Un corps puis une voix : un parcours en trois points
Rendons Grâce à Jones
Publié le 19/10/2020 à 08:09
- 11 min -
Modifié le 31/05/2023
par
Eric
Grace Jones est une personne étonnante, elle semble avoir tout vécu. Fidèle à elle-même, et décidée à saisir tout ce qui passe à sa portée. Elle s’est souvent trouvée au bon moment au bon endroit. New Yorkaise, Parisienne, Jamaicaine… Mannequin, comédienne, chanteuse, hédoniste, copine… Elle impose et s’impose. Elle rebondit, s’adapte. Intransigeante, jugée agressive par certains, elle refuse d’être enfermée dans un rôle. Au fil de rencontres déterminantes, elle a réussi à construire une carrière musicale étonnante et une image publique multiple : androgyne, forte, agressive, lascive. Une personne qui s’assume et assume. Un parcours parfait, fait de liberté et d’opportunisme assumé, avec la musique toujours présente…
Ebony Woman de Billy Paul
Beverly Jones nait en 1948 à Spanish Town en Jamaïque. Elle quitte les Caraïbes lorsqu’elle a douze ans pour rejoindre ses parents aux USA. A l’adolescence, elle s’échappe de l’emprise religieuse pesante de sa famille. Elle se fait d’abord connaitre sous le nom de Grace Mendoza. Elle étudie le théâtre à l’université et devient comédienne. Puis se voit contrainte, pour des raisons économiques de trouver une activité plus rémunératrice. Elle est tour à tour Gogo danseuse, secrétaire, modèle pour une revue noire, mannequin…
Dans ses mémoires elle passe très rapidement sur une audition en tant que chanteuse pour les producteurs Kenneth Gamble & Leon Huff. Ces deux-là sont pourtant des légendes et les futurs créateurs du Philly Sound au sein du label Philidelphia Internationnal. Ils firent connaitre Harold Melvin, O’Jays, MFSB…
Mais l’audition se passe mal, celle qui est devenue Grace Jones explique : “A l’époque, je pensais ne pas avoir de voix. J’y suis allée en ne sachant absolument pas à quel point cette audition était importante. Je ne me voyais pas comme une chanteuse, puisque ce que je voulais vraiment être, c’était comédienne. J’ai complètement raté mon audition”. “Un ou deux ans plus tard, ils ont connu un énorme succès avec la chanson interprétée par Billy Paul : «Me and Mrs Jones», qui n’avait rien à voir avec moi ou mon audition ratée. Entre temps, un de mes tout premiers boulots alimentaires en tant que mannequin m’a fait apparaître sur la pochette de l’album de Billy Paul, Ebony Woman”.

Premiers disques : Trilogie Tom Moulton
Arrivée à Paris au début des années 70, Grace Jones est d’abord mannequin. Sa personnalité atypique lui permet d’être recrutée par un petit label Beam Junction. En 1975, elle enregistre deux chansons pour un 45t. Elle écrit elle-même les paroles sur des musiques composées par Pierre Papadiamandis. Celui-ci est surtout connu comme le compositeur d’Eddy Mitchell. Mais il a également composé pour Johnny Hallyday, Céline Dion… Ce premier 45t a peu de succès en France. Mais le morceau titre “I need a man” est envoyé a New York, par les agents de Grace Jones pour être remixé par Tom Moulton.
“I need a man” – Grace JONES
Pour ceux qui ne le connaissent pas, Tom Moulton est le créateur des premiers mix-disco (et des premiers EP 12 pouces). C’est-à-dire qu’il est le premier à allonger les chansons dansantes pour les rendre plus longues que le Radio edit habituel. Pour cela il étire les intros et les parties instrumentales ou mélange plusieurs morceaux. C’est ce qu’il fit par exemple avec les trois premières chansons d’un disque de Gloria Gaynor. Qui fut transformé en un seul morceau ininterrompu de 19 minutes. Au désarroi de celle-ci, car le chant perdait sa place au détriment de l’accompagnement musical. Mais les danseurs adoraient. Il n’y avait plus de rupture de rythme ou de coupures, ni d’élan brisé. Ils pouvaient enfin s’abandonner au groove et à la danse.
En exemple la chanson Boogie Wonderland d’Earth Wind & Fire remixé par Tom Moulton. Cette chanson fut refusée par Grace Jones, qui explique : “Je n’y croyais pas. Pouvez-vous m’imaginer chanter «Boogie Wonderland»? Absurde. Cette chanson a besoin d’une Tinker Bell scintillante pour la chanter, et je suis beaucoup plus une sorcière”
“Boogie Wonderland” – Eath, Wind & Fire
La chanson “I need a man” de Grace Jones passe ainsi de « 3mn24 à 7,30 mn et le titre se retrouve en tête du Billboard Hot Dance Songs. “Tom a remixé ces chansons pour qu’elles soient plus new-yorkaises et vibrantes qu’elles ne l’avaient été en français. Pour qu’elles rejoignent le son fondu du disco, qui est un peu mathématiques, très organisé à sa façon, et créent l’ambiance adéquate dans les clubs. Tom a mixé les chansons à New York pendant que j’étais à Paris. Et d’un seul coup, j’entends que j’ai commis un tube dance. Je n’avais même pas écouté ce qu’il avait fait. Je n’ai rencontré Tom que lorsque je suis venue à New York, alors que la chanson faisait un carton dans les clubs”.
Grâce à cela Grace signe un contrat d’enregistrement et Tom Moulton, promu producteur réalise les trois premiers albums de Grace Jones à Philadelphie. Il recrute les mêmes musiciens que Gamble & Huff et produit des disques, qui sont des mélanges de disco, de succès de Broadway et d’influence française. Grace Jones devient une icône disco new yorkaise. Chacun des trois albums possède son lot de hits dance, qui vont permettre à la Diva Jones d’affiner son personnage.
“Do or die” – Grace JONES – 3 : 22
Les pochettes des trois premiers albums de Grace ont été réalisées par Richard Bernstein. Ce dernier est un proche d’Andy Warhol. Et il est le photographe du magazine d’Andy Warhol : Interview. Dans les années 70, il fut même appelé le Starmaker, car être photographié par lui était signe de reconnaissance. Pour les couvertures d’albums de Grace Jones, le photographe met en avant le coté mannequin de la chanteuse, et colore l’image. Ainsi selon Jones : “Sur les pochettes de mes albums disco, on me coloriait en vert, bleu marine, anthracite, si bien qu’à la fin, on ne pouvait pas savoir de quelle couleur j’étais.”



Dans les années 70, la rock music était un genre vénéré par les critiques musicaux. A l’inverse le disco, et ceux qui en écoutaient étaient ridiculisés voire méprisés. Ce style musical était vu comme un sous genre commercial et sans finesse, qui n’avait aucune valeur culturelle ou artistique. “C’est l’industrie blanche et hétérosexuelle de la musique qui en a fait ce qu’il est devenu en le coupant de ses racines noires et homosexuelles, en lui enlevant toute sa brutalité et sa volatilité… C’était au même titre que le punk, un assaut contre la ringardise et l’étroitesse d’esprit du rock”
“La vie en rose” – Grace JONES
Les trois premiers albums de Grace Jones sont donc produits par Tom Moulton et sont édités par le label disco Beam Junction. Ce label est la propriété des managers de Grace Jones Sy et Eileen Berlin. Mais Grace Jones est avide de changement : “Le disco m’emprisonnait à l’intérieur d’une pièce dont les murs se resserraient autour de moi et j’avais peur d’y rester enfermée… J’avais un but propre et voulais essayer d’autres portes, d’autres routes, d’autres recettes”
Blackwell, Jamaique et reggae : Trilogie Compass point
Vers la fin des années 70, Chris Blackwell rachète les droits discographiques de Grace Jones qui devient ainsi une artiste du label Island. Lui aussi est jamaïcain. En 1959 il a créé une maison de disques (Island) afin de faire connaitre la musique de la Jamaïque. Par la suite son label grandit, signe des futures gloires internationales telles que Bob Marley, Cat Stevens, Free, King Crimson, Roxy Music, U2… Mais en cette fin de décennie il vient de faire construire un studio le Compass Point à Nassau (Bahamas).
Chris Blackwell a plusieurs fois expliqué comment il avait recruté un ensemble de musiciens hétérogène pour son studio : “Je voulais un mix très jamaïcain, un groove organique, avec un truc technologique tout nouveau. J’ai contacté Wally [Badarou] et il s’est révélé être un génie dans ce qui est devenu le groupe Compass Point All Stars […] dont le noyau était Sly & Robbie, Wally, Mikey et Sticky Thompson. Puis est arrivé Barry Reynolds, le guitariste de Marianne Faithfull, qui a apporté une dimension rock au groupe. Il se composait de différentes histoires, divers styles, le rythme du reggae, l’énergie du rock, et la nouvelle composante électronique venant d’un type qui possédait des origines africaines et un toucher européen”.
“Private life” – Grace JONES
La première tâche du Compass Point All Stars est l’enregistrement du 4ème album de Grace Jones. La légende veut qu’une photo d’elle en taille réelle, bras croisés et regard intransigeant, trône dans le studio. Devant cette photo, les musiciens se découvrent, improvisent et composent…
Ensuite Grace Jones vient enregistrer sa voix sur les musiques : “Etant donné que j’étais encore à la recherche de ma voix, les sessions de Compass Point ont été fondamentales en ce qu’elles m’ont fait comprendre qu’il ne servait à rien d’essayer de chanter dans la tonalité générique de la radio. Chris souhaitait que je fasse des tubes, mais je savais que chanter de la même façon que les autres chanteuses ne me convenait pas. […] Il voulait simplement que ma voix soit forte […] Ma voix, a moitié chantée, a moitié parlée, était exactement ce qu’il fallait. [Avec cet orchestre], j’ai trouvé ma place. Je me suis aperçue que ses composantes jamaïcaines s’accordaient à ma voix jamaïcaine”.
“I’ve seen that face before (Libertango)” – Grace JONES
C’est par ailleurs à la même époque que Grace Jones rencontre et collabore avec le français Jean Paul Goude. Il est publiciste et directeur artistique de la revue Esquire à New York. Ensemble ils modifient l’image publique de la chanteuse, cultivant l’aspect tribal-moderne-agressive de la chanteuse. Mais en aucun cas celle-ci ne se voit comme l’objet ou la muse de Goude, pour elle : “Je n’aimais pas vraiment cette idée de muse, qui donnait une impression de passivité, de détachement… Je n’envisageais ma collaboration avec les artistes que sur un pied d’égalité. Ce qui m’intéressait, c’était de faire partie du processus et non de servir de décoration”.
“Nightclubbing” – Grace JONES
Jean Paul Goude réalise les pochettes de cette période. Bien avant Photoshop, il découpe, déchire, recompose et modèle les images. C’est ce qu’il appelle la French Correction. Le corps de Grace Jones devient ainsi le terrain d’expérimentation de Jean Paul Goude. Un corps « bigger than life », une espèce d’objet érotique futuriste et support des fantasmes du designer français. Une femme inaccessible et androgyne qui l’établisse en tant qu’icône pop. Elle écrit : “C’est à travers l’image que Jean Paul a donnée de moi, sa façon de m’imaginer comme un fantasme réaliste, que les gens ont vraiment pris conscience de mon existence en tant qu’être original”. Et a la différence des albums précédents, Jean Paul Goude lui rend également son identité, sa couleur : “J’étais noire, mais pas noire ; femme, mais pas femme ; américaine, mais jamaïcaine ; africaine mais science-fiction”. Ensemble ils construisent donc ce personnage qui sera décliné au fil des concerts, des magazines, des publicités, du cinéma.



Trois albums sont enregistrés à Compass Point : Warm Leatherette, Nightclubbing, Living my life.
Enfin c’est avec les musiciens de Compass point, que Grace Jones adopte cette approche vocale unique : cette voix à la fois froide, détachée et puissante, comme un mix entre David Bowie et Marlene Dietrich. Par ailleurs sa personnalité musicale et artistique évolue également. Elle passe de chanteuse de disco underground New Yorkaise à une fusion de styles mêlant le rock, le reggae, la chanson française, la new wave. Elle reprend ainsi : Iggy pop, Higelin, les Pretenders, Roxy Music, Astor Piazzolla, Sting, Bill Withers… Les musiciens du Compass Point All Stars composent également pour elle. Et c’est cette mixité, typique du début des années 80 qui lui apporte une reconnaissance populaire.
“Pars” – Grace JONES – 4 : 51
Ainsi Grace Jones était un corps, elle devint une voix.
La biographie officielle de Grace Jones : “Je n’écrirai jamais mes mémoires”
Livres sur Jean Paul Goude
Un portrait de Grace sur Next
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