Contre-culture

La musique gothique

- temps de lecture approximatif de 16 minutes 16 min - par lola

Royaume-Uni, fin des années 70, la vague punk fait déjà frissonner les esprits depuis le milieu de la décennie. Une partie de cette contre-culture se tourne alors vers une forme plus sombre : le mouvement gothique.

cc by Rick Webb
cc by Rick Webb

La musique gothique prend ses racines dans des courants de littérature et de cinéma bien précis. C’est le cas du cinéma d’épouvante, notamment celui des années 30 comme Dracula de Tod Browning ou encore Frankenstein de James Whale… Côté littérature, c’est le romantisme noir qui habille les bibliothèques des gothiques. Edgar Allan Poe comme figure emblématique, un poète névrosé puisant dans son mal-être pour produire des écrits entre le morbide et la mélancolie.

Ces inspirations donnent lieu à des textes extrêmement référencés, leur donnant parfois un côté élitiste provoqué par un intellectualisme à outrance. Aussi considérés comme plutôt individualistes dans leur manière de voir le monde, ils évoquent généralement leur malheur, leur désarroi, leur mal-être… Sous ces airs pédants et égocentriques, cette nouvelle mouvance alternative a tout de même permis de grosses avancées en matière d’inclusivité dans le rock. Si la vague punk avait déjà mis les femmes sur le devant de la scène musicale, elles sont pleinement représentées chez les gothiques. La notion de genre commençait aussi à être remise en cause dans ces milieux. Sûrement dans une volonté de ne pas se mettre dans des cases, la binarité homme-femme était souvent questionnée.

Le refus des étiquettes, c’est ce qui explique pourquoi la plupart de ces artistes refusaient de s’apparenter au mouvement. Ils veulent à tout prix se différencier, se mettre à l’écart, tout en cherchant à se rassembler. Ils sortent dans les mêmes endroits, arborent un look similaire : allure androgyne, maquillage blafard, coupe de cheveux exubérante, noir sous les yeux, sur leurs habits…

Contexte d’une société en crise

Comme pour la vague punk, le contexte social et économique a une grande importance dans l’arrivée du mouvement gothique en Grande-Bretagne. Conservateurs au pouvoir depuis le début des seventies, coupes budgétaires dans le domaine de la culture, montée du chômage… Autant dire que l’arrivée de Margaret Thatcher en mai 79 finit d’achever le moral de la jeunesse britannique qui s’enfonce dans un pessimisme ambiant.

Signes d’une nouvelle ère

Il est difficile de s’accorder sur un point de départ du mouvement gothique, mais il existe quelques éléments faisant office de symbole.

6 août 1979

Sortie du premier single de Bauhaus, « Bela Lugosi’s Dead ». Morceau qui ne marquera pas seulement les débuts de ce groupe et la découverte de son chanteur Peter Murphy, mais également les débuts d’une nouvelle forme de rock, plus théâtrale, plus sombre.  Ce single évoque la mort de Béla Lugosi, acteur connu pour ses nombreuses interprétations de Dracula, ici incarné par Peter Murphy. Il conte donc sa propre mort, et clame par la même occasion son éternité. Au-delà du texte traitant de l’horreur vampirique, sujet caractéristique du courant gothique, c’est la voix lugubre de Peter Murphy, embrassant une ligne de basse prenant le dessus sur les quelques riffs de guitare électrique, qui posèrent les bases de ce nouveau rock.

19 mai 1980

Une année plus tard, le suicide de Ian Curtis sonne l’alarme d’un profond désespoir et mobilise toute une génération. Plus tôt, en 1976, un groupe de New Wave venu de Manchester se formait : Joy Division. Seulement deux albums ont été produits sous ce nom avant la mort de Ian Curtis, mais un mythe s’était créé. Celui d’une musique torturée, teintée de dépression, d’angoisse, de frustration et de déception. Son décès prématuré annonce qu’une musique plus froide, plus maussade allait voir le jour.

21 juillet 1982

Nous y sommes, un nom est mis sur le rock gothique, et l’ouverture du mythique club londonien « The Batcave » concrétise ce mouvement. Créé par Jon Klein et Olli Wisdom, faisant eux-mêmes parti du groupe Specimen, le club verra passer des icônes de ce mouvement. Siouxsie Sioux, Robert Smith, Nick Cave, Lydia Lunch pour n’en citer que quelques-uns, tous s’y retrouvent… La machine est lancée, la musique gothique est au cœur des milieux undergrounds.

Et avant eux ?

Un petit retour en arrière s’impose pour connaître les influences des premiers groupes gothiques. Si le mouvement s’est cristallisé au Royaume-Uni, c’est des groupes américains des années 60-70 qui vont lancer une première pièce dans cette machine.

The Doors, groupe entre le rock psychédélique et le blues rock, semble déjà initier les débuts d’un rock plus sombre. Formé en 1965, le groupe ne tarde pas à se démarquer complètement des formations psychédéliques de l’époque. Certes, on reste sur un groupe issu du mouvement hippie, mais certains textes de Jim Morrison, empreint du cynisme des États-Unis de la fin des années 60 feront écho à la future génération gothique des années 80. C’est le cas de “The End“, un long adieu glaçant de presque 12 minutes ; un autre de leurs morceaux “You’re Lost Little Girl” sera repris plus tard par Siouxsie and the Banshees… La singularité de Jim Morrison a sans nul doute ouvert une première porte vers une musique plus lugubre.

Le mouvement gothique retient également deux personnalités venues du Velvet Underground : Lou Reed et Nico. Formé dans les années 60, le groupe dénote également du mouvement hippie avec des morceaux aux thèmes plus durs, plus crus. Encouragé par Jim Morrison, Nico sortira par la suite un album solo, “The Marble Index“, abordant le suicide, la solitude, le désespoir. Son changement de trajectoire fera d’elle une référence ainsi qu’une inspiration dans ce milieu.

Et pour en citer un dernier, Suicide, duo de rock minimaliste sous synthétiseur. Formé en 1970, ils sortent leur premier album éponyme en 1977. Comme pour les groupes cités précédemment, leurs textes évoquent pour la plupart une nostalgie s’inscrivant dans la continuité d’une tristesse générationnelle. Mais la noirceur et la mélancolie, Alan Vega et Martin Rev l’apportent d’autant plus via leurs mélodies austères et répétitives. Pas de guitare, de basse ou de batterie, mais une Electronic Body Music apportant à leurs textes toute leur singularité et leur froideur.

C’est tous ces groupes, écoutés par les futurs acteurs de la musique gothique, qui vont les inspireront et les pousseront à s’exprimer à leur tour, et feront de cette noirceur leur marque de fabrique, d’une manière plus explicite et incisive.

Différentes formes de rock gothique

Post-punk

C’est donc à partir des années 80 que le rock gothique commence à affluer, particulièrement en Europe. Dans un premier temps, l’ère post-punk s’impose et prend un virage plus radical et plus obscur que les intenses années punk.

On découvre une floppée d’artistes tout aussi singuliers les uns que les autres : parmi eux, Virgin Prunes. Originaire de Dublin, le groupe se fait remarquer tant par sa musique provocatrice et délurée que par ses performances scéniques lugubres et uniques.

Boys Next Door, plus connu sous le nom de The Birthday Party qu’ils adopteront par la suite, est le premier groupe de Nick Cave. Ils se forment en 1978 et produisent un premier album “Doors, doors” une année plus tard, dont nait “Shivers“, un morceau marquant tant par sa mélodie que son texte aussi touchant que la voix tremblante du chanteur. Mais c’est l’atmosphère mêlant tragique et comique des prochains albums de The Birthday Party qui les feront remarquer sur la scène gothique, notamment leur single “Release The Bats” sorti en 1981.

Venue de Berlin, Nina Hagen est une artiste qui laissera une marque dans les esprits de tous ceux qui l’on écouté un jour. Puisant dans tous les univers : punk, reggae, hip-hop, funk, certains de ses morceaux sont également intensément gothiques. C’est le cas d'”Antiworld“, premier titre de son album “Nunsexmonkrock” publié en 1982. Sa voix se tordant entre des grognements, des pointes aigues le tout sur des percussions grondantes, donne au morceau une allure parfaitement glauque et envoutante.

Cold wave

Dans la continuité du post-punk, un versant plus froid et minimaliste voit le jour : la cold wave.

Si le premier album de Siouxsie and the Banshees, “The Scream“, est encore bien ancré dans ses racines punk, le second,Join Hands“, influencera conséquemment la scène cold wave. Plus lent, plus atmosphérique, tout comme la voix pesante de sa chanteuse, c’est cet album qui placera le groupe sous l’étiquette gothique. Plus largement, Siouxsie Sioux s’élèvera de son côté comme une icone du mouvement de par son look, son attitude.

Moins punk, plus ténébreux, The Cure prend également place dans le sillage cold wave, qu’ils inaugurent par une trilogie d’albums : “Seventeen Seconds” en 1980, “Faith” en 1981 et “Pornographyen 1982. Robert Smith, leadeur et chanteur du groupe, sombre doucement dans la noirceur qui domine cette suite d’album. Une trilogie qui restera culte dans le monde gothique, et dans celui de la musique dans sa globalité.

À travers une musique plus pop, The Chameleons, groupe britannique formé en 1981, puise dans le folklore gothique via des sonorités plus douces et mélodieuses. Si les mélodies semblent plus gaies, les textes gardent cette froideur et ce désespoir propre a cette nouvelle scène musicale.

Heavenly voice

Dans le même temps, une nouvelle façon de poser sa voix va voir le jour : l’heavenly voice. Un mélange de dream pop et de cold wave sur base d’une voix flottante, éthérée. Des caractéristiques bien particulières qui apporteront beaucoup à la musique gothique.

On retrouve évidemment des groupes signés chez 4AD, label précurseur de ce sous-genre. Les premières années des Cocteau Twins incarnent parfaitement cette facette obscure, notamment leur premier album sorti en 1982 : “Garlands“. La voix puissante et singulière d’Elizabeth Fraser, les mélodies presque angoissantes, et l’esthétique sombre qui se dégage du projet s’inscrivent clairement dans la mouvance du rock gothique.

Toujours chez 4AD, on découvre à cette même époque Dead Can Dance et les prouesses vocales de Lisa Gerrard et Brendan Perry. C’est grâce à leur deuxième album sorti en 1985, “Spleen and Ideal“, que le public va s’intéresser au duo. Le groupe joue sur d’intenses réverbérations de leurs voix sur des mélodies à base de synthé, de violoncelle et de trombone, donnant une allure presque mystique à leurs morceaux. S’ajoute à cela une forte inspiration baudelairienne, autre poète torturé chéri du mouvement, Dead Can Dance coche toutes les cases.

Dans une ambiance totalement différente mais qui s’inscrit également dans cette nouvelle vague : Lowlife, groupe britannique mêlant post-punk et dream pop pour un résultat vaporeux et mélancolique. Des miséreux, des ratés, des dégénérés, c’est à peu près la définition que l’on peut donner au terme anglais lowlife. “Permanent Sleep/Rain“, leur premier album, propose une suite de morceaux respectant quasiment tous le même schéma : la voix caverneuse de Craig Lorentson contant la vie d’un lowlife sur une ligne de basse profonde et puissante.

Dark wave

Le terme n’est pas inconnu des années 80 puisqu’il était d’ores et déjà employé pour des groupes tel que Xmal Deutschland, qui produira d’ailleurs l’EP “Incubus Succubus” en 1982 dont le single éponyme deviendra un incontournable de la mouvance gothique.

Mais c’est l’Allemagne des années 90 qui constituera la figure de proue de la dark wave. Une décennie de rock gothique est passée et une partie des auditeurs s’ennuient des groupes déjà bien installés sur le devant de la scène musicale. La dark wave allemande va alors provoquer une sorte de revival à la musique gothique en en reprenant les codes, mais en poussant les curseurs. Encore plus théâtral, encore plus ténébreux, encore plus intense, mêlant électro, métal ou encore pop.

C’est dans un premier temps le groupe Das ich qui incarne ce renouveau du rock gothique. Formé en 1989, c’est leur premier album, “Die Propheten” sorti en 1991 qui les démarque de la scène gothique déjà existante. Ils ne cherchent pas à faire dans la subtilité, on est dans le cynisme pur et dur. Au-delà de l’Allemagne, ils vont s’imposer sur toute la scène gothique européenne, marquant les esprits avec leurs morceaux aussi menaçants que leurs styles.

Si la musique gothique ne connait plus la postérité qu’elle avait il y a quelques dizaines d’années, elle n’est pas non plus morte avec les années 2000. Une multitude de sous-genre s’y sont même raccrochés, qu’ils soient considérés comme légitime ou non par les gothiques de la première heure.

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