela, de nombreuses femmes ont contribué au développement du matériel informatique. Par exemple, Betty Snyder Holberton, l’une des six Eniac-girls fut à l’origine de l’utilisation du clavier. Néanmoins, l’introduction du clavier comme périphérique essentiel fut retardé car “les hommes refusaient d’utiliser ce “gadget” en arguant qu’ils n’étaient pas des dactylos”.
Dans les années 1980, le métier d’informaticien devient une profession prestigieuse. C’est à cette époque, face aux nombreuses candidatures, qu’un profil du “bon programmeur” fut établi. Pour cela, les entreprises réalisent une étude sur un échantillon d’hommes travaillant dans le domaine militaire. Il s’avère, selon celle-ci, que les deux caractéristiques pour être un programmeur efficace sont d’avoir une sociabilité en dessous de la moyenne et des activités dites masculines. L’image du “computeur geek” venait d’émerger.
Au même moment, “les emplois peu qualifiés liés à la production matérielle mais aussi à la saisie et à l’exploitation des données furent sous-traités, disparurent ou furent délocalisés à l’étranger”, indique Isabelle Collet dans Effet de genre : le paradoxe des études d’informatique. C’est également à cette époque que le secteur devient de plus en plus important, provoquant par conséquence une forte augmentation des salaires. “Plus le champ de savoir prend de la valeur, plus il se masculinise, plus il en perd et plus il se féminise”, souligne Isabelle Collet. Les femmes ont ainsi été progressivement évincées du secteur au profit des hommes.
Les études d’informatique, l’absence des femmes
L’omission d’une histoire des femmes dans l’informatique a participé à véhiculer des fausses idées sur les capacités des femmes dans le domaine des techniques et de l’informatique. En effet, nombre d’entre elles n’ont été popularisées qu’à partir des années 90.
“Si aujourd’hui, la France ne se distingue plus de ses voisins occidentaux avec 13% de femmes ingénieures en informatique, il faut se souvenir que de 1972 à 1985, l’informatique était la deuxième filière comportant le plus de femmes ingénieurs au sein des formations techniques.” Dans le domaine de l’emploi, la part des femmes était de 34% contre 20% en 2002.
Pourquoi ce déclin des femmes dans les études d’informatique ? Tout d’abord, pour expliquer ces chiffres, on peut déjà rappeler que les femmes sont sous-représentées dans toutes les filières ainsi que les métiers scientifiques et techniques. Selon Sandrine Vaton, professeure en informatique, le nombre de femmes dans les études d’informatique a très peu augmenté dans les années 80 alors que l’effectif des hommes a triplé en seulement trente ans.
En France, l’informatique est le seul secteur scientifique dans lequel la proportion de filles a fortement chuté. A l’exception de l’informatique, la part des femmes a progressé dans tous les secteurs. “Avant le micro-ordinateur, personne ne savait ce qu’était l’informatique. La représentation que l’on en avait alors était celle d’un métier du tertiaire. Les filières pour y accéder se nommaient “calculs numériques”, étaient moins prestigieuses, et correspondaient à une certaine représentation qu’on se faisait des femmes scientifiques”, expose Isabelle Collet. Suite à l’essor de l’informatique dans les années 80, les universitaires poussent les industriels à parler de génie logiciel et d’ingénieur logiciel dans le but d’élever le niveau perçu. Cette nouvelle typologie aura pour conséquence d’écarter les femmes. Par ailleurs les horaires et la répartition du travail domestique rendent les formations de moins en moins accessibles aux femmes.
Le poids de la culture populaire des années 80.
Le déclin des femmes dans les études d’informatiques est concomitant avec l’arrivée des micro-ordinateurs dans les foyers. En effet, la représentation de l’informaticien poursuit sa mutation au sein même des foyers. Dans les familles, le micro-ordinateur est principalement réservé aux garçons, au détriment des filles. Les publicités de la fin des années 70 ciblent principalement les hommes. Les pères vont ainsi initier leurs fils aux rudiments de l’informatique. Un peu plus tard, ce sont les garçons eux-mêmes qui deviendront la cible principale des publicités avec l’arrivée des ordinateurs “gaming”.
Malgré la création de l’EPI (l’association Enseignement Public et Informatique) en 1971 et les campagnes d’enseignement au sein des écoles (le plan informatique pour tous en 1985), l’écart entre les filles et les garçons demeure. En effet, la plupart des garçons possèdent déjà toutes les connaissances apprises dans les salles de cours. Selon Isabelle Collet, les étudiantes se sont vite retrouvées désavantagées et se sont détournées de l’informatique. Les garçons se sont ainsi accaparés le monde de l’informatique, laissant les jeunes filles douter de leurs capacités face au monde du numérique. Autour des micro-ordinateurs, de nombreux clubs se sont rapidement formés, créant un univers technophile purement masculin. Deux figures vont ainsi émerger : celle du hacker (pro de la programmation) et celle du geek (pro de la technique). Initié par Richard Stallman, le mouvement du libre accès sera également exclusivement masculin. Encore aujourd’hui, les femmes demeurent minoritaires dans ce secteur.
Selon Valérie Schafer, historienne de l’informatique et des télécommunications, le monde du numérique s’est masculinisé car celui-ci était devenu “une affaire sérieuse, scientifique” avec une “valeur économique”. Par ailleurs, le monde de l’informatique et de la Tech* a rapidement cristallisé des fantasmes de puissance. La culture populaire du cinéma donne naissance au stéréotype de héros “geek” avec une femme spectatrice ou admiratrice. L’informatique est ainsi devenue rapidement une affaire d’hommes. Aujourd’hui, il devient nécessaire pour les femmes de retrouver une place dans ce secteur d’avenir comme nous le verrons dans la seconde partie.
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