Festival Ecrans mixtes
The Archivettes
Faire culture, bâtir une légitimité
Publié le 03/03/2022 à 09:00 - 7 min - Modifié le 05/03/2022 par Stagiaire Point G
Le documentaire de Megan Rossman relate l'histoire de ces lesbiennes new-yorkaises ayant engagé leur combat politique et leur travail de mémoire dès les années 1970, au moment de ce qu'on appelle désormais la "Seconde vague féministe". Vidéos et photos d'archives accompagnent les interviews récentes de ces « archivettes ». Le film sera projeté le samedi 5 mars à la bibliothèque du 1er arrondissement de Lyon.
Archives LGBT+ en débat
Le militantisme lesbien a acquis une visibilité dans l’élan du mouvement féministe. Les lesbiennes ont dû revendiquer la reconnaissance d’enjeux liés à l’orientation sexuelle, de points de vue politiques liés à leur situation sociale au regard des normes. Mémoire et histoire jouent un rôle important dans la reconnaissance d’un groupe minorisé et dans la lutte contre les discriminations subies par les individus qui le composent.
Les premiers mots de l’ouvrage d’Antoine Idier sur les luttes et archives du mouvement LGBT+ sont particulièrement révélateurs de leur situation :
“Le projet d’une collection d’archives des minoritaires sexuels est hanté par l’absence.”
En France, les débats sur l’utilité et la nécessité des archives LGBT+ ont régulièrement surgi sur la scène médiatique au cours des deux dernières décennies. En 2017, les historien-nes Christine Bard et Philippe Artières se livraient ainsi à une controverse autour des notions d’histoire et de mémoire.
Philippe Artières appelait à l’accroissement et la meilleure valorisation des archives publiques, déplorant une confusion entre mémoriaux communautaires et lieux de ressources archivistiques appelées à enrichir le patrimoine historique français.
Christine Bard écartait tout conflit intellectuel entre histoire et mémoire, et mettait en avant la légitimité de lieux d’archives LGBT+ gérés de manière communautaire faisant sens, justement, au regard de l’histoire. Les risques de dispersion et de perte d’autonomie qui pesaient alors sur la Bibliothèque Marguerite Durand venaient également alimenter l’inquiétude liée à une certaine contingence matérielle y compris dans le secteur public.
A travers ces tribunes, les deux universitaires se faisaient les échos des questions soulevées par les militant-es du collectif Archives LGBTQI.
Donner la voix aux invisibles
Plusieurs centres associatifs ou académiques dédiés aux archives féministes et lesbiennes ont vu le jour en France depuis les années 80. Les plus connus sont le Centre des Archives du féminisme (Angers), les Archives Recherches Cultures Lesbiennes (Paris) ainsi que le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir (Paris) qui distribue The Archivettes.
L’association s’engage depuis 1982 dans la conservation et la transmission de toutes sources audiovisuelles permettant de documenter les mobilisations féministes et de valoriser les créations de femmes.
Une large transmission, allant des réseaux militants aux milieux scolaire et carcéral, permet de sensibiliser et d’éduquer sur des questions souvent peu visibles ou audibles autrement qu’au travers de représentations stéréotypées à l’origine de violences et discriminations.
Au-delà de la conservation, l’association vise à soutenir les créations actuelles comme celle de la réalisatrice Megan Rossman. Cette dernière nous invite dans les coulisses d’un mouvement féministe lesbien qui ne cesse d’évoluer et se diversifier. Guillaume Marche, dans son ouvrage La militance LGBT aux Etats-Unis, rappelle en effet la remarquable visibilité et les droits conquis depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, mais aussi le risque d’un modèle de “normalisation” reconduisant des inégalités et des marges.
Dans une société où l’histoire reste écrite par les détenteurs privilégiés du pouvoir, les “archivettes” œuvrent pour écrire l’histoire de citoyennes minorées à travers leurs vies singulières et leurs engagements collectifs. La valorisation de leur héritage a la double vocation de rendre hommage aux vécus réprimés des femmes lesbiennes et de leur restituer leur place sociale. Ainsi bâtissent-elles l”herstory” face à l”history” qui tend à occulter les contributions multiples aux avancées sociales comme à l’édification culturelle.
Herstory
En 1973, Joan Nestle participe à la formation de la Gay Academic Union, visant à une meilleure inclusion des enseignant-es et étudiant-es homosexuel-les dans le monde académique. Rapidement, elle fait le constat avec d’autres femmes de la nécessité de se réunir séparément afin de discuter notamment du sexisme au sein de l’organisation. La réflexion se poursuit sur la fragilité des traces de la culture lesbienne et son interprétation au prisme d’un regard patriarcal.
“Notre histoire disparaissait aussi vite que nous la vivions”
Lesbian Herstory Archives: A Brief Herstory par Megan Rossman sur Vimeo.
Les Lesbian Herstory Archives, sont fondées dès 1974 par Joan Nestle et Deborah Edel, rejointes par Sahli Cavallo, Pamela Oline et Julia Penelope. De 1975 à 1993, elles sont hébergées dans l’appartement de Joan Nestle avant l’achat nécessaire d’un local plus vaste, une maison de trois étages située à Brooklyn, qui deviendra un centre d’archives, un musée et un lieu de conférences. A l’heure actuelle, il s’agit de la plus grande collection au monde consacrée aux vies, cultures et activités sociales, intellectuelles, artistiques… des lesbiennes. Elle comprend notamment une partie des manuscrits d’Audre Lorde.
Le projet s’inscrit d’emblée dans une optique que l’on qualifierait aujourd’hui d’intersectionnelle, notamment à travers la collecte d’archives de la communauté afro-américaine et la création du Black Lesbian studies group en 1978.
Tout objet devient archive
Le documentaire The Archivettes donne à voir le trésor ainsi rassemblé au cours de plus quarante années. Tracts et affiches militantes, cassettes d’enregistrement, photographies, lettres, poèmes, accessoires, vêtements…. Il montre comment un travail de documentation scrupuleux donne sens y compris à des objets personnels dans une perspective d’édification collective.
L’historienne Arlette Farge, rappelait dans Le goût de l’archive l’importance de la matérialité des archives. Dans Le peuple et les choses : Paris au XVIIIe siècle, elle revenait plus spécifiquement sur le statut des objets dans leur double dimension : matérielle et immatérielle. Révélateurs de sentiments ou de symboles, parfois chargés politiquement, ils composent un univers singulier toujours enchâssé dans les rapports sociaux. A l’ère digitale, les Lesbian Herstory Archives associent la numérisation à la conservation matérielle. Leur site internet donne un aperçu de la grande variété des matériaux collectés.
Ce travail enthousiaste désormais mené par plusieurs générations de militantes féministes et lesbiennes n’enraye pas seulement la dispersion et l’oubli mais aussi la destruction volontaire, comme lorsque des biens sont voués aux cendres par la famille de lesbiennes après leur décès.
Faire vivre, transmettre, pérenniser
Les Lesbian Herstory Archives vivent de l’investissement collectif. De nouvelles volontaires sont invitées à participer au traitement des collections, ou encore à la distribution d’appels aux dons d’archives.
Outre la consultation de ressources, le collectif propose des expositions itinérantes, des ateliers artistiques, des lectures, des bourses aux livres… Le lieu héberge aussi le Lesbian Studies Institute qui dispense des cours en large partie basés sur les matériaux conservés, abordant l’histoire et les identités lesbiennes à l’intersection des rapports sociaux de sexe, ethniques et de classe, les théories féministes comme armes de défense politique, l’actualité des essais lesbiens fondateurs des décennies 70 à 90…
C’est l’accomplissement d’une vie, au service de multiples autres, pour chacune des fondatrices visionnaires qui, ne se retrouvant pas dans les canons culturels et académiques, ont matérialisé leur propre existence sociale et politique. Le travail de Megan Rossman participe alors de cette matière et de sa transmission.
En France, la question d’une histoire des femmes en tant que telle a commencé à se poser académiquement au début des années 70, notamment avec les travaux de Michelle Perrot. Cette histoire, et plus largement les études sur le genre, se sont développées dans de multiples disciplines et sont en voie de s’institutionnaliser (non sans résistances).
Toutefois, l’histoire des minorités ou minorisées reste en large partie dans l’ombre et à élaborer. Ceci alors même que nombre de lesbiennes, entre autres, ont participé aux luttes comme à la pensée féministes.
Serait-ce parce que les lesbiennes ne sont pas des femmes ? Pourrait-on lancer à la mémoire de l’une d’entre elles : Monique Wittig.
L’avenir nous dira si les développements militants, artistiques et intellectuels de la “Troisième vague féministe” seront propices à ce que les personnes et communautés tantôt occultées tantôt stigmatisées soient reconnues comme parties à part entière de notre culture et de notre société.
Un article de Salomé Caravaggi
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