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Elon Musk est-il en train de couler Twitter ?
Publié le 13/12/2022 à 11:21 - 11 min - Modifié le 20/12/2022 par Edith
Si vous faites partie des quelque 217 millions d'utilisateurs quotidiens de Twitter, vous n'êtes sûrement pas passés à côté de la nouvelle. Le 27 octobre dernier, après des mois de tergiversation, Elon Musk a finalement racheté le réseau social.
Il s’évitait ainsi un procès que Twitter était bien parti pour gagner. Après avoir fait en avril une offre que le réseau social ne pouvait pas refuser, le milliardaire a ensuite fait volte face, accusant le réseau social d’avoir menti sur la proportion de faux comptes et de spams, et comptant sur cet argument pour s’éviter de payer des indemnités de rupture. Le conseil d’administration de Twitter ne l’a pas entendu de cette oreille, et a lancé des poursuites contre le patron de Space X et Tesla pour le forcer à honorer ses engagements.
Un style managérial brutal et chaotique
Dès le premier jour, le nouveau propriétaire donne le ton en renvoyant les principaux responsables, dont Parag Agrawal, le directeur de Twitter. Ces premiers licenciements sont suivis quelques jours plus tard d’une vague spectaculaire qui décime les effectifs : Elon Musk renvoie la moitié du personnel le 4 novembre… pour demander à une partie de ces salariés licenciés de revenir, 2 jours plus tard, s’apercevant après coup que certains des employés congédiés ont une expertise indispensable au réseau social.
Auparavant, il avait suscité la confusion de ses nouveau salariés en leur demandant d’imprimer 50 pages de code écrit par eux pendant les 30 à 60 derniers jours. Ce à quoi ils se sont diligemment attelés, imprimant une masse considérable de papier, avant de recevoir le contrordre de tout mettre à la poubelle et de se tenir prêts à montrer leur code sur ordinateur à la place. Des membres de la communauté des développeurs n’ont pas manqué de pointer du doigt l’absurdité de cette requête, la quantité de code produite n’étant pas exactement le critère le plus pertinent pour juger de la compétence d’un codeur… Critiques qui furent confirmées très rapidement par le rappel d’employés licenciés par erreur. Étrangement, tous n’ont pas accepté de revenir.
Et puisque apparemment se délester de la moitié de ses effectifs n’a pas suffi, Elon Musk poursuit sa purge. Il renvoie, parfois publiquement, les salariés de Twitter qui le critiquent ou le contredisent, comme Eric Frohnhoefer qui se fait licencier au terme d’une discussion houleuse sur Twitter même, à propos des lenteurs du réseau social. Le 16 novembre, il pose un ultimatum à ses salariés restants en leur envoyant un email à minuit (heure de San Francisco, siège social de Twitter), leur annonçant qu’ils ont jusqu’au lendemain pour envoyer une réponse positive s’ils veulent rester, et que dans le cas contraire ils seront renvoyés avec une indemnité équivalant à 3 mois de salaire.
Here’s the text of the email Musk sent to Twitter staff overnight.
Those who don’t commit to being “extremely hardcore” by 5pm ET today must leave the company. ‼️
Story: https://t.co/expt0d63dH pic.twitter.com/C8VDjRBvk1
— Donie O'Sullivan (@donie) November 16, 2022
En répondant oui, ils s’engagent à effectuer de longues heures de travail dans des conditions intenses. En réponse à cet ultimatum, des salariés ont démissionné en masse. Un luxe que certain employés ne peuvent pas se permettre : à moins de trouver un autre emploi dans les 2 mois qui viennent, les salariés étrangers bénéficiant d’un visa H-1B sont contraints d’accepter la nouvelle culture d’entreprise de Twitter, sous peine de devoir quitter les Etats-Unis.
Ceux qui restent sont-ils pour autant tirés d’affaire ? Eh bien non. La veille de Thanksgiving, Twitter lance une nouvelle salve de licenciements parmi les salariés qui avaient pourtant accepté de s’adapter aux exigences “hardcore” de leur nouveau patron. Et contrairement à leurs collègues démissionnaires de la vague précédente, ceux-ci n’auront que 4 semaines de salaire de compensation. Parmi eux, certains avaient été rappelés en urgence après un premier renvoi, qui aurait dû être accompagné de 3 mois de salaire de compensation… Comme quoi, la loyauté ne paye pas dans le monde d’Elon Musk.
Depuis, les développeurs de Twitter doivent rendre compte chaque semaine de leur travail effectué… et gare à ceux dont les performances seraient jugées insuffisantes.
Et les employés de Twitter en Europe ?
Les lois américaines protègent peu les salariés, et pourtant même aux Etats-Unis, ces méthodes surprennent. Dans les pays européens, Twitter est soumis au droit du travail local… Ce qui, à l’heure où nous rédigeons notre article, laisse les employés européens de Twitter dans un flou artistique pour le moins intéressant.
https://twitter.com/GergelyOrosz/status/1593619483968479232?s=20&t=uKWoCtZqOTaaISYmsH6Mfg
Traduction du tweet :
Pendant ce temps, un employé de Twitter en Europe : “L’e-mail d’Elon est aussi juridiquement contraignant que moi lui envoyant un e-mail disant “Pour info, je travaillerai 3 heures par jour à partir de maintenant, merci.” Donc je continue à travailler comme avant, conformément à mon contrat, jusqu’à ce que je reçoive une notification officielle de ce qui se passe réellement.”
Fuite des annonceurs
Dans ce climat incertain, les revenus publicitaires de la platerforme sont en chute libre : le 22 novembre, le Washington Post annonce qu’un tiers des 100 annonceurs les plus importants de Twitter ont stoppé leurs campagnes publicitaires. Quelques jours plus tard, ce tiers s’est transformé en moitié. Or, avant le rachat par Elon Musk, 90% des revenus de Twitter étaient générés par la publicité.
Au-delà de la personnalité fantasque du nouveau propriétaire qui n’a rien de rassurant, ces défections sont motivées par de sérieuses inquiétudes liées à la sécurité des marques : les licenciements massifs ont dégradé (voire réduit à néant) la communication entre les annonceurs et Twitter, affectant le suivi des campagnes publicitaires. Un annonceur, qui était resté pendant les deux premières semaines avant de renoncer, témoigne aussi d’une chute de la performance (moins d’engagements), l’association des posts publicitaires à des contenus antisémites ou du spam qui restent en ligne plusieurs jours après avoir été signalés, et des dysfonctionnements divers de l’interface.
Le lancement du badge bleu payant, très vite interrompu, n’a rien fait pour améliorer l’image du nouveau Twitter aux yeux des marques, puisque celui-ci a donné lieu à des usurpations d’identité aux conséquences parfois désastreuses pour les sociétés concernées…
Insuline gratuite et Mario qui se lâche
A peine 48h après l’officialisation du rachat de Twitter, Elon Musk fait une annonce qui bouleverse le petit univers du réseau social : la certification des comptes, gratuite jusqu’ici, sera désormais payante. Les comptes vérifiés devront verser un abonnement mensuel pour garder le petit badge bleu qui les authentifie. Malheureusement, il y a plus : désormais, n’importe quel compte pourra obtenir le badge bleu en échange de cet abonnement payant, via Twitter Blue. Et cela, sans aucun processus de vérification d’identité.
Mise en place le 9 novembre, la nouvelle version de Twitter Blue à 8 dollars par mois ouvre la boîte de Pandore : une quantité de faux comptes arborant le petit badge bleu parodient Elon Musk et d’autres personnalités, comme George W. Bush et Tony Blair qui déclarent que “tuer des irakiens leur manque“. Un compte se faisant passer pour Nintendo of America publie une image de Mario qui fait un bras d’honneur. Un faux compte Pespi avoue que “le coca est meilleur” et un compte prétendant être Nestlé déclare “on vous vole votre eau pour vous la revendre, lol”.
Mais ce joyeux carnaval ne fait pas rire tout le monde : Elon Musk en premier lieu, qui donne la chasse aux comptes ayant l’outrecuidance de le parodier. Le groupe pharmaceutique Eli Lilly, de son côté, n’a certainement pas apprécié de perdre plusieurs milliards de dollars après qu’un faux compte à son nom a annoncé que “l’insuline est désormais gratuite“. Quand on sait à quel point le prix de l’insuline est un sujet sensible aux Etats-Unis, une telle annonce n’a en effet rien d’anodin.
Le pouvoir de la désinformation sur les réseaux sociaux
Si cette grande (et coûteuse) farce nous fait sourire, elle est aussi une illustration éloquente des ravages que peuvent accomplir les usurpations d’identité et la diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux. Si un simple tweet publié par un compte parodique est capable d’influer sur les marchés et de faire perdre plusieurs milliards de dollars à une société, jusqu’où cela pourrait-il aller si ses intentions étaient véritablement malveillantes ?
Le problème n’est pourtant pas nouveau, et c’est bien pour cela qu’existait jusqu’ici la certification des comptes sur Twitter ! Le badge bleu permettait d’identifier de façon fiable les comptes authentiques des institutions et des figures publiques, qu’il s’agisse de politiques, d’athlètes, d’artistes, de journalistes, etc… Pour Elon Musk, il semble que ce badge ait pour seule utilité de flatter l’ego d’utilisateurs prêts à payer pour l’obtenir (lui apportant au passage un revenu autre que la publicité, car il faut bien éponger sa dette de 13 milliards de dollars)…
Cela ne fait rien pour aider à la lutte contre les fake news et contre les arnaques en ligne.
La “voix du peuple” selon Elon Musk
Mais pourquoi, pourquoi avoir payé 44 milliards pour un nouveau jouet, si c’était pour s’empresser de le casser ? C’est qu’Elon Musk a une mission : ramener la liberté d’expression sur Twitter. Et apparemment, sa vision de la liberté d’expression inclut un relâchement complet de la modération (qui ne sert à rien, c’est évident), et des sondages sur Twitter pour prendre des décisions majeures comme le retour de Donald Trump sur la plateforme ou le rétablissement des comptes suspendus. Et ce, en contradiction totale avec ses engagements pris fin octobre à former un conseil de modération de contenu qui aurait dû, justement, être réuni pour prendre ces décisions.
On pourrait se dire qu’après tout, un sondage qui obtient 15 millions de réponses est peut-être un moyen tout à fait valable de recueillir l’opinion des utilisateurs de Twitter. Sauf que ce type de sondage n’a rien de représentatif, puisqu’il est conditionné par des facteurs qui biaisent le résultat :
Elon Musk dit prendre ses décisions sur la base de sondages qu'il fait sur son compte Twitter. Pour lui, c'est une façon d'écouter "la voix du peuple". Sauf qu'un sondage sur Twitter, ça n'a absolument rien de représentatif et c'est surtout représentatif de la démagogie de Musk. pic.twitter.com/ukl3uoWo70
— Julien Pain (@JulienPain) November 29, 2022
Et surtout, internet n’est pas un espace de non droit : liberté d’expression ne signifie pas liberté de tout dire dans un espace public. La déferlante de propos haineux sur Twitter immédiatement après son rachat aurait pourtant dû faire comprendre à Elon Musk que se débarrasser de ses services de modération n’était peut-être pas la meilleure idée…
On peut aussi s’interroger sur ce que signifie vraiment la liberté d’expression pour le milliardaire, qui, tout en permettant le retour de comptes complotistes et en conversant avec des comptes d’extrême-droite, a commencé en parallèle à suspendre des comptes de journalistes indépendants ou d’activistes de gauche. La liberté d’expression, mais pas pour tout le monde ?
Pas sûr que toutes ces méthodes soient du goût de Thierry Breton qui avertissait le nouveau patron de Twitter au lendemain de son rachat, en réponse à son tweet “the bird is freed” (l’oiseau est libéré) : “En Europe, l’oiseau volera selon nos règles“. Il faisait référence au Digital Services Act qui venait tout juste d’être publié au Journal officiel de l’Union européenne, et qui vise justement à mieux encadrer les comportements des géants du web comme Twitter, Facebook ou Google en appliquant le principe selon lequel ce qui est illégal hors ligne est illégal en ligne.
Elon Musk est-il en train de couler Twitter ?
Ces dernières semaines, c’est une question qui se pose. Pendant que certains se demandent s’ils devraient se tourner vers des alternatives comme Mastodon ou Hive, des spectateurs amusés comparent Twitter au naufrage du Titanic. De quoi ajouter une couche d’ironie à ce tweet d’Elon Musk publié la veille du rachat : “Let that sink in” (en anglais, “sink” peut signifier “lavabo” ou “couler”).
Entering Twitter HQ – let that sink in! pic.twitter.com/D68z4K2wq7
— Elon Musk (@elonmusk) October 26, 2022
Seul le temps nous dira si nous assistons à la fin de Twitter ou bien si, contre toute attente, la “stratégie” d’Elon Musk se révèlera payante.
Mais si Twitter venait bel et bien à disparaître, ce ne serait pas une nouvelle réjouissante. Même si elle était loin d’être parfaite, la plateforme était devenue un outil incontournable pour l’activisme politique et les mouvements sociaux partout dans le monde.
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