La Fabrique de l'Info
Produire l’information en période de confinement 2/3
De l'impact de la crise sanitaire sur l'information
Publié le 13/07/2020 à 16:13 - 6 min - Modifié le 10/07/2020 par simon.magron
Durant cette période de crise sanitaire, certaines professions ont été en première ligne pour nous soigner, nous nourrir, nous permettre de vivre correctement et bien sûr, nous informer. Alors que les informations sur le coronavirus ont envahi notre quotidien, à travers nos télévisions, nos radios, nos réseaux sociaux, il y a, derrière nos écrans et journaux, des journalistes qui ont vu leurs conditions de travail changer du tout au tout, et qui ont dû s’adapter pour continuer de travailler. Changement de format, danger sur le terrain, précarité, pourtant la nécessité d’informer et le sens du devoir sont intacts. Nous avons abordé dans une première partie la pratique des journalistes durant le confinement. Abordons ici les effets de la crise sur la réception et la production et de l'information.
Dans le contexte d’infobésité croissante, et de propagation de fake news, les journalistes ont dû relever de nouveaux défis avec l’épidémie. Comment continuer à survivre lorsqu’on ne peut plus vendre des journaux papier ? Comment informer correctement lorsqu’on fait face à “60 millions d’épidémiologistes” ? Et enfin, quelles conséquences cette obsession médiatique pour l’épidémie a t-elle eue sur notre société ?
Déclin inexorable de la presse écrite Vs Embellie de la radio et de la télévision
Le regain d’intérêt pour la télévision et la radio est vérifiable statistiquement :
- La part du temps d’antenne consacré au coronavirus a quadruplé entre le 15 février et le 29 mars sur les quatre chaînes françaises d’information en continu, comme le montre cette étude de l’INA.
- Depuis le début du confinement, 25 millions de téléspectateurs étaient chaque jour devant les JT des principales chaînes historiques, contre 15 millions l’année dernière à la même période.
- Pendant la première semaine du confinement, l’écoute en ligne des radios d’information a augmenté de 40 %. De manière générale, pendant les deux premières semaines, elle a augmenté de plus de 15 %.
Si cette augmentation s’est faite au détriment de la presse écrite, celle-ci a tenté de répondre par un autre biais. En effet, l’orientation d’une partie du public des journaux vers les consultations et abonnements numériques est apparue à certains comme positive et prometteuse, en plus de la hausse de la presse quotidienne régionale. Dans un article consacrée à la presse imprimée au temps du Corona Virus, Jean Peres, journaliste pour ACRIMED, rappelle les « prix d’abonnement parfois bradés et des accès gratuits fréquents pour tout ce qui concerne l’épidémie. » . Ces constats sont de nature à redonner de l’espoir aux professionnels de l’information : « Il est probable que la bascule du papier vers le web, constante depuis plusieurs années, aura connu là une nette accélération, dont au moins une partie sera pérennisée après le confinement. » témoigne l’un d’entre eux. Mais le problème économique persiste : Jean Pérès, souligne que « cela ne suffit pas, du moins pour l’instant, à combler les pertes dues aux moindres ventes de la production imprimée, et surtout au retrait brutal de la publicité. »
La presse indépendante aussi est contrainte de rendre gratuite la majorité de ses contenus. L’objectif ? Pour Romain Salas, journaliste au magazine Influencia, il s’agit de “fidéliser les abonnés, conquérir de nouveaux publics et présenter la marque média sous des traits compassionnels”. Cela représente pour lui un obstacle considérable dans la lutte pour l’émancipation du journalisme. Il analyse ce phénomène de manière relativement pessimiste : « C’est l’amère ironie de l’histoire : malgré une lutte féroce contre une information gratuite souvent partiale et truffée de publicité, les médias payants se retrouvent contraints d’en adopter les méthodes. »
Un rétrécissement sans précédent du champ de l’information
La fascination pour le phénomène inédit de la pandémie et du confinement , s’est accompagnée d’ un phénomène général d’auto centrisme, accentué par les médias comme le déplore l’anthropologue Didien Fassin : « De ce qui se passe sur la planète ne nous intéresse que ce qui nous parle du coronavirus, c’est-à-dire de nous. Toute l’économie de notre attention est absorbée. C’est là un remarquable paradoxe : au moment où un phénomène global touche l’ensemble de la planète, notre vision du monde s’est rétrécie comme jamais. Nous sommes devenus myopes.» En effet, durant la pandémie, quid de la guerre en Syrie, des oppressions multiples (Ouïghours, palestiniens, musulmans en Inde…), des famines annoncées dans plusieurs pays africains ? Au détriment de tout cela, les médias ont passé leur temps à relater le rapport des occidentaux à l’épidémie, au jour le jour : « Bien au-delà des rubriques ou des émissions qui l’hébergent traditionnellement, ce journalisme se développe dans les bulletins d’info, chroniques, tribunes, revendiquant le partage de conseils en tout genre, et de récits de « vie de confinement » »
Le mécanisme traditionnel de remplissage dans les médias a comme effet un repli sur soi symptomatique : la nécessité d’angles de vues différents, de faire « du neuf » se comble par des reportages dans les rues, parfois vides, de micro-trottoirs, d’interviews parfois dénuées de réel intérêt. Cela permet d’assurer le lien permanent entre le spectateur et l’épidémie, auquel s’ajoute une « myopie » sur le monde extérieur, et surtout paradoxalement sur le « monde d’après » ajoute Didier Fassin.
Réseaux sociaux, Raoult, influenceurs… Des challenges qui perdurent
Sur les réseaux sociaux, le phénomène autour de Didier Raoult montre que la diffusion de l’information est plus organisée que lors des premiers mouvements des Gilets Jaunes. Ainsi, des groupes Facebook rassemblant parfois plus de 200 000 membres, utilisent des modérateurs afin de contrôler le flux de posts. Malgré cela, l’effet “bulle de filtre” fonctionne à plein : tous les articles, vidéos, textes postés vont dans le sens des thèses du Pr Raoult, et les membres du groupe sont confortés dans leur opinion favorable à l’infectiologue marseillais.
Ici aussi, les codes classiques des médias traditionnels sont repris. Ainisi, une interview « exclusive » le 28 mars a été faite avec l’un des proches de Didier Raoult, un autre professeur de médecine de l’IHU de Marseille, Eric Chabrière. Il s’agit là d’un cas très concret de format traditionnel que l’on pourrait retrouver dans les médias.
Il s’avère également que la plupart des créateurs des pages Facebook de soutien au professeur Raoult sont des personnes ayant des compétences dans la communication, la politique et disposent d’un capital social et culturel assez élevé. Le professeur Raoult était donc loin d’être inconnu du grand public et ses nombreuses publications aux éditions Michel Lafont témoignent de la popularité de ce personnage proposant des analyses clivantes sur des sujets de santé et d’environnement. Il s’était d’ailleurs attribué une belle tribune médiatique avec une analyse explicitement climato-sceptique, et donc très polémique, dans le journal Le Point en 2013.
Autant d’éléments de nature à amplifier le phénomène d’héroïsation et d’adoration autour du Pr Raoult et donc aussi, par contrepoids, de méfiance à l’égard du monde politique et du discours officiel allant même jusqu’à la suspicion de complot.
Cependant, cette défiance à l’égard des médias peut être nuancée si l’on étudie avec du recul. Il est clair qu’en période de crise des questionnements réflexifs sur l’information sont nécessaires, en particulier si les mécanismes conduisant à mal informer, voire à désinformer, persistent… En effet, d’après le ressenti de 355 journalistes français interrogés sur l’impact du Covid-19 sur la profession, les fake news ainsi que les e-influenceurs représentent un problème toujours important. Mais on note aussi que ces grains de sable sont moins présents qu’avant dans les rouages médiatiques : les chiffres obtenus après l’étude de Cision tendent à montrer que ces problèmes sont mieux gérés que l’année dernière. Par exemple, la part de journalistes inquiétés par les réseaux sociaux ou e-influenceurs a baissé de 4 points de pourcentage, passant de 29 % en avril 2018 à 25 % en avril 2019.
Pour aller plus loin :
Les journalistes face aux réseaux sociaux ? Une nouvelle relation entre médias et politiques,Valérie Jeanne-Perrier, Edition MkF Paris, 2018. L’ouvrage montre comment les journalistes tentent de conserver l’esprit d’analyse et de recul à l’heure où les médias permettent une proximité toujours plus accrue entre les politiques et les citoyens. Ainsi, il est intéressant de constater en quoi il est difficile de ne pas tomber dans la diffusion directe de messages politiques, favorisée par la rapidité des interactions grâce ou à cause des réseaux sociaux.
Stop aux réseaux sociaux ! : 10 bonnes raisons de s’en méfier et de s’en libérer, Jaron Lanier, De Boeck Supérieur, 2020
Cet auteur américain pionnier de la réalité virtuelle, compositeur, essayiste et chercheur en informatique s’inscrit ainsi dans la lignée des détracteurs des réseaux sociaux qui haussent désormais le ton aux Etats-Unis. Il rappelle dans cet essai le principe de l’individualisation du fil d’actualité qui génère une baisse du nombre d’informations et de repères communs, rendant impossible tout débat politique. Si la littérature concernant le phénomène des bulles de filtres et les chambres d’échos est abondante, Jaron Lanier va encore plus loin dans la dénonciation des affres du monde des réseaux sociaux.
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