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Muzak for the masses

- temps de lecture approximatif de 4 minutes 4 min - Modifié le 21/08/2023 par GLITCH

« Nous sommes spécialistes d’une musique perçue à des fins de non-divertissement.. Toute forme d’art exige une participation intellectuelle ou émotionnelle. C’est exactement le contraire que nous faisons. Nous la jouons de telle sorte que vous l’entendez, mais sans l’écouter"

C’est ainsi qu’un cadre de Muzak présentait en 1978 l’activité de son entreprise. Car si le terme muzak désigne aujourd’hui une musique d’ambiance, d’ascenseur ou de galerie marchande, Muzak (avec une majuscule) désigne historiquement une société américaine de… Bah oui de quoi d’abord ?
De management sonore, de design comportemental, de programmation musicale .. ?
Un peu de tout ça.

Musique comportementale

George O. Squier (1865-1935) était un militaire et ingénieur. Il a d’abord mis au point un système de diffusion sonore par le réseau électrique domestique (sans passer par les ondes radio). Il baptise en 1934 son activité « Muzak ». Le nom et la société perdureront jusqu’en 2011, date du rachat de la marque par Moodmedia.

Au début des années 30, Muzak travaille surtout sur la diffusion de musique d’ambiance dans des lieux commerciaux.

Puis la société va diversifier son activité vers le monde du travail. La standardisation de la production industrielle est au cœur de la révolution fordiste depuis les années 1910. Cette rationalisation de la production appelle aussi logiquement une standardisation de la main d’œuvre.

Le Dr Harold Burris-Meyer réalise pour Muzak une étude sur les effets de la musique en usine. A la croisée de la psychologie comportementale et du monitoring sensoriel, Burris-Meyer cherche à modéliser un conditionnement sonore susceptible de

« contrebalancer et influencer les rythmes naturels du corps humain. Des études ont montré que la production des employés diminuait à certains moments de la journée, avant et après le déjeuner, par exemple ».

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Muzak va alors développer des modules instrumentaux de 15 min, basés sur une augmentation de la stimulation sonore. La « courbe de progression du stimulus » est supposée contrecarrer cette baisse tendancielle de productivité du salarié tout au long de la journée. Les morceaux peuvent être des compositions originales, ou des reprises. Ils sont élaborés suivant plusieurs paramètres : tempo et rythme, type et nombre d’instruments. Chaque morceau est diffusé à un horaire spécifique, censé correspond au rythme biologique standard du salarié.

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Une séquence “stimulus progression” Muzak de 15 min :


Plus de détails sur l’oeuvre et la postérité de Burris-Meyer dans Control : comment s’inventa l’art de la manipulation sonore de Juliette Volcler.

Place au design sonore

Muzak a fait rentrer la musique dans l’ère industrielle, en appliquant au sonore des présupposés behavioristes dont la naïveté le dispute au cynisme. L’auditeur de muzak n’en est pas un : c’est un collectif moyen, censé répondre de façon uniforme à une stimulation inconsciente.

Ce documentaire assez incroyable de 1978 brosse un beau portrait d’époque des acteurs de Muzak : médecins, psychologues, ingénieurs, dirigeants.. et gentils cobayes.

Aujourd’hui, le sound-management du salarié façon Muzak a vécu. Mais si la prescription collective de musique au travail a disparu, le self-management sonore se propose à la place. De nombreuses applis ou plateformes de streaming offrent d’ambiancer votre labeur. Au bureau ou en télétravail, des playlists élaborées d’après vos habitudes d’écoute garantissent une working-mood aussi inspirante que bienveillante. Puisqu’on vous dit que c’est même le number one productivity booster.

Plus actuel, moins directement corporate, le design sonore a pris ses quartiers dans le marketing et la mode du nudge (incitation douuuce..). Le pschitt de votre soda et le bip de votre lave-linge, le clap de votre portière de voiture ou la bande son de votre blockbuster font l’objet d’intenses calibrages et recherches… Oui, tous ces sons ont une histoire, une raison de sonner qui doit beaucoup à la psycho-acoustique (et on s’y penchera sans doute un jour).
En attendant, c’est l’un des objets d’un autre passionnant ouvrage de Juliette Volcler : L’orchestration du quotidien : design sonore et écoute au XXIè siècle.

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