La présence du végétal dans le centre de Lyon

Entretien avec Bernard Gauthiez

- temps de lecture approximatif de 10 minutes 10 min - Modifié le 25/01/2024 par dcizeron

Bernard Gauthiez, professeur d'université en géographie-aménagement, cartographie minutieusement les lieux de l'agriculture et du végétal dans le centre de Lyon. Pour nous, il en retrace l'histoire depuis le XVIIIe siècle. Il nous incite à voir la ville, non seulement comme un espace urbanisé, mais aussi comme un espace agricole et/ou de nature.

La place Bellecour végétalisée lors de l
La place Bellecour végétalisée lors de l'animation Nature Capitale, du 17 au 19 juin 2011, Sylviane Blanchoz-Rhône, BML, P0733 001 00188
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur le sujet du végétal dans la ville ?

J’ai beaucoup travaillé sur la production de l’espace de la ville, en particulier à Lyon : l’urbanisme, les constructions, ce genre de choses, mais il y a un peu plus de 10 ans je me suis dit : “c’est bien joli de travailler sur la voirie, les immeubles… mais le reste”. Comment pourrait-on travailler sur la végétation, l’agriculture liée à la ville ?  C’est un vieux débat chez les historiens des villes. Est-ce que l’agriculture est quelque chose qu’on évacue progressivement ou est-ce qu’il y a une interaction ? Ce serait le même monde mais avec deux facettes différentes. Évidemment c’est ça la réalité mais comment décrire cette réalité et essayer de la comprendre. 

Avec quelles sources avez-vous travaillé, notamment pour les périodes les plus anciennes ?

C’est une question centrale quand on veut faire ce type de travail, et c’est aussi pour ça que je m’y suis mis tardivement. Il faut des sources, forcément. Elles déterminent les moments auxquels où il est possible de reconstituer comment cela se présentait. Lorsque l’on a que des sources trop émiettées dans le temps, pas systématiques, et qui ne permettent pas de couvrir suffisamment l’espace, c’est un peu vain de faire ce travail là. J’aime avoir une couverture à peu près systématique d’un espace donné.

On a, pour le XVIIIe siècle, de très nombreux plans partiels qu’on appelle parfois plans terristes. On a aussi un très joli relevé du centre-ville et du Rhône, daté de 1753, où l’on voit la végétation qui apparaît : les forêts de rive par exemple. Il y a aussi d’autres plans : ceux produits par le département pour l’aménagement des digues de la Croix-Rousse, des plans militaires où il est indiqué en toute lettre vigne, jardin, pré… On a tout même des éléments de compréhension.

Plan général du Bourg de la Guillotière, mandement de Bechevelin en Dauphiné... par…Mornand… Fac-similé par G. Mermet, Lyon, Pelletier et Courbis. Publié par la Société de Topographie historique de Lyon, 1875, BML, 5170.
Et qu’est-ce que ces plans nous disent ?

Déjà, que l’on utilise tout l’espace de façon productive et que ces productions sont proches de la ville. Les jardins où l’on fait pousser les légumes sont collés à la ville, même si, à cette époque-là, on ne mange pas encore beaucoup de légumes. On en trouve à la Guillotière, au sud de la presqu’île, sur les pentes et le plateau de la Croix-Rousse, un petit peu en rive droite et à Vaise. Ensuite on a les vignes ; la plupart du vin consommé localement est produit sur place. Et l’on buvait beaucoup de vin ! La consommation moyenne est d’environ un litre par personne et par jour. Et puis il y avait les prés. Beaucoup de prés. Pourquoi l’on a tant de prés ? Ils étaient probablement des espaces de stockage du bétail avant son abattage dans les boucheries de la ville. Le bétail vient de l’extérieur de la ville et on le fait manger dans les prés en attendant l’abattage. Les terres pour la production de céréales sont plus loin. Il faudrait bien évidemment mettre en parallèle à tout ça, ce que les gens mangeaient, leur régime.

L’espace de Bellecour et celui des Jacobins sont des espaces mixtes. Il y a un peu de construction et le reste, c’est de l’agricole. La source nous dit : “il y a des prés, des vignes et des terres”, simplement elle ne permet pas de déterminer les morceaux des parcelles correspondantes. Mais Les grandes emprises religieuses étaient aussi des domaines agricoles. On se dit : “c’était des couvents, il y avait des cloîtres, des chapelles…” mais en dehors de tout ça, qu’est-ce qui se passait ? Les religieux et les religieuses allaient se promener ? C’est ce que l’on a en tête, mais pas du tout ! Il y a certes un peu d’espaces d’agrément, mais l’essentiel, c’est de la production agricole. Les Chartreux avaient beaucoup de vignes et vendaient du vin en quantité très importante.

Le centre de Lyon est donc encore très agricole au XVIIIe siècle. Qu’en est-il un peu plus tard, au XIXe siècle, avec l’avènement du monde industriel ?

J’ai mis plusieurs mois à reconstituer une carte représentant l’occupation des sols vers 1848. Je pense que c’est le moment de l’apogée du monde agricole. Que remarque-t-on ? Une très forte réduction de la culture des vignes. Probablement parce que l’on commence à boire du vin qui vient d’ailleurs, souvent de meilleure qualité. Ce qui est vraiment intéressant c’est l’agrandissement des espaces potagers. En proportion de la population, il y a beaucoup plus d’espaces potagers. C’est lié, aussi, à l’enrichissement moyen mais également à l’évolution des régimes alimentaires.

On avait alors une économie autour du jardinage qui était une économie extrêmement multiforme, sophistiquée. C’est une époque où les traités sur comment faire son jardin ou comment cultiver se multiplient en grand nombre.

Pour ce qui est des prés et des terres, pas de changements très significatifs. La ville, bien sûr, commence à s’étendre mais on ne sait pas trop ce qui se passe sur ces terrains en attente de construction. En gros on fait des lotissements, mais avant la construction des lots, on a probablement une utilisation des parcelles en jardin. Et puis, il y a ce que j’ai appelé “l’accélération de la domestication du site”. On édifie des quais, le long des fleuves. On a aussi cette grande infrastructure que constituent les fortifications, et le premier chemin de fer au sud vers la vallée du Gier… Enfin dernière remarque, c’est l’émiettement du foncier  consécutif à la Révolution.

 

De quand date le basculement vers une ville qui perd son agriculture ?

Très rapidement après 1848. J’ai réalisé une autre carte ; elle représente l’occupation des sols vers 1862. Vous allez me dire : “c’est très proche”. Mais justement, il s’avère que c’est vraiment très intéressant ! Déjà, ce sont des moments où l’on a l’information. Cela ne veut pas dire que les phénomènes se produisent exactement sur ces tranches chronologiques. Mais quand même, cela ressemble beaucoup au décollage du monde d’aujourd’hui. En quelque sorte, c’est un peu le moment où ça se passe spatialement. Ça bouge très, très vite.

On constate une ampleur nouvelle des infrastructures et la modernisation des équipements. Les chemins de fer, beaucoup d’équipements publics apparaissent : le système de digues au bord du Rhône et de la Saône, les digues au niveau de la Doua et ainsi de suite qui empêchent les inondations et sur lesquelles on fera plus tard les fortifications de Lyon de 1872 et encore plus tard le boulevard Bonnevay. Le quartier au sud de l’actuelle gare de Perrache est conçu comme un quartier industriel, il prend forme. Au centre-ville il n’y a presque plus de vigne. Évidemment, c’est l’effet de la voie ferrée ; on va chercher du vin pas cher dans des régions grandes productrices. D’ailleurs, on va voir l’effet des grandes infrastructures de transport s’accroître le temps passant – et pas seulement pour la vigne !

Digue de la Guillotière, 13 août 1853, BML, MS 6777.
Cela signifie-t-il une disparition complète de cette agriculture ?

Déjà, l’intérêt du site de Lyon, c’est qu’au niveau de Fourvière et des collines, on a une végétation qui ressemble beaucoup aux périphéries plus lointaines simplement parce que ce sont des espaces plus difficiles à investir du point de vue de l’urbanisation. Cela maintient des formes d’occupation des sols qui, sinon, ne se retrouve que beaucoup plus loin en rive gauche : à Gerland, à Villeurbanne, à Vaulx-en-Velin, à Bron…

Un exemple, un peu spécifique mais très étonnant : là où il y a eu la catastrophe de 1930, l’éboulement de la colline de Fourvière, on a l’image d’une zone boisée mais, dans les années 1940, c’était couvert de jardins potagers, des jardins familiaux. C’étaient des tout petits jardins, des tout petits lots. Ça ne paraît pas possible aujourd’hui car c’est un espace qui a été sécurisé, où il y a du béton partout pour tenir le sol, mais peut-être du fait des circonstances de la guerre, il s’est fait ressentir le besoin d’avoir d’autres espace de production de légumes pour les gens. Dans un contexte où l’occupant récupérer tout ce qui pouvait récupérer, on avait utilisé ces espaces en friche. Je ne mesure pas l’influence de la guerre mais elle est certaine.

D’autre part, ce qui m’a frappé en cartographiant des données de 1947, c’est la forte présence, encore, des jardins potagers ou des entreprises de production agricole, des entreprises maraîchères. C’était donc une activité économique qui permettait d’avoir des profits tout à fait significatifs et qui a perdurée longtemps. Pendant longtemps, j’avais dans l’idée que la plupart des groupes d’immeubles construits dans les années 1960-70 avaient pris la place d’installation de type industriel. C’est en partie vrai, mais beaucoup moins que ce que je pensais. Beaucoup de ces groupes d’immeubles, je pense à Gerland par exemple, ont été construits à l’emplacement d’entreprise maraîchère qui avaient tenu le coup jusque-là.

Jardins ouvriers, bastion Saint-Just, Christian Protti, BML, P1222 001 00044.
Ce que l’on pourrait ajouter, c’est une réflexion autour de la végétation et, aujourd’hui, de la place de la biodiversité. Le végétal en ville a changé de nature.

Oui, j’ai remarqué, à ce moment-là [en 1947], un grand développement des jardins d’agrément. Ce développement devient complet à la fin du 20e siècle. Il reste un petit peu de jardins potagers, comme les jardins des pentes de Loyasse qui donnent sur Vaise, mais, en dehors de cela, il n’y a presque plus rien, quelques petites emprises. Si l’on s’éloigne du centre, on en a un peu plus, mais il en reste très, très peu en fait. Tous les jardins potagers ont été remplacés par des jardins d’agrément.

Alors bien sûr, ce n’est pas facile à étudier car ce sont des espaces privés. C’est ce qui fait, qu’il y a un peu plus de 10 ans, quand on a commencé à se poser ces questions, on avait de la connaissance que sur les espaces publics. Les statistiques du Grand Lyon, ce n’était que sur les espaces publics ! Alors c’était évidemment totalement à côté de la réalité. Simplement, il n’y avait pas d’information. Il n’y avait pas eu d’études. Mais maintenant, on commence à avoir de l’information. Il faut se dire qu’on a un niveau de connaissance de la biodiversité urbaine qui est en fait limité. On avance, et on a aujourd’hui des recherches qui ont produit des choses absolument passionnantes.

Et puisqu’on parle d’espaces publics, car ils ont été pendant longtemps les mieux renseignés, la végétation d’agrément s’est également substituée aux espaces agricoles dans ces espaces-là. Le mouvement a démarré dans le courant du 19e siècle avec la plantation d’arbres d’alignement.

Lyon. – Jardin de la Place Raspail. – Statue du Capitaine Thiers des Mobiles du Rhône, BML, CPN6900 001 00070.

Il n’y a jamais eu autant d’arbres à Lyon, depuis la fin du Moyen-Âge c’est évident, mais probablement depuis bien, bien, bien, bien, bien plus longtemps. Tout simplement parce que les espaces agricoles étaient utilisés. Et ce n’est plus le cas. La plupart des squares d’aujourd’hui, dans le centre-ville, datent du second Empire. Il y a aussi les parcs comme Fourvière qui ont souvent pris la place d’espaces qui étaient des espaces de production agricole antérieurement et qui sont devenus des espaces d’agrément dans le courant du 20e siècle, c’est-à-dire des espaces d’abandon agricole. C’est très net.

En 2018, quand j’ai travaillé sur l’état de la morphologie de la végétation – ce n’est pas tout à fait de l’occupation des sols, il n’y avait quasiment plus de jardin potager. Dans l’espace considéré, le centre de Lyon, il n’y a quasiment plus de production agricole. C’est fini on est dans un monde tout à fait différent.

Bibliographie

Entretien réalisé le 30 novembre 2023 lors de la rencontre “La présence du végétal dans le centre de Lyon, pour une perspective historique” à la Bibliothèque municipale de Lyon Part-Dieu dans le cadre des 25 ans du Site historique de Lyon Patrimoine mondial de l’Unesco.

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