Rachel Carson, mère de l’écologie

Itinéraire bouillonnant d’une icône environnementaliste

- temps de lecture approximatif de 10 minutes 10 min - Modifié le 27/08/2020 par Maud C

Rachel Louise Carson est née à Pittsburgh le 27 mai 1907. Sa mère, dont elle est très proche, l’initie à ses deux passions: la nature et à l’écriture. Après avoir obtenu son baccalauréat avec les honneurs, elle décroche une bourse qui lui permet de suivre un master en zoologie à l’université féminine de Philadelphie, à une époque où les femmes ne vont généralement pas dans les grandes universités. En 1935, suite au décès de son père, elle est contrainte d’abandonner ses études de biologie marine pour devenir biologiste aquatique junior au Bureau des Pêcheries, qui est l’actuel Service de la Pêche et de la vie sauvage aux Etats-Unis.

Rachel Carson, Wikimedia Commons
Rachel Carson, Wikimedia Commons

I. L’océanographie : prémices d’un succès international

Avant de devenir, aux yeux de tous, une des théoriciennes de l’écologie aux États-Unis, Rachel Carson a été une biologiste marine reconnue. Cette notoriété lui a permis de populariser auprès du grand public les questions environnementales liées aux mers et aux océans.

Trilogie marine

La jeune biologiste est loin d’abandonner l’écriture lors de ses missions au Bureau des Pêcheries. En juillet 1937, la revue culturelle Atlantic Monthly accepte une version modifiée d’un essai qu’elle avait écrit à l’origine pour son superviseur, qui l’avait jugé de trop bonne qualité pour une simple brochure. Intitulé Undersea  (Le monde sous-marin), l’ouvrage est publié quelques temps plus tard par la maison d’édition Simon & Schuster, impressionnée par l’article éponyme. Ce récit vivant d’un périple sur le fond de l’océan marque un tournant dans sa carrière d’écrivain.

En 1941, Rachel Carson publie un second opus : Under the Sea-Wind (Sous le vent marin), qui reçoit d’excellentes critiques mais a du mal à se vendre. La notoriété de ses articles la mène jusqu’à l’éditeur Oxford University Press, qui lui exprime son intérêt pour un manuscrit sur l’histoire de la vie de l’océan. Ce livre, publié en 1951, a un succès immédiat : quelques chapitres paraissent sous forme d’une série dans le Science Digest et The New Yorker. L’ouvrage, qui clôture la trilogie marine, est traduit en français en 1952: The Sea around us (Cette mer qui nous entoure) devint La mer autour de nous.

Une fresque globale du monde marin

La mer autour de nous parait alors que l’océanographie prend tout son essor dans le domaine des sciences.  Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, il reste encore beaucoup à découvrir sur le monde marin. Les campagnes océanographiques organisées depuis le milieu du 19ème siècle, telle que l’expédition Challenger, menée par le prince Albert 1er de Monaco de 1872-1876,  ont suscité plus de questions qu’elles n’ont apporté de réponses. Etude de la topographie, des courants, identification des nouvelles espèces, localisation de la limite sous laquelle la vie ne pouvait plus se développer… : la période est fertile en découvertes dans le sous-sol marin. L’ouvrage de Rachel Carson est la première synthèse de ces recherches, auxquelles elle mêle sa connaissance de l’histoire et de la vie des océans.

Espace sauvage, vierge, illimité, vaste réservoir de ressources : dans les années 1950, l’Océan est perçu bien différemment qu’aujourd’hui. C’est au démantèlement de cette croyance naïve que s’attèle Rachel Carson, qui déplore le manque de débat et d’information publique sur l’élimination des déchets toxiques, y compris ceux, très dangereux, issus de la fission de l’atome. Une analyse du monde marin ne peut pas être complète sans aborder ce problème inquiétant. La mer autour de nous est donc le livre d’une naturaliste qui décrit de manière émerveillée tout ce qui compose les univers marins, mais avec une dose de pessimisme concernant l’action humaine sur son environnement.

« Il est étrange de penser que la vie a surgi de la mer, et que la mer est désormais menacée par l’une des formes de cette vie. Mais la mer, même si elle est entraînée dans une évolution désastreuse, continuera à exister ; la menace porte plutôt sur la vie elle-même. » Rachel Carson, introduction de La mer autour de nous.

Naissance d’un best-seller

Traduit dans trente langues, La mer autour de nous reste dans la liste des meilleures ventes du New York Times pendant 86 semaines. L’ouvrage reçoit le National Book Award en 1952 et vaut à Rachel Carson deux titres de docteur honoris causa. Elle vend les droits de production pour un film, qui parait en 1953 et obtient l’Oscar du meilleur documentaire. Le succès du livre conduit à la réédition de Under the Sea-Wind, qui devient à son tour un best-seller.

En 1955, elle termine un troisième volume de sa trilogie de la mer, The Edge of the Sea, qui reçoit de très bonnes critiques. Considérée comme un tout, sa trilogie explore l’éventail de la vie marine, du littoral aux profondeurs.

Passé au statut de best-seller, Cette mer qui nous entoure, fait de Rachel Carson une écrivaine de talent. Les droits d’auteur qu’elle perçoit lui apportent une certaine aisance financière, ce qui lui permet de quitter son poste au Bureau des Pêcheries afin de se consacrer pleinement à l’écriture. Elle se lance alors dans un nouveau combat, celui des pesticides.

 

II. La bataille contre le DDT : la consécration d’une scientifique engagée

Derrière le silence des oiseaux

Dès le milieu des années 1940, Rachel Carson s’inquiète de l’usage intensif de pesticides synthétiques et notamment du dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT), un insecticide découvert juste avant la Seconde Guerre Mondiale qui a fait ses preuves contre le typhus. Elle commence à rassembler les pièces d’un dossier composé des récentes découvertes sur les conséquences physiologiques et environnementales du DDT mais aussi de lettres de victimes. Le témoignage qui la marque le plus est celui d’une femme originaire du Massachusetts, Olga Owens, qui a remarqué un lien entre l’utilisation de ce pesticide et la disparition inquiétante des aigles et faucons pèlerins. En 1958, lorsque The New Yorker lui demande un long article, bien rémunéré, sur le sujet, elle envisage d’écrire plus que ce qu’elle avait initialement prévu.

« Plus j’en savais sur l’utilisation des pesticides, plus j’étais horrifiée. Je me suis rendu compte qu’il y avait là de quoi écrire un livre. Ce que j’ai découvert, c’est que tout ce qui comptait le plus pour moi en tant que naturaliste était menacé et que je ne pouvais rien faire de plus important. » Rachel Carson, Printemps silencieux

Au terme de quatre années de travail, en 1962, parait Silent spring (Printemps silencieux), tout d’abord sous forme de série dans le New Yorker puis dans un ouvrage publié par Houghton Mifflin. Ce dernier est traduit en français en 1963.

Un nouveau tournant dans l’histoire américaine de l’environnement

L’œuvre de Rachel Carson s’inscrit dans une histoire singulière de l’environnement aux États-Unis. Marqué par les écrits naturalistes de Jean-Jacques Audubon et la philosophie de Henry David Thoreau, ce pays a inventé au XIXème siècle les parcs naturels. Mais il est également un de ceux où l’industrialisation et l’élevage intensif ont fait des ravages. En s’immisçant dans cette longue généalogie du regard américain sur la nature, Rachel Carson participe activement à la démocratisation de l’écologie.

Surnommée l’« accoucheuse du mouvement écologiste contemporain au États-Unis », sa pensée se concentre autour d’un nouveau paradigme : l’Homme fait partie de la nature et n’en est pas distinct, son impact sur l’environnement est bien plus important qu’on ne le croit. En choisissant de dénoncer les méfaits du DDT, elle s’en prend à l’image d’une agriculture de pointe, à l’avant-garde du progrès et des relations de maîtrise de l’homme à son milieu. Les Américains, qui avaient une vision plutôt positive du DDT, conçu à l’origine pour résoudre le problème de la faim dans le monde, sont très choqués de découvrir que ces « élixirs de mort » ne sont pas des poisons sélectifs et peuvent détruire toutes les vies qu’ils rencontrent.

« A mesure qu’il progresse à son but avoué de conquête de la nature, l’homme laisse derrière lui un impressionnant sillage de destructions, affectant la terre où il habite, et les êtres qui partagent avec lui cette demeure. » Rachel Carson, Printemps silencieux

Des retombées institutionnelles inespérées

Prévoyant d’éventuelles poursuites en diffamation, Rachel Carson et son agent s’assurent le soutien de personnes parmi les plus éminentes afin de faire une relecture minutieuse du livre. Ce travail irréprochable, qui s’apparente aux pièces d’un procès, n’est pas démonté ni par les compagnies chimiques et leurs lobbyistes, ni par le FBI, qui dans le contexte de Guerre froide, recherchent une intelligence avec des agents soviétiques. Les groupes industriels déposent une série de plaintes et déploient de nombreuses brochures de promotion des pesticides, qui ont peu d’effets sur l’opinion publique.

Exempt de toutes accusations sur sa crédibilité scientifique, Printemps silencieux a des retombées médiatiques et politiques inespérées. Alors que les ventes dépassent les 500 000 exemplaires, CBS Reports programme un reportage d’une heure sur le livre. Le 29 août 1962, le président Kennedy constitue un comité pour examiner l’indifférence des entreprises et de l’administration. Il valide les alertes de Rachel Carson sur les risques engendrés par les pesticides. Les audiences marquent la naissance des premières associations écologistes. Elles jouent un rôle majeur dans la création en 1970 de l’Environmental protection agency, équivalent du Ministère de l’agriculture aux États-Unis, qui prononce l’interdiction du DDT dans l’ensemble des États en 1972.

Le 14 avril 1964, dix-huit mois après la publication du livre, Rachel Carson meurt d’un cancer du sein, affection dont Printemps silencieux pointe les liens avec l’exposition aux substances chimiques. Parmi ses nombreux prix et récompenses, elle est décorée à titre posthume de la « Médaille Présidentielle de la Liberté », plus haute distinction civile aux États-Unis, le 9 juin 1980, en reconnaissance de son influence sur le président Kennedy et son rôle primordial dans le mouvement écologiste.

 

III. Rachel Carson : les résonances actuelles

Qu’ils soient éditeurs, documentaristes ou biologistes, la pensée de Rachel Carson tient une place particulière dans leurs choix de carrière et leur implication dans la mouvance écologiste contemporaine.

Baptiste Lanaspeze et les éditions Wildproject

Baptiste Lanaspeze est le fondateur de la maison d’édition indépendante Wildproject, pionnière en humanités écologiques en langue française, qui croise dans son catalogue sciences humaines, sciences naturelles, littérature et esthétique.

Aux fondements de la maison d’édition, en 2008, Baptiste Lanaspeze s’intéresse à Printemps silencieux, qui n’est plus édité ni traduit en français depuis 30 ans. Les droits étrangers étant disponibles, l’ouvrage est le premier publié par Wildproject en 2009, dans la collection Domaine sauvage, aux côtés de Vers l’écologie profonde d’Arne Næss, l’une des premières formulations philosophiques de l’écologie en 1973, directement inspirée par Rachel Carson.

L’éditeur raconte avoir été fasciné par la plume littéraire et la précision documentaire de Rachel Carson, par ses contenus clairs et synthétiques.

« Ce n’est plus seulement de la science, c’est de la poésie. Rachel Carson possède le talent rare d’allier pour le meilleur l’art et la science, et ce livre démontre l’exceptionnelle fécondité d’une telle alliance. » Baptiste Lanaspeze, à propos de l’œuvre de Rachel Carson

En 2009, les ouvrages traitant d’écologie ne se vendaient pas. La philosophie environnementale était considérée comme une curiosité anglo-saxonne. Dix ans plus tard, la scène éditoriale est florissante en France. Et surtout, l’écologie est devenue un problème central, qui reconfigure nos modes de vie. Depuis, Printemps silencieux a été réédité en 2019 et La mer autour de nous a fait son entrée au catalogue la même année. Ces deux best-sellers du milieu du XXème siècle, représentants de l’écologie profonde, tiennent une place centrale dans l’offre de Wildproject. A l’instar de leur aura médiatique, les ventes de ces deux ouvrages ne cessent de croître depuis leur publication.

Daniel Pauly et le groupe de recherche international Sea around us

Daniel Pauly, biologiste franco-canadien, est l’un des grands spécialistes au monde des ressources marines. Nommé professeur des universités à Vancouver, il lance en 1999 le projet Sea around us, qui se donne pour objectif de cartographier les prises de pêche sur tous les océans. Ce travail d’inventaire colossal, lié à la sauvegarde des espèces et à l’impact de l’alimentation humaine, a été baptisé en hommage à Rachel Carson.

« Il me fallut pourtant plusieurs années pour prendre connaissance de La mer autour de nous et des autres livres marins de Rachel Carson. Mais lorsque ce fut le cas […], je réalisai que j’avais trouvé mon héroïne scientifique. » Daniel Pauly, préface de La mer autour de nous

A son tour, Daniel Pauly a continué de briser le mythe « des océans inépuisables » et leurs réserves infinies de poissons, en montrant que nous menions des modes d’exploitation non-soutenables. Il mène une bataille contre les subventions de la pêche et se bat pour la création d’aires marines protégées. Il préconise la création d’un réseau mondial de réserves marines afin de préserver les océans de la surexploitation humaine à effets néfastes.

Classé en 2003 par le magazine Scientific American comme l’un des 50 scientifiques les plus influents de son temps, il est l’auteur de nombreux articles scientifiques et livres autour de la pêche et les différentes espèces de poissons dans le monde. Les éditions Wildproject ont publié en 2019 une biographie de cet éminent chercheur, réalisée par l’océanographe David Grémillet : Daniel Pauly: un océan de combats.

Marie-Monique Robin et le documentaire d’investigation

Marie-Monique Robin, journaliste, réalisatrice et écrivaine, est la seule récipiendaire française du prix Rachel Carson, créé en Norvège en 1991, qui récompense tous les deux ans, une femme s’étant distinguée pour son travail et son implication remarquable dans la préservation de l’environnement.

Elle a notamment réalisé Le monde selon Monsanto : De la dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien en 2008 et Notre poison quotidien en 2010, deux films qui ont donné matière à deux ouvrages publiés aux Éditions de la découverte. Ses travaux valident la thèse de l’aggravation des conséquences des pesticides sur le long terme, prédit par Rachel Carson dans Printemps silencieux. Marie-Monique Robin loue le caractère holistique de sa pensée, sa vision systémique, qui lui a permis de développer le concept de perturbateur endocrinien. Selon elle, Rachel Carson pose la première pierre de la « science citoyenne », en ayant fait appel à la fois à des journalistes, des scientifiques mais aussi à des citoyens, observateurs de la disparition des oiseaux, pour l’écriture de Printemps silencieux.

 « S’appuyant sur des dizaines de rapports scientifiques, l’écrivaine visionnaire pointe du doigt le DDT, qui est extrêmement toxique pour les oiseaux et les espèces aquatiques ; mais aussi d’autres « polluants organiques persistants » auxquels la Convention de Stockolm de l’ONU, ratifiée en 2001, a ajouté les PCB de Monsanto. » Marie-Monique Robin, annexes à Printemps silencieux

Rachel Carson est considérée comme l’une des premières lanceuses d’alerte, un fait remarquable dans l’univers très masculin qu’est la science. En cela, elle s’inscrit dans le courant de pensée de l’éco-féminisme, qui théorise que la destruction de la nature aurait pu être évité si les femmes avaient été davantage au pouvoir ces dernières décennies.

 

Webographie :

-Vidéo Brut : La vie de Rachel Carson, biologiste marin et environnementaliste américaine

-Série de 5 émissions France culture : Avoir raison avec… Rachel Carson de Emmanuel Laurentin

-Page Wikipédia de Rachel Carson

-Biographie Press books: Rachel Carson, biologiste marine et écrivaine (1907-1964)

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