Attention (en) danger!
Publié le 13/05/2019 à 19:23 - 4 min - Modifié le 18/05/2022 par Guillaume
Vendredi 10 mai, Emmanuel Macron recevait Mark Zuckerberg à l’Élysée, à l’occasion de la remise du rapport de la mission de régulation des réseaux sociaux, menée en partenariat avec Facebook. Cette mission s’est donnée pour tâche de proposer des pistes de réflexions et d’actions pour lutter contre le développement des propos haineux sur les réseaux sociaux, considérant que l’autorégulation mise en œuvre actuellement par les acteurs du numérique est insuffisante.
Espoirs déçus
Les réseaux sociaux ont d’abord été présentés comme fers de lance de la démocratie. Ils allaient permettre aux citoyens de s’organiser spontanément, de manière horizontale, avec pour point d’orgue l’espoir suscité par le printemps arabe. Toutefois, la situation a bien changé au cours de la dernière décennie. Et les polémiques se multiplient : espionnage, manipulation de l’opinion, évasion fiscale, fuites de données… la liste des griefs enfle.
Bruno Patino, directeur éditorial d’Arte France et directeur de l’école de journalisme de Science Po, ancien évangéliste de la révolution numérique, a publié récemment un livre, « La civilisation du poisson rouge » qui dénonce les ravages provoqués par le web, les réseaux sociaux et les applis sur notre fonctionnement mental.
Ces récentes péripéties nous incitent à nous pencher sur la marchandise vendue par les acteurs de l’économie numérique : notre attention.
L’économie de l’attention, ou comment vendre des cerveaux
Ils s’inscrivent en cela dans le modèle de « l’économie de l’attention », définie ainsi par l’économiste Herbert Simon dans un texte de 1971 (p.40-41) :
« Dans un monde riche en informations, l’abondance d’informations entraîne la pénurie d’une autre ressource : la rareté devient ce que consomme l’information. Ce que l’information consomme est assez évident : c’est l’attention de ses receveurs. Donc une abondance d’informations crée une rareté de l’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d’informations qui peuvent la consommer ».
La revue Œconomia consacrait en 2015 un numéro à l’économie de l’attention. Agnès Festré et Pierre Garouste, chercheurs à l’Université de Nice Sofia-Antipolis, revenaient notamment sur l’historique de cette notion.
L’attention, une denrée rare ?
Ce concept a trouvé une nouvelle actualité à partir du milieu des années 90. En effet, le développement d’internet a entraîné plusieurs modifications majeures. Tout d’abord le Web 2.0 a, au cours des années 2000, permis aux internautes de devenir eux-mêmes producteurs. L’abondance des contenus disponibles est alors entrée dans une nouvelle ère avec, par exemple, 72 heures de vidéos ajoutées sur YouTube chaque minute en 2017. Ce développement exponentiel des ressources informationnelles disponibles a eu pour effet de rendre plus féroce encore la compétition pour capter l’attention du public.
Car leur véritable cœur de métier est le même que celui de TF1, décrit dans les années 2000 par son PDG, Patrick Le Lay : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Ces grands acteurs du numérique ne tirent pas de revenus directs de leurs utilisateurs, puisque leurs services sont généralement gratuits. L’intégralité de leurs revenus est tirée de la publicité, comme TF1. Or, selon le proverbe fameux sur le web : « Quand c’est gratuit, c’est vous le produit ».
Les sommes considérables investies par Facebook, Google et consorts dans la recherche, en intelligence artificielle notamment, ne visent pas à fournir le service le plus adapté aux utilisateurs. En effet, personne n’avait besoin de YouTube, de Facebook ou de Twitter avant que ceux-ci ne soient créés. Ces services ont réussi à créer leur propre besoin. Ils bataillent pour y attacher le plus d’utilisateurs possibles, pendant le plus longtemps possible.
Un moteur: nos données
Et c’est là qu’entrent en jeu les énormes quantités de données personnelles récoltées par les services numériques du type de ceux fournis par Google ou Facebook. On dissèque chacun de nos comportements sur ces services. On compare chaque détail de design, pour maximiser leur impact en terme d’attention et de revenus générés.
Cette compétition s’est naturellement nourrie des recherches en psychologie comportementale, mais aussi des recherches menées dans un nouveau champ : la captologie.
Ce terme désigne les recherches menées par le Stanford Persuasive Tech Lab. Ce laboratoire de recherche, fondé par B. J. Fogg en 1998 (la même année, Google était fondé par Larry Page et Sergei Brin, deux étudiants de… Stanford), s’intéresse à l’informatique comme outil de persuasion et de modification des pratiques, par le biais notamment du design et de l’analyse fonctionnelle.
Le design, bras armé de la capture de l’attention ?
Les travaux de B. J. Fogg ont énormément influencé la manière de concevoir les interfaces de services web. Le développement du persuasive design, qui utilise nos vulnérabilités cognitives pour influencer nos comportements en est la suite logique. Et ce type de design est en effet omniprésent sur le Web.
Un exemple de technique au hasard ?
Sur Amazon, la page vous signale qu’il ne reste plus que XX exemplaires disponibles de votre ouvrage. Le site vise à créer un sentiment de rareté, pour vous inciter à acheter rapidement l’ouvrage en question.
Ces différentes méthodes sont développées par Nir Eyal dans son ouvrage Hooked, comment créer un produit ou un service qui ancre des habitudes.
Des initiatives contre la capture de notre attention
Tristan Harris, ancien ingénieur chez Google et ancien membre du Persuasive Lab de Stanford, dénonce ces techniques de manipulations dans un passionnant article, et à travers son organisation Center for Humane Technology
En France, la Fing, un think tank qui s’intéresse aux transformations numériques, a lancé le projet « retro-design de l’attention », pour aborder la question attentionnelle sous l’angle du design.
Le collectif Designer éthiques cherche également à intégrer la notion d’éthique dans le design d’interface.
Tout n’est donc pas perdu !
Pour aller plus loin:
“L’économie de l’attention Nouvel horizon du capitalisme”, dirigé par Yves Citton, rassemble des contribution de chercheurs de différents horizons des sciences humaines pour interroger le concept d’économie de l’attention.
La chaîne de vulgarisation Stupid Economics a consacré deux vidéos à la présentation de l’économie de l’attention:
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2 thoughts on “Attention (en) danger!”
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oops::j’ai pas de mémoire intantanée!!zut)))
c’est un bon article qui raconte les inconvénients des réseaux sociaux .