Sarah Records 1987/1995 : une certaine idée de la pop
Publié le 28/03/2014 à 00:00 - 8 min - Modifié le 02/02/2022 par pj
Bristol n'est pas que la ville de naissance de Cary Grant ou le berceau du trip hop, elle est aussi l'épicentre galactique d'une pop inimitable et d'un label sans pareil, Sarah Records. Du 2 au 5 mai de cette année, le documentaire My Secret World sera projeté au cours d'un week-end entièrement dédié à ce label mythique.
Anorak city
De ce qui fait la petite histoire de la musique pop, nous nous attacherons donc ici à une certaine esthétique indépendante (indie) à travers l’exemplaire trajectoire du label Sarah Records, dont nous avions déjà parlé ici et d’une poignée de groupes essentiels dans le courant de ce que l’on nomme bien souvent avec condescendance twee pop ou anorak pop.
Commençons par une petite liste non exhaustive des groupes les plus emblématiques et les plus prolifiques du label : Another Sunny Day, Blueboy, Brighter, East River Pipe, Even As We Speak, The Field Mice, Harvey Williams, Heavenly, The Orchids, The Sea Urchins, St. Christopher, The Sugargliders, The Sweetest Ache, Talulah Gosh !, The Wake…
Pop Club
Si le début des années 80 ouvre une nouvelle voie pop, la grande majorité les groupes (ou artistes solo) ne s’inscrivent pas directement dans un quelconque prolongement esthétique du punk, il s’agit avant tout d’une pop mainstream et radiophonique parce que richement produite et richement soutenue par les maisons de disques, les majors (Polydor, Virgin…). qui les signent à cette époque.
Tout comme Cherry Red ou Creation apparus au tournant des années 80 dans l’élan immédiat du post punk et avec l’énergie de ce moment-là, Sarah Records apparait en 1987, soit seulement quelques années après, comme un label pionnier dans la lignée de ces illustres indépendants ; le syncrétisme en moins puisque le label de Bristol ne creusera qu’un seul sillon, tout comme le pont suspendu de Clifton n’enjambe qu’une seule rivière.
Sur le plan strictement musical et pour établir un semblant de généalogie mythologique, il semble inévitable de citer le troisième album du Velvet Underground, puisqu’il contient à lui seul bien plus que les germes de l’indie pop des décennies à venir. Il n’y a qu’à écouter Candy Says, Pale Blue Eyes, Jesus et After Hours qui clôt le disque.
D’une autre façon l’influence des Byrds se fait sentir dans les arpèges de guitares aux sonorités cristallines de la plupart des groupes du label Sarah records. En 1991, dans une interview aux Inrockuptibles, les Field Mice se félicitaient : ” On a aussi parlé d’un croisement entre New Order et les Byrds, ce que nous prenons pour un compliment”. Un raccourci moins subjectif qu’explicite, qui pourrait suffire à décrire aussi la musique des Australiens de Sugargliders, autre chouchou de Sarah.
Citons aussi l’influence considérable des groupes compilés sur la mythique cassette audio C86 publiée par le magazine New Musical Express.
Et plus proches encore, The Pastels, Felt, The Smiths, dans leur toute dimension mélancolique. A la fois Orphée et Narcisse, Morrissey s’impose alors comme le chantre ultime et naturellement après la séparation des Smiths une porte reste entr’ouverte et quelques orphelins stoïques vont faire eux-mêmes et à leur tour puisque c’est le moment « Monter un groupe semble une chose évidente pour un adolescent anglais… C’est une opportunité parmi celles qui se présentent naturellement à lui… »
Vies minuscules
Qu’est-ce qui se joue là qui ne se joue pas ailleurs ? Surprise et répétition dans le flou et l’instable. L’idée d’une certaine pop. L’anecdote comme proposition de réinvention du monde, certes secondaire, mais qui semble toutefois convenir ici en ce qu’elle convoque certains des caractères essentiels de l’histoire du rock et met en jeu la vie intime des individus et des groupes qui la composent.
Glenn Mellia chanteur et guitariste de St.Christopher précise en interview dans les Inrockuptibles en 1991
« L’important est que tous les groupes du label écrivent tous des chansons. Voilà ce qu’il faudrait dire, plutôt que de parler des gens qui écoutent les disques seuls et malheureux dans leur chambre ».
L’esthétique de la twee-pop est un croisement d’influences classiques et post-punk. Les groupes du label partagent donc les attitudes héritées du punk, mais à la réalité immédiatement frontale, brute ou arty, ils préfèrent la romance. Post moderne ou néo classique, cette pop intimiste est une musique existentielle par nature et devient la principale préoccupation de ceux qui la font. Interview des Field Mice aux Inrockuptibles à la sortie de leur album For Keeps en 1991 : « Nous n’avions jamais joué auparavant, nous connaissions tout juste trois ou quatre accords à la guitare. Et puis nous n’avions envie de rien d’autre, je ne voyais vraiment rien de valable à faire de ma vie. »
Et s’il n’y a pas d’hiver, cela n’est pas l’été
Ici l’art de faire, c’est faire soi-même. Clare Wadd et Matt Haynes créent le label pour produire la musique qu’ils aiment. Et puisque “l’individu doit s’occuper du beau” ils confectionnent un catalogue aux couleurs de l’automne ou du printemps. Une musique confidentielle et singulière, comme l’était la manière DIY de produire et distribuer les 45 tours représentant l’énorme majorité des références du catalogue Sarah. Chaque disque pressé est inséré dans une pochette de plastique souple et accompagné d’un mini poster bicolore et naïf représentant le plus souvent un élément de nature ou une vue de Bristol.
L’indie pop avait trouvé ses Marquises, un archipel d’où contempler le monde du rock non pour s’en extraire, mais pour dire, simplement à sa façon, comment il marche. Si “les journalistes des Inrocks ont fait un journal comme on fait un groupe de rock” Clare et Matt ont créé leur label sur le modèle des fanzines. Une approche confidentielle où les idéaux et le spleen font bon ménage. Sur cette base d’ennui et d’envies post-adolescentes, Sarah Records est depuis le commencement et tout au long de ses huit années d’existence un ouvroir domestique de musique domestique.
Aux yeux de certains happy few (sad few ?), le label Sarah représente dès le début sinon le plus parfait des labels pop, en tout cas la plus parfaite représentation d’un idéal pop. Jusqu’à aujourd’hui l’idée fait son chemin. Voici ce qu’écrit Dominique A en 2006 : “…certaines des chansons des Field Mice comptent pour moi plus que n’importe quelle autre des Beatles, des Stones et de tous ces gros machins dont on nous rebat les oreilles depuis des lustres, sous le fallacieux et accommodant prétexte du génie.”
De ce côté ci de la Manche, la première mouture bimestrielle du magazine Les Inrockuptibles arrive à point nommé. Régulièrement les groupes du label viendront hanter joyeusement les pages interviews et chroniques. Toujours vus d’ici et bien entendus, les groupes sont régulièrement adoubés par Bernard Lenoir sur l’antenne de France Inter. Tout comme ils avaient pu l’être par John Peel sur la BBC.
En temps réel, la mesure est prise de ces numéros d’équilibristes ; modestes et ambitieux, épris d’indépendance diy et parfois frustrés, « Nous ne pouvons plus accepter d’enregistrer des disques bouts de ficelle pour réduire les coûts de production […] j’espère que nous allons trouver un label indépendant un peu plus robuste… »
Souris puisque c’est grave
D’abord un duo et une poignée de chansons, puis le groupe généralement le moins ignoré du label, les londoniens The Field Mice. Avec deux mini tubes à leur actif If You Need Someone et Sensitive. Dominique A témoigne “Sensitive, chanson Noisy pop, comme on disait alors, de poche, hymne à la fragilité adolescente (douze ans après le Teenage Kicks des Undertones, la frustration adolescente s’était muée en résignation assumée).” Ici le groupe en live.
St. Christopher ne réalisera qu’un seul mini album sur Sarah, révérencieusement titré Bacharach publié au mois de mai 1990, idéal de pop précieuse aux sonorités cristallines dont les huit titres initialement gravés sur ce 25 cm n’ont jamais été réédités sous leur format original. Rarement l’onirisme fugace du groupe n’aura été aussi éclatant. Glenn Melia crooner pas si fluet que ça, dont les mélodies réverbérées à outrance évoquent davantage Sott Walker période Boychild (1969) et les sonorités 60’s à la manière des faux frères Walker emmenés par le grand Scott lui-même – influences revendiquées et semble t-il préférées par le chanteur-guitariste. Jouant sur des cordes sensibles, All O A Tremble ou You Deserve More Than A Maybe, déchirantes déclarations chantées d’une voix plaintive dont l’onirisme fragile est souligné par les arpèges répétitifs en écho.
Une douce violence permet encore aux deux comparses de saborder le projet aussi simplement qu’il l’avait initié (“Nothing should be forever. Bands should do one single and then split-up…)”. Manifeste à l’appui, ils mettent définitivement un terme à cette belle histoire. Dans le New Musical Express du 28 aout 1995 parait comme un avis de décès A Day For Destroying Things, l’annonce qui met un terme définitif à l’aventure intime du label bristolien.
Peu après la fin de “l’épopée” Sarah, le label Shinkansen est créé par la même Matt haynes en 1996. Une postérité qui va permettre à plusieurs groupes (Blueboy, Harvey Willams) de publier encore quelques disques dans le même esprit et dans les mêmes conditions.
Le temps des cerises
Un disque à plus d’un titre remarquable, la compilation Air Balloon Road Sarah 545 (1991), première référence du label à être gravée uniquement sur l’aluminium d’un disque compact et aussi sans doute l’expression la plus achevée du label puisqu’elle rassemble en 23 titres, quelques uns des premiers 45 tours estampillés Sarah.
Sur ce site (en anglais) consacré à la twee pop une présentation générale et discographique du label.
Ici un article de Pitchfork consacré à la twee-pop
Un site non officiel qui propose de façon minimale une discographie complète ainsi que les pochettes des disques référencés.
Ici et toujours en anglais, une présentation détaillée des 50 premiers singles du label.
Un micro-évènement prévu pour le début de l’année prochaine puisque que le premier livre consacré au label (en anglais) devrait être publié dans la très jolie collection 33 1/3 de l’éditeur britannique Bloomsbury
Et puis parce certains univers se rejoignent parfois, Elizabeth Price ex chanteuse et guitariste de Talulah Gosh ! a reçu en 2012 le prestigieux Turner Prize récompensant son travail d’artiste vidéaste.
Enfin pour la petite histoire, puisqu’il n’est question que de ça, s’est tenu pour la seconde fois en 2013 à Bandung en Indonésie, à l’ouest de Java un festival de pop indonésienne, véritable hommage au mythique label de Bristol…
“…undoubtedly the greatest record-label that’s ever existed, despite what everyone tells you.”
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